Saint-Jérôme, le 2 décembre 1884
Une offre alléchante ne se refuse pas. Mais pareillement aux bonnes actions que l’on nous réserve, il faut se demander ce qu’elle cache.
Angélique Labelle, la mouman du curé de Saint-Jérôme, s’affairait à frotter et cirer les bottines de son fils. Elle frottait aussi les taches de sauce et autres dégoulinades sur la soutane du dimanche qu’Antoine ne portait que pour les cérémonies religieuses de grand apparat ainsi que pour les réceptions officielles à caractère social et séculier. Le curé de Saint-Jérôme avait deux autres soutanes d’usage courant; l’une pour les exercices usuels de son ministère; l’autre pour ses courses en forêt et ses voyages dans les chemins du Nord. Ce dernier vêtement était régulièrement placé dans le panier à couture afin d’y raccommoder les accrocs et autres déchiquetures.
— Mère, n’oubliez pas de brosser mon chapeau de castor! lança Labelle de son bureau.
Il mettait la dernière main à quelques notes au cas où il serait invité à prendre la parole à l’assemblée politique qui se tiendrait au village, dans moins d’une heure. Propret de la tête aux pieds, presque élégant en tenue de cérémonie, le curé Labelle enfila un magnifique manteau en serge noire, garni d’une doublure composée de minces peaux de loutre. Il avait longtemps porté un capot de fourrure, mais lorsque son poids avait dépassé les trois cents livres, il avait dû renoncer aux pelleteries extravagantes, car sa démarche prenait alors des allures éléphantesques.
Le curé Labelle marcha d’un bon pas, canne à la main, du presbytère jusqu’à l’hôtel Barcelo. Arrivé en face de l’auberge, il se fraya un passage à travers un attroupement de conservateurs d’extrême droite venus chahuter l’orateur principal à ce rassemblement politique, l’honorable J.-A. Chapleau, secrétaire d’État dans le cabinet fédéral. Ces ultramontains, qui grelottaient devant l’hôtel Barcelo, ne pardonnaient pas à Chapleau, ex-premier ministre québécois, d’avoir trahi les catholiques d’ici après avoir soutenu une loi sur l’instruction publique qui favorisait l’éducation laïque.
Labelle se situait bien au-dessus de toutes ces arguties fanatiques. Chapleau était son ami, et il n’avait de comptes à ne rendre à personne.
— Que faites-vous ici? lança un ultramontain agacé par la présence du prêtre. Vous êtes acoquiné avec Honoré Mercier, et vous osez venir écouter cet apostat qui se moque des valeurs traditionnelles de notre peuple.
— Je vous reconnais bien là! Commencez donc par laisser de côté vos querelles politiques et vos chicanes religieuses. Ainsi, nous pourrons réaliser des choses utiles, car ce sont des extrémistes comme vous qui mettent en danger nos valeurs traditionnelles, répliqua le curé de Saint-Jérôme en tournant le dos aux protestataires.
Lorsque Labelle arriva dans la salle de conférence, située à l’arrière de l’hôtel, l’orateur achevait son discours. Dans une envolée typique des politiciens à l’éloquence affectée, les mots du tribun jaillirent en d’étranges rafales lorsqu’il promit le financement, par son gouvernement, de la construction du chemin de fer du Nord, jusqu’à Sainte-Agathe, dans un premier temps; puis, dans une deuxième phase, jusqu’à la Chute-aux-Iroquois. Gavé de promesses dorées, l’auditoire se leva d’un bon et acclama le conférencier par une salve d’applaudissements qui se répercuta jusque dans la rue.
Le secrétaire d’État sortit par une porte de côté et disparut dans un petit salon où l’attendait un groupe de conseillers.
— J’ai aperçu le curé Labelle dans la salle, dit Chapleau. Allez le retrouver et amenez-le-moi ici. Vous me laisserez seul avec lui. J’ai à lui parler d’une affaire personnelle.
— Vous savez qu’il travaille main dans la main avec Honoré Mercier, le chef de l’opposition à Québec, dit le directeur de cabinet du secrétaire d’État. Ce prêtre est un courtisan du Parti libéral et un acolyte de son chef.
— Je sais ça mieux que vous tous. Labelle est un ami de longue date. Je le connais bien. Je vais lui faire une proposition qu’il ne pourra pas refuser et qui devrait agacer Mercier au plus haut point. Je sais ce que je fais.
