Chapitre 20

Montréal, le 10 février 1886

Les vertus mystérieuses du hasard ne s’expliquent ni ne se justifient. Elles sont laissées au bon plaisir de Dieu et cela suffit.

Le curé Labelle débarqua à Montréal au lendemain d’une tempête de neige qui laissa pas moins de quinze pouces de neige dans les rues, les cours, sur les perrons et le toit des maisons. Tout le monde répondait à l’appel de la pelle: les jeunes en congé d’école, les vieux au cœur encore solide, et même des femmes, veuves ou célibataires, qui, privées de bras mâles, s’époumonaient à repousser la muraille de neige dressée devant leur porte.

Le curé de Saint-Jérôme monta dans une carriole de poste. La voiture était munie d’une carrosserie improvisée pour protéger les voyageurs des rigueurs de la saison. Mais la course s’effectua au ralenti à cause des ornières de neige et du poids du passager. Labelle descendit au cabinet de lecture de la paroisse Notre-Dame, en face du Séminaire de Montréal, qui était le lieu du tirage des lots de la Loterie nationale de Colonisation prévu en ce mois de février.

Le moment était critique. Restait à savoir si l’engouement pour les jeux de hasard se poursuivrait dans les mois à venir. Rien de moins certain. Le bordereau des tirages se maintenait dans le rouge. L’idée d’une loterie nationale appartenait au curé Labelle, mais sa gestion ne dépendait pas de lui, elle était confiée à n’importe qui.

Dès le début des années 1880, Labelle avait tenté par tous les moyens d’obtenir le soutien nécessaire pour financer la colonisation. Il avait fondé la Société de colonisation du diocèse de Montréal, espérant empocher assez d’argent pour couvrir les frais d’établissement des nouvelles paroisses. Trouver des sous pour bâtir des églises et des couvents sur des terres de roches tenait du prodige. Même louable, le projet était casse-cou. Les ouailles étaient démunies et les zélateurs insoumis.

Labelle s’était toujours opposé aux subventions aléatoires de l’État. Pour lui, le colon n’avait pas besoin d’aide pour réussir, il avait juste besoin des secours de la Providence… et du hasard. Le curé de Saint-Jérôme avait alors proposé de créer une loterie indépendante des gouvernements, mais appuyée par le peuple des villes et des campagnes. L’Assemblée législative s’était prononcée en faveur, mais les ultramontains et les protestants anglais avaient jugé le procédé immoral. La vertu avait triomphé pour un temps. Le Conseil législatif avait refusé, à trois reprises, d’entériner le projet de loi. Belote et rebelote, trois ans plus tard, le curé Labelle avait sorti ses gros canons, puis tiré à boulets rouges sur les conseillers récalcitrants. Enfin, la Chambre haute avait accepté, en 1884, d’adopter le projet de loi et on avait imprimé cent mille billets à un dollar chacun.

Aujourd’hui, c’était le grand jour du tirage, et la quatrième pige au sort depuis juin 1884. Pour les infatigables rêveurs qui se prêtaient au jeu du hasard, c’était un moment où scintillaient la fascination de l’argent et les pépites d’or des grandes espérances. La sélection des gagnants était entre bonnes mains: le curé Labelle, directeur de la Loterie, S.E. Lefebvre, secrétaire, et Charles-Henri Guimond, agent général. Le notaire Émile Potvin, quant à lui, veillait à ce que le tirage se déroule dans les règles de l’art.

— Avons-nous vendu assez de billets pour garantir le paiement des cinquante mille dollars en prix? demanda Labelle.

— D’après mes calculs, nous allons enregistrer un déficit d’environ mille piastres, lança le secrétaire. Mais nous ne pouvons donner des prix que dans la proportion des billets vendus, et l’on continuera, après le tirage d’aujourd’hui, la vente des billets qui nous restent. Les autres prix seront distribués lors d’un tirage subséquent. Les porteurs de billets qui auront participé au premier tirage participeront également au second tirage. Ils auront donc deux chances au lieu d’une.

— Mon Dieu que ça paraît compliqué! J’aimerais savoir ce qu’en pensent le notaire et notre agent chargé de la vente des billets.

— Nous devrions procéder comme convenu pour cette fois-ci, dit monsieur Guimond. Nous nous ajusterons dans un prochain tirage.

— Mille piastres de déficit, c’est pas la fin du monde! déclara le curé.

