Chapitre 19

Saint-Jérôme, le 2 décembre 1885

Accablées de ragots et de potins, les femmes de mœurs légères pèsent lourd sur la réputation d’un village.

À peine rentré au presbytère, après sa messe du matin, le curé Labelle reçut la visite d’Émilien Marcil. L’homme était un fidèle pratiquant, très soucieux de la bonne réputation de sa paroisse. Fervent catholique, c’était aussi un ancien marguillier et un ami de Labelle.

Émilien avait été cultivateur à Sainte-Scholastique. À la suite d’un accident de cheval qui l’avait laissé à demi paralysé, il avait vendu sa ferme et s’était installé à Saint-Jérôme. Il passait ses grandes journées à jouer aux dames et à échanger des potins avec le chef de gare. Pendant ce temps, sa femme allait cueillir des fraises en juin; des framboises en juillet; des bleuets à la fin d’août. Une fois que les fruits de la saison étaient épuisés, elle se carrait dans sa berceuse, près du poêle à bois, et tricotait sans fin d’interminables foulards qui ne servaient à personne.

Marcil avait un secret embarrassant à révéler à Labelle. Il craignait la réaction de son curé. «On sait jamais avec lui… C’est le genre d’information qui risque de provoquer sa colère», se disait-il. Il tenta de tourner la langue sept fois dans sa bouche avant d’engager la conversation, mais il eut du mal à faire le compte.

Je suis venu prendre de vos nouvelles, dit Émilien sans trop de conviction. Je me suis dit: ça va bientôt être les fêtes de l’Avent, il va sans doute être bien occupé, je vais en profiter pour le saluer sans trop le déranger.

Je vais bien, dit Labelle. Toi aussi, il me semble. Comment va Albertine?

Albertine?

Albertine, ta femme.

Ah oui! Vous voulez dire: la «pauvre Albertine»! Elle s’ennuie beaucoup depuis que j’ai vendu la ferme. Surtout de ce temps-ci, alors que la cueillette des petits fruits est terminée.

T’as bien l’air penaud. Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi?

Oh, pour moi, non! Je pense surtout à la paroisse… et aux honnêtes paroissiens. Avant que les mauvaises langues se mettent à ravitailler les conversations de nos paroissiens au sujet d’un scandale qui risque de salir la bonne réputation du village, je pense que c’est mon devoir d’ancien marguillier de vous informer de ce qui se passe sur le quai de la gare de Saint-Jérôme.

Voudrais-tu être plus clair?

Voilà! Les deux sœurs Fleurquin que vous connaissez, j’en suis sûr, voyagent beaucoup sur le train entre Saint-Jérôme et Montréal.

Rien de surprenant dans tout ça…

Le problème, c’est qu’elles se rendent jamais jusqu’à Montréal… Elles s’arrêtent à la première station, attendent le train de retour et débarquent à Saint-Jérôme, dans les heures qui suivent.

Où est le scandale? Est-ce qu’elles refusent de payer leur passage?

Bien sûr que non! Elles payent leur dû sans rechigner. Ça me chicote de vous raconter en détail ce qui se passe durant leur déplacement. C’est une question délicate.

Tu me racontes tout, ou tu fermes ta boîte. J’ai pas de temps à perdre, dit Labelle, contrarié par les atermoiements de Marcil.

J’ai pas l’habitude de ce genre de racontars. Il faut quand même que vous sachiez que Camélia Fleurquin et sa sœur Délima, qu’on appelle «La Plus Belle», rencontrent des hommes sur le quai de la gare et les accompagnent dans le train. Là, elles se cachent dans le wagon des fumeurs et elles font des choses qu’on m’a colportées, mais que je peux pas répéter.

Qui ça, «on»? Et de qui ce «on» tient-il tous ces potins?

C’est le vieux Barthélemy Charron, le chef de gare. Dans son office, il est bien placé pour voir ce qui se passe sur le quai. Puis il y a aussi des voyageurs qui viennent lui raconter les histoires du fameux wagon des fumeurs. Il m’arrive de jouer aux dames avec Barthélemy, et c’est comme ça que j’ai appris ce que je viens de vous dire. Je peux pas m’aventurer plus loin.