Une demi-heure plus tard, le curé de Saint-Jérôme retrouva son ami Chapleau qu’il n’avait pas revu depuis plusieurs mois.
— J’ai été heureux de vous entendre dire que le prolongement du chemin de fer était votre priorité, souligna Labelle. Vous savez que c’est une question de vie ou de mort pour tous les Cantons du Nord.
— Je sais, je sais… Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je voulais vous rencontrer. Souvenez-vous, l’année dernière, vous aviez attiré mon attention sur l’avenir de la colonisation dans une région qui vous tient tant à cœur. Vous proposiez alors d’aller en France et en Belgique pour attirer des colons à s’installer dans les Cantons du Nord. Nous devons tout mettre en œuvre, avez-vous dit, pour attirer en ce pays des immigrés français de manière à compenser l’exode des Canadiens français aux États-Unis. Je vous propose, aujourd’hui, une mission officielle en France et dans certains pays que vous jugerez opportun de visiter. Le secrétariat d’État défrayera tous les frais de voyage, y compris un substantiel viatique qui viendra agrémenter votre séjour.
— Vous me prenez un peu au dépourvu, dit Labelle. J’ai toujours rêvé, c’est vrai, de me rendre dans les vieux pays, mais là… comme ça, je ne sais pas. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de voyage. Je ne saurais trop par quel bout commencer.
— Ne craignez rien. J’ai pensé à tout. Vous pourrez vous faire accompagner d’un secrétaire de mission qui vous servirait au besoin de cicérone. Si vous n’avez personne en vue, je peux vous suggérer l’abbé Jean-Baptiste Proulx. On me dit qu’il s’ennuie beaucoup comme aumônier chez les sœurs du Bon-Pasteur, à Montréal. Faites le nécessaire et je m’occupe du reste.
— Tout ça est bien beau, mais je n’ai jamais mis les pieds en France. Comment voulez-vous que j’y rencontre de futurs immigrants?
— Vous retrouverez, à Paris, le commissaire général du Canada en France, Hector Fabre, un bon ami à moi. Je lui ai longuement parlé de vous. Il sera ravi de vous recevoir et de vous présenter ceux qui s’intéressent à l’avenir de notre nation. J’ai moi-même fait deux voyages à Paris ces dernières années, et j’ai rencontré plusieurs personnalités qui s’intéressent à notre province. À chaque occasion, dans des conférences ou des conversations privées, j’ai raconté tout ce que vous aviez réalisé pour attirer des colons dans les Cantons du Nord de Montréal. Vous êtes plus connu à Paris que vous ne l’imaginez.
— C’en est assez pour aujourd’hui! J’en suis encore tout étourdi. J’ai combien de temps pour vous donner une réponse?
— Avant Noël, si possible.
Le curé de Saint-Jérôme acquiesça en croisant les doigts. Il ne voulait pas rater sa chance de réaliser un vieux rêve, mais les tracasseries préparatoires l’inquiétaient.
Chapleau invita le curé à se joindre à un dîner que des organisateurs politiques avaient commandé pour souligner la présence, à Saint-Jérôme, du ministre et député du comté de Terrebonne. Labelle refusa l’invitation parce qu’il avait trop de détails à régler, dans l’heure, et trop de choses à faire jusqu’à Noël. Cela n’était pas sans le contrarier. Il aurait bien aimé se mêler aux politiciens de la région autour d’une table bien garnie. Surtout qu’il avait, enfouies au fond de sa poche, quelques notes écrites le matin même, et il n’aurait pas dédaigné livrer son laïus et recevoir, en retour, une bonne salve d’applaudissements.
Labelle rentra au presbytère en début de soirée. La proposition de Chapleau l’enfonçait dans une songerie profonde. Aussi le sommeil fut-il lent à venir. Sur sa table de chevet, il laissa brûler une grosse bougie pour chasser la nuit. Au matin, la chambre était pleine de la clarté blafarde de l’aube naissante.
Après deux jours de réflexion, il n’avait toujours parlé à personne de la proposition de Chapleau, pas même à sa mouman ou au vicaire Pelletier. Il voulait prendre le temps de protéger ses arrières afin d’éviter une annonce prématurée et il lui restait des questions à trancher avant de prendre une décision.