— Ne perdons pas de temps, ajouta le tabellion Potvin. Nous avons près de deux mille prix à donner. Le temps presse, si nous voulons finir le tirage avant la fin de la journée.

Tout le monde se mit au travail, autour d’une immense boîte dans laquelle étaient rassemblés des milliers de petits billets aux numéros pleins d’attentes indécises et d’appétits inconnus. Il incombait au créateur de la loterie de tirer le numéro chanceux du gros lot d’une valeur de dix mille dollars. Comme la loi était assortie d’une clause restrictive selon laquelle les prix offerts en loterie ne devaient pas consister en argent sonnant et trébuchant, l’heureux élu se vit donc octroyer une ferme de douze arpents sur vingt dans le comté de Rouville. Des centaines d’autres prix comportaient des immeubles, un peu partout en ville, des centaines de montres en or et en argent et mille services à thé d’une valeur de cinq dollars chacun.

— Ouf! Nous avons fait du bon travail! lança le notaire. Le tirage s’est déroulé en bonne et due forme. N’oubliez pas qu’il est interdit de fournir les noms de ceux qui ont remporté des prix. Il s’agira maintenant d’afficher les numéros gagnants et de livrer les prix dans les meilleurs délais…

— Et de continuer à vendre des billets, ajouta le curé de Saint-Jérôme.

Labelle partit le premier. Juste comme il s’apprêtait à franchir le portique du cabinet de lecture, il reconnut la femme au chapeau vert, coiffée, pour la saison, d’une tuque en laine tricotée de mailles multicolores. Elle portait une large jupe à carreaux qui ressemblait à une couette de lit. Il revint sur ses pas en maugréant.

— Y a-t-il une autre sortie? Cette personne dans le portique… je ne veux pas la croiser.

— Bah! Je la connais bien. Elle vient nous embêter à chaque tirage, dit Henri Guimond, l’agent général. Elle prétend que son numéro a été tiré et elle désire recevoir son prix sur-le-champ. Suivez-moi. Ma carriole est dans la ruelle.

Il se faisait tard. Le dernier train pour Saint-Jérôme était parti depuis longtemps. Labelle se fit conduire à l’hôtel Riendeau pour la nuit.

Le même jour, vers sept heures du soir

L’amour est une boîte à surprises dont jaillissent des grenouilles qui se prennent pour des princes charmants, des papillons aux ailes froissées, ou des tempêtes de mots blessants.

Ernest Bigot donna rendez-vous à Cassandra chez Éthier, rue Notre-Dame. Il avait choisi ce restaurant en raison de sa cave à vin, l’une des mieux garnies au pays. Il commanda un grand cru de Bourgogne, la Pissotière de l’Empereur, au tanin bien équilibré et à la robe vermeille.

Il passait déjà sept heures depuis un bon moment, et la dame n’était toujours pas là. Ernest attendait. Les roses qu’il avait apportées commençaient à perdre leur fragrance et finiraient en peau de chagrin si elle tardait trop.

Cassandra arriva enfin et surprit dans son dos Ernest en train de tripoter une rose en état de flétrissure avancée

— Je m’excuse du retard. Les rues sont impraticables à cause de toute cette neige, dit Cassandra. Le cocher a dû me laisser à trois pâtés de maisons d’ici.

Cassandra remit au préposé du vestiaire un luxueux manteau en perse gris, boa et collerette en fourrure. Elle apparut dans une magnifique robe en serge foncée qui tombait jusqu’aux chevilles, avec un col montant et de longues manches.

— Tu es très en beauté, ce soir, dit Ernest.

— Et les autres soirs, en chemisette ou avec rien sur le dos, comment me trouves-tu?

— Ravissante… ensorcelante, comme toujours.

— Je suis ravie de te l’entendre dire. Tu sais que je suis très sensible aux compliments. Au fait, dans le petit mot d’invitation que tu m’as fait parvenir, j’ai cru comprendre que tu voulais aborder de nouveau un sujet dont nous avons déjà discuté.

— J’y reviens, et pour cause. C’est une année d’élections et mes fonctions d’argentier du Parti national me forceront à habiter Montréal de temps en temps. Je suis à la recherche, comme je te l’ai déjà exposé, d’un pied-à-terre utile pour mon travail et fort accommodant pour nos relations.

— Je vois où tu veux en venir. Tu voudrais que nous cohabitions au salon de thé oriental, mais c’est impossible! L’endroit est ouvert au public, et il y passe beaucoup de monde tous les jours. J’occupe un modeste garni au deuxième et mon associée, madame Béthume, ne verrait pas d’un bon œil que j’offre le gîte à un visiteur régulier.