— Qui, à part toi, est au courant des indiscrétions du chef de gare?

— À ma connaissance, personne. C’est un secret entre Charron et moi, quand on fait la parlote après une partie de dames. Vous êtes la première et la seule personne à qui je parle de cette affaire.

— Je ne veux pas que cette médisance se répande dans la paroisse. Imagines-tu la réputation de Saint-Jérôme si une histoire pareille se propageait dans tout le canton? C’est une honte! Il faut étouffer l’affaire avant qu’elle aille trop loin. Si Charron t’a fait des confidences, il peut en faire à d’autres. Mets ta bougrine. Tu m’accompagnes. Je vais aller fermer la trappe à ce chef de gare un peu trop bavard.

Boiteux depuis son accident, Marcil peinait à suivre le curé dans le raccourci qui menait du presbytère à la gare. Il neigeait légèrement, et les deux hommes arrivèrent presque en même temps au quai où quelques voyageurs en partance attendaient le prochain train.

Labelle scruta les visages dans l’espoir inavoué de reconnaître sur place les sœurs Fleurquin. Les racoleuses ne faisaient pas de recrutement sur le quai, ce jour-là… trop froid, ou trop tôt. Quand le curé et Marcil pénétrèrent dans la salle d’attente de la gare, deux vieilles femmes se chauffaient près du poêle à charbon, ce qui écartait, pour l’heure, toute activité de racolage.

Le chef de gare Charron sortit de son bureau et alla à la rencontre de son ami Émilien. Mais il sentit la soupe chaude quand il aperçut le colosse en soutane qui le regardait d’un œil menaçant.

— Bonjour monsieur le curé, dit Barthélemy. Je suis heureux de vous rencontrer.

— Oublions ton bonheur, dit Labelle. Viens dans ton coqueron, j’aimerais qu’on se parle entre quatre z’yeux.

Les trois hommes s’enfermèrent dans le bureau de Charron.

— Dans l’affaire des sœurs Fleurquin qui fréquentent le wagon des fumeurs quand elles prennent le train, Émilien me dit que tu es bien informé de ce qui se passe, commença le curé. J’ai deux questions à te poser à ce sujet. D’abord, de qui tiens-tu ces cancans? Ensuite, à combien de personnes as-tu bavassé ce que tu sais?

— J’suis pas un bavasseux, se défendit le chef de gare. J’ai placoté avec Émilien, pas plus. Pour le reste, j’invente rien. Je l’ai appris des commis-voyageurs qui prennent souvent le train et des hommes de bois qui font des petits voyages à Montréal, de temps en temps.

— Et qu’est-ce qu’ils racontent, tes informateurs?

— Que les sœurs Fleurquin sont très accommodantes. Elles sourient aux hommes qu’elles croisent sur le quai de la gare… Ça, je le vois, tous les jours, par la bay-window de mon office. Ensuite, quand elles montent dans le train, elles s’enferment, à tour de rôle, dans le wagon des fumeurs avec un passager choisi dans le lot. Les autres attendent en ligne, comme au confessionnal… Je m’excuse, monsieur le curé!

— Continue! dit Labelle, choqué par la comparaison.

— Une fois dans le wagon fumeur avec le voyageur choisi, la femme pousse le loquet de la porte et les voilà tous les deux enfermés pour un bon moment.

— Et après?

— Après… je sais pas. Il faudrait demander à un passager qui a vécu l’expérience.

— Et le trainman, dans tout ça, qu’est-ce qu’il fait?

— Il vérifie les billets ou collecte les passages. J’ai entendu dire aussi qu’il fermait les yeux sur le wagon fumeur… peut-être pour quelques cennes en échange.

— C’est un vrai scandale! Vous me comprenez bien, tous les deux? Cette histoire ne doit pas sortir d’ici. En attendant, je me charge du reste.

— Je veux bien me taire, dit Émilien. Mais comment faire cesser ce manège?