Montréal, le 4 décembre 1884
Le curé de Saint-Jérôme se réjouissait de la proposition de Chapleau de faire appel à l’abbé Jean-Baptiste Proulx comme secrétaire de mission. Anciens élèves en théologie du Petit Séminaire de Sainte-Thérèse, à une quinzaine d’années d’intervalle, les deux prêtres se connaissaient bien et se respectaient mutuellement.
Labelle alla frapper à la lourde porte cuirassée de l’asile Sainte-Darie, rue Fullum, converti en prison de femmes sous la haute garde des sœurs du Bon-Pasteur. L’abbé Proulx y occupait les fonctions de chapelain depuis quelques mois seulement. Auteur, grand voyageur, professeur et homme de grande culture, il se laissa facilement convaincre de quitter sa geôle pour accompagner le curé de Saint-Jérôme en Europe.
— Aussitôt que la date est déterminée, je suis prêt à partir dans les heures qui suivent, dit l’abbé Proulx. Je suis ravi. Nous ferons ensemble un très beau voyage.
— J’en suis certain, dit Labelle. Lorsque le ministre Chapleau m’a suggéré de vous proposer ce voyage, il m’a laissé entendre que vous n’étiez pas heureux de jouer les aumôniers.
— Je vous avoue que ce n’est pas tous les jours facile d’exercer mon ministère dans un endroit pareil.
— Je suis curieux… Dites-moi, entre confesseurs, de quels péchés s’accusent ces pauvres filles enfermées ici entre quatre murs?
— De… mauvaises pensées.
— Bon! Je comprends… Revenons à notre affaire, dit Labelle. Je vous confirme le tout d’ici peu, et nous prenons rendez-vous.
Le vendredi, les Chambres ne siégeant pas, Honoré Mercier rentrait à Montréal, le plus souvent la veille, et il passait la journée au comité central du Parti national, rue Saint-Jacques. Il en profitait pour tenir conciliabule avec ses principaux conseillers et recevoir des représentants des sociétés d’affaires ou religieuses. Son temps était compté. Le curé Labelle n’avait pas d’audience privée pour ce vendredi, mais cela n’allait pas l’arrêter.
Le curé de Saint-Jérôme arriva au 46 rue Saint-Jacques un peu avant midi. La secrétaire à l’accueil le fit languir dans une petite salle d’attente sombre et exiguë. Il s’impatienta avec humeur. Il voulait parler à Mercier tout de suite. Cela ne pouvait pas attendre.
Mercier était en entretien avec son argentier, Ernest Bigot, lorsqu’il reconnut la voix de son ami Labelle, dans l’antichambre. Il se précipita aussitôt dans le vestibule:
— Vous, ici? Quelle bonne surprise! dit Mercier. Venez, je suis justement en délibération avec Bigot. Nous allons discuter de politique.
— J’aimerais mieux vous parler en tête à tête, répondit Labelle, qui ne blairait pas le collecteur de fonds du Parti, «ce petit bossu au regard louche», comme il l’appelait.
— Soit, suivez-moi, dit Mercier en l’emmenant dans un bureau abandonné.
— Voilà, dit Labelle. Chapleau me propose une mission en Europe pour attirer ici des immigrés français ou belges qui pourraient choisir de s’installer comme colons dans les Cantons du Nord. C’est une offre des conservateurs d’Ottawa, et je me sentirais bien ingrat d’accepter un tel projet sans obtenir votre approbation. Je continuerai de travailler à vos côtés, peu importe ce qui arrivera, mais les conservateurs, au Québec, vont probablement tenter d’utiliser ce geste pour vous causer des embûches politiques. Ils savent que je suis de votre bord.
— Ne vous inquiétez pas. Acceptez ce mandat et tâchez de ramener le plus possible de futurs colons francophones. Ne vous bâdrez pas des retombées politiques de ces trucs à la Chapleau. J’en ai vu d’autres. Je saurai bien m’en occuper en temps et lieu. Faites un beau voyage et rencontrons-nous à votre retour.
Satisfait et rassuré, le curé de Saint-Jérôme rentra chez lui, et le soir même il écrivit à Chapleau.
Saint-Jérôme, le 4 décembre 1884
Monsieur le ministre,
J’accepte votre proposition de mission en Europe. L’abbé Proulx et moi-même attendons de vos nouvelles. Nous serons prêts à nous embarquer dès le mois de janvier ou à votre convenance.
Antoine Labelle, curé