— Juste un soir, par-ci par-là. Je me ferai tout petit. Ce sera toujours mieux que dans une chambre d’hôtel froide et anonyme.

— Justement, parlant de chambre, alors que je marchais par hasard, rue Sherbrooke, une superbe maison de style Tudor a attiré mon attention. Sur un carton disposé discrètement au bas de la porte, j’ai lu: «meublé à louer». C’est au 126, à un coin de rue du salon de thé. Je pourrais t’y rejoindre quand tu serais de passage à Montréal. Et, peut-être qu’un jour, si tu es toujours aussi fringant et généreux, nous pourrions acheter la maison, donner des fêtes et recevoir plein d’amis.

— C’est une bonne idée. Je vais y penser. J’ai un voyage à faire aux États-Unis et je serai de retour au début de la semaine prochaine. Nous en reparlerons à ce moment-là.

— Est-ce que je dois te rappeler que tu m’as promis, il y a déjà longtemps, un voyage à New York? J’espère que tu ne l’as pas oublié.

— Je ne trahis jamais une parole donnée. C’est pour ça qu’Honoré Mercier me fait confiance.

— Si sa confiance ne décline pas, tu devrais normalement l’accompagner lors de ce voyage en Europe que vous planifiez depuis des mois. Si c’est le cas, est-ce que je peux estimer en faire partie?

— On verra ça dans le temps comme dans le temps. C’est une année d’élections, je le répète. Ce projet pourra se réaliser seulement si nous prenons le pouvoir.

— Tout ça est bien confus! Tu m’enivres de promesses hasardeuses, puis tu me laisses entre deux eaux…

— Ma pauvre Cassandra! Je tiens à toi passionnément. Si tu savais avec quelle folie tu accapares tous mes désirs…

— Et pour l’heure, quel est ton plus pressant désir?

— Passer la nuit avec toi.

Ernest laissa un généreux pourboire et les deux amants quittèrent en catimini le luxueux restaurant Éthier.

Québec, le 11 février 1886

Honoré Mercier venait de prononcer à l’Assemblée législative un discours tonitruant, truffé de dénigrements, de réquisitoires contre la mauvaise gestion des affaires de l’État, de dénonciations du patronage (auquel il ajoutait chaque fois l’épithète «éhonté», car un patronage qui n’était pas éhonté, les journaux n’en parlaient pas); bref, un discours d’une rare agressivité contre le gouvernement conservateur au pouvoir. Le premier ministre et commissaire de l’Agriculture et des Travaux publics, John Jones Ross, en resta éberlué. Dans une dernière algarade, Mercier s’en prit avec ardeur aux fonctionnaires des Travaux publics, en hurlant: «Tous des incompétents choisis dans les rangs du Parti conservateur!» John Ross n’eut pas la force de répliquer, puis le président de la Chambre ajourna la séance au lendemain.

Le chef de l’opposition quitta son fauteuil la figure dégoulinante de sueur. Des taches de transpiration s’étalaient sur sa chemise blanche. Il retrouva ses conseillers qui l’attendaient dans son bureau avec un plein pichet d’eau fraîche. Benoît Bastien, son directeur de cabinet, l’interpella:

— Quel discours! Reprenez votre souffle, car je veux vous entretenir d’une action qui vous concerne personnellement et qui est d’une grande portée par les temps qui courent.

Puis il demanda aux autres conseillers sur place de se retirer.

— Je n’ai pas perdu le souffle, se défendit Mercier. Allez, je n’ai pas de temps à perdre, surtout si cela me concerne personnellement. De quoi s’agit-il?

Bastien ouvrit la porte en cuir capitonné qui donnait sur l’antichambre. Soudain apparut un homme de belle prestance: redingote, pantalon et gilet noir, de longs bras musclés, des mains en battoirs, le regard franc, une épaisse chevelure noire, et de trois pouces plus grand que le curé Labelle, mais moins ventru.

— Je vous présente le capitaine Victor, dit Bastien. Il va se joindre à notre équipe de soutien pour le temps de la campagne électorale qui s’annonce. Le capitaine est un ancien membre de la Police à cheval du Nord-Ouest. C’est un homme d’une haute intégrité, marqué par le sens du devoir, d’une grande solidarité et d’une fidélité absolue à ceux qui retiennent ses services. Il nous a été fortement recommandé par nos amis politiques de la province, du fédéral et de tout le reste du pays, notamment Wilfrid Laurier lui-même.