— Je vais demander, par écrit, à la compagnie Occidental de faire surveiller le wagon des fumeurs sur la ligne Montréal - Saint-Jérôme.

Ébranlé par la révélation d’une histoire aussi scabreuse, du moins en apparence, le curé de Saint-Jérôme prit le chemin du presbytère en se demandant quelle mesure il pourrait bien prendre pour mettre fin à cette indigne pratique. Chemin faisant, il se fit quelques réflexions: «Je ne peux pas, c’est sûr, exiger des sœurs Fleurquin de cesser de visiter le wagon des fumeurs lorsqu’elles prennent le train. Encore moins leur demander ce qu’elles font dans un wagon de fumeurs si elles ne fument pas elles-mêmes. Aussi, je me vois pas en train de discuter avec Délima et sa sœur, sur le quai de la gare, au vu et au su de toute la paroisse. Donc, pas question. Si seulement elles venaient se confesser de leur vice, je pourrais leur donner comme pénitence de ne plus prendre le train. Mais voilà! Je les ai jamais vues au confessionnal. Elles jugent peut-être qu’elles ne commettent pas de péchés…»

Installé à son bureau, Labelle alluma sa pipe et tira de sa réserve de papier fin fourni par monsieur Rolland une feuille avec en-tête destinée aux fins de la correspondance officielle. Il écrivit:

Saint-Jérôme, le 2 décembre 1885

Compagnie Québec, Montréal, Ottawa et Occidental

To whom it may concern…

«Je dois bien leur écrire en anglais, à ces messieurs de la compagnie, pensa-t-il, si je veux qu’ils comprennent quelque chose… Au fait, pourquoi les ennuyer avec cette histoire? Pour qu’ils concluent que le curé Labelle n’a rien d’autre à faire que de s’occuper de bagatelles qui se déroulent dans les wagons des fumeurs? Et si la lettre finissait par tomber entre les mains du député ou d’un ministre, ça ne ferait pas très sérieux. Et moi qui compte sur leur appui pour prolonger le chemin de fer du Nord jusqu’à Sainte-Agathe, puis jusqu’à la Chute-aux-Iroquois… Allons, oublions ça!»

Labelle rejoignit sa mère et son homme de confiance, Isidore Martin, dans la cuisine. La mouman avait cuisiné pour le repas du midi une chaudronnée de soupe aux choux et un ragoût de pattes de cochon. Le curé finit sa soupe d’une vibrante lampée et attaqua un juteux pied de porc enroulé dans une couenne grillée. Puis, il retira la serviette glissée sous son col romain et repoussa son assiette.

Dis-moi, Isidore, tu connais bien les sœurs Fleurquin… Tu les rencontres sur le quai de la gare, chaque soir, quand tu vas à la malle. Quelle opinion as-tu de ces deux femmes? Qu’est-ce que les paroissiens racontent à leur sujet?

Ce sont deux belles femmes, et bien distinguées… Elles sont très aimables et me saluent quand je les croise à la gare. J’ai toujours entendu de bonnes paroles à leur sujet. Moi, je les aime bien, mais je pense que je suis trop vieux pour leur conter fleurette.

Toi, mouman, que penses-tu de ces deux sœurs? As-tu entendu des propos qui circulent sur leur compte?

Je ne vois pas ce qu’on pourrait dire de mal de ces deux femmes. Elles tiennent bien leur place. Je les vois, le dimanche, à la messe et nous causons parfois sur le perron de l’église. Il y en a une des deux, je crois que c’est la plus âgée, qui se joint à la chorale de la paroisse lors de certaines fêtes.

Le curé Labelle se retira lire son bréviaire.

«Un beau snoreau, cet Émilien! Il a cru les commérages du chef de gare, son partenaire de parlote: une équipe de colporteurs de ragots qui se racontent des histoires pour se montrer intéressants. Mais si cette histoire du wagon des fumeurs est complètement inventée… ces deux cancaniers doivent bien rire de moi, aujourd’hui! Puis, si c’est vrai… Tant pis!»