— Enchanté de faire votre connaissance, capitaine. Est-ce que je peux savoir quel sera votre rôle dans notre équipe de soutien? demanda Mercier.

— J’y arrive justement, enchaîna le directeur de cabinet. Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur Mercier, que nous recevons d’un peu partout des menaces qui vont de l’agression physique sur votre personne jusqu’à des tentatives de meurtre. C’est une chose à prendre au sérieux. Nos ennemis se cachent chez les ultramontains, chez les Castors, cette faction dure de conservateurs dissidents, ainsi que chez les protestants anglais et autres fédéralistes à tous crins qui vous reprochent votre nationalisme. Il faut être prêt. Un accident est si vite arrivé.

— Moi, je veux bien, dit le chef de l’opposition, mais j’ai déjà des gens constamment à mes côtés, des gardes du corps d’expérience qui me suivent comme mon ombre.

— Mais le capitaine Victor est d’un autre calibre. Il n’a rien du bodyguard ordinaire. C’est un fin renard qui parviendra, à distance, à infiltrer les cellules de factieux, à déjouer des complots, à se porter en avant des coups et à contrer ainsi toute attaque possible contre votre personne. Il nous tiendra constamment au courant de ce qui passe dans les milieux hostiles et nous pourrons plus facilement prévenir les mauvais coups.

— Vous parlez tout le temps, mon cher Bastien. Laissez donc, un moment, le capitaine se présenter lui-même et nous dire quelles sont ses méthodes d’intervention.

Monsieur Victor prit la parole sur un ton mesuré, avec un léger accent anglais. Il raconta qu’il avait joint les forces de la Police à cheval du Nord-Ouest en 1874. Il avait été affecté, au début, dans le sud de l’Alberta, à la lutte contre les marchands de whisky engagés dans la contrebande chez les Sauvages. Puis il avait suivi la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique jusqu’à Maple Creek, afin d’assurer l’ordre chez les ouvriers qui se livraient à des actes de violence. Il avait rejoint les rangs d’un détachement chargé de protéger les biens du chemin de fer contre les grévistes rebelles et ceux qui tentaient d’empêcher l’arrestation d’un agitateur qui les incitait à la violence. Il s’était retrouvé, enfin, à la bataille du lac aux Canards remportée par les Métis de Riel. Finalement, après de violents combats, les rebelles avaient été battus à Batoche.

— Et le jour où j’ai appris le sort que le gouvernement d’Ottawa réservait à Riel, dit-il, j’ai aussitôt quitté la Police à cheval.

— Voilà un geste qui vous honore, ajouta Mercier. Riel est notre frère, et ses amis sont aussi nos frères. J’ai été très heureux de faire votre connaissance, dit-il en reconduisant le capitaine à la porte qui donnait dans l’antichambre. Quant à vos activités sur le terrain, mon directeur de cabinet vous donnera les instructions d’usage.

En politique, il faut se méfier parfois des inconnus qui se proposent d’infiltrer les bandes d’agitateurs et de déjouer les conspirations contre un chef de parti afin de le mettre à l’abri des cliques réfractaires à la fois aux idées qu’il défend et aux actions qu’il se propose de mener. Enfin, le chef de l’opposition se retrouva seul à seul avec son directeur de cabinet. Il y avait certaines choses à mettre au point:

— Je ne connais pas ce capitaine Victor, dit Mercier. Je ne connais pas sa façon d’opérer. Il est très important que son action ne vienne pas m’ennuyer en pleine période électorale. Si jamais La Minerve apprenait que j’ai engagé un espion pour prévenir les mauvais coups, les conservateurs monteraient une campagne pour m’accuser de manigancer des opérations douteuses dans l’entourage de mes adversaires.

— C’est un policier d’expérience. Il a l’habitude des actions secrètes, dit Bastien. Grâce à son réseau de contacts, il n’est pas obligé de se mouiller personnellement dans toutes les opérations qu’il entreprend. Il n’y a rien à craindre. C’est un atout important dans notre jeu. Il ne faut pas le négliger.

— Je veux bien! Mais je dois prendre certaines précautions. À l’avenir, tous contacts, rencontres ou autres relations devront se faire hors de ma présence. Si je suis apostrophé à son sujet, je dois pouvoir affirmer que je ne suis au courant de rien. Donc, c’est clair! Je dois en savoir le moins possible. Prends toutes les mesures de réserve qui s’imposent.