Chapitre 21

Montréal, le 15 avril 1886

Les martyrs animent la foi, mais la foi seule ne crée pas les martyrs, elle est simplement un don de Dieu. Pour le reste, on doit s’en remettre à la vie.

Le curé de Saint-Jérôme partit de Lachine tôt le matin, arriva vers midi au restaurant Duperrouzel, de la côte Saint-Lambert, en compagnie de Cassandra et d’Hermine. Dans une carriole aux patins élimés, le dégel des chemins causa désagrément et retard. Labelle était fatigué et aux prises avec un appétit très affûté.

Commencées dès l’aurore, les cérémonies avaient été empreintes de tristesse, mais pleines de grâce dans leur portée spirituelle. Catherine Sarrazin, maintenant sœur Gabrielle de l’Annonciation, avait prononcé les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, à la Congrégation des sœurs de Sainte-Anne, dans la nouvelle chapelle de la communauté. La splendeur de l’exercice liturgique avait plongé les participants dans un état de profond recueillement.

Après s’être prêtés à un tel élan de contemplation, les trois témoins des vœux de Catherine avaient l’esprit ailleurs. Madame Duperrouzel les accueillit avec déférence et les conduisit à leur table.

— Catherine a choisi son destin avec une telle ardeur de foi, dit le curé Labelle, que j’en suis encore bouleversé. J’espère qu’elle trouvera la grâce d’être heureuse dans la plénitude de Dieu.

— Quel gaspillage! dit Cassandra. Une si belle enfant… Elle aurait pu profiter de la vie d’une tout autre façon.

— À ta façon, peut-être! Dans la pénombre d’un salon de thé, au milieu d’une faune aux mœurs relâchées! répliqua Hermine, la bouche crispée par l’indignation.

— Tu parles comme une femme habituée à vadrouiller dans les commodités d’un mariage fastidieux, ajouta Cassandra.

— Bon! On va pas poursuivre le repas dans ces conditions-là, interrompit Labelle, agacé par les propos des deux sœurs. Pour les rares fois que nous sommes ensemble, tâchons de nous comporter avec civilité. Je préférerais un échange plus serein, plus détendu… Pour commencer, toi, Hermine, parle-nous un peu de David. Toujours très occupé?

— Son travail le prend beaucoup…

— Il n’y a pas que son travail… et je ne dis pas ça pour être méchante. Sois franche, ma sœur. David pratique des dérogations à la vie conjugale qui te rendent la vie vraiment insupportable.

— Ma vie n’a rien d’infernal ni d’odieux. Je me tire très bien d’affaire. J’ai diverses activités sociales et culturelles qui me permettent d’être en contact avec des gens captivants. À la maison, je n’ai jamais été victime de brutalité ni de cruauté.

— Oui, mais il y a une subtile différence entre l’infidélité et la violence, dit Cassandra.

— En effet! répliqua sa sœur. Tu tolères l’infidélité et tu évites la violence.

— Beau programme! Ma pauvre sœur, ta vie de couple n’est plus que le souvenir de la passion.

Ne rien dire était la seule tactique valable pour le curé Labelle, notamment lorsque la discussion tournait autour de sujets qui lui échappaient. Il se doutait bien que le ménage d’Hermine avait des ratés, mais il abhorrait les conflits de petit tonnage..

Madame Poivre-et-Sel, la patronne du restaurant, arriva avec le menu du jour. Selon son habitude, le curé de Saint-Jérôme prit un châteaubriant aux pommes, spécialité de la maison; Hermine, un brochet avec sauce aux œufs; Cassandra, une variété de petits poissons frits.

Le repas ne semblait pas vouloir s’éterniser. Les deux sœurs dévoraient sans retenue, qui poisson bouilli, qui poisson grillé. Labelle prenait avec effort des bouchées doubles pour gagner du temps, mais le filet de bœuf regimbait.

Un mauvais silence s’installa autour de la table. Hermine boudait comme une fille qu’on aurait traînée au mariage contre sa volonté, Cassandra rongeait son frein, oubliant son arrogance et son air de petite insolente. Une morne stupeur commença à taquiner l’impatience du curé.

Les paroles se meurent lorsque la conversation n’a plus d’avenir. Chacun plongea en son for intérieur afin de retrouver le confort de son intimité. Labelle n’avait qu’une seule pensée en tête: retourner au plus vite à Saint-Jérôme où se préparaient, pour le dimanche suivant, les grandes manœuvres politiques du printemps. Des amis de longue date, devenus adversaires, se préparaient à brûler les mêmes tribunes, à deux pas du presbytère. Labelle devait gérer les soucis qu’entraîne le partage d’une trop grande familiarité à l’endroit de rivaux intransigeants. Il lui fallait trouver une façon de parer aux coups de grisou politique.

Hermine et Cassandra prirent le même fiacre qu’à l’aller et disparurent dans la côte Saint-Lambert. Labelle les regarda s’éloigner en ne pensant qu’à son idée fixe du moment: sauter dans le prochain train pour Saint-Jérôme.

Saint-Jérôme, le 15 avril 1886

Prendre la fuite pour échapper à une confrontation politique apparaît comme un heureux compromis entre la honte et la bagarre.

Il fit ce jour-là un temps superbe. L’hiver sec et glacial était en déroute. Seuls quelques étangs gelés scintillaient sous le soleil.

Dans l’église de Saint-Jérôme, bondée jusqu’aux jubés, le curé Labelle esquissa une lente bénédiction suivie d’un ordre qui en disait long: Ite missa est… «Allez, déguerpissez, la messe est finie», semblait-il signifier à ses ouailles. Cette exhortation cachait une arrière-pensée. La ville était envahie par des centaines de partisans politiques venus assister à des débats qui allaient se dérouler toute la journée dans le tumulte agressif de la colère et du désordre. En tant que pasteur des âmes, personnalité de la scène publique et guide notoire de la population des Cantons du Nord, Labelle demeurait une figure politique à l’allégeance mal définie.

Un train loué au complet, parti d’Ottawa tôt le matin, déversa sur le quai de la gare de Saint-Jérôme des centaines de partisans de l’honorable Chapleau, secrétaire d’État dans le cabinet Macdonald. Cette cohue conservatrice, aveuglée par la partisanerie, allait assister au plaidoyer du ministre venu se réhabiliter, devant les électeurs de son comté, pour avoir fait montre de couardise à l’heure de la pendaison de Louis Riel, alors que toute la société québécoise réclamait sa grâce.

Monsieur Prévost, préfet du comté, rencontra le ministre à l’hôtel Beaulieu pour l’informer que les orateurs qu’il avait invités désiraient prendre la parole. Chapleau refusa net. Pas question pour lui de transformer cette réunion en débat contradictoire. Le préfet insista. Si les intervenants conviés étaient interdits de parole, les choses risquaient de tourner mal. Alors, le ministre se ravisa, bien malgré lui.

À une heure de l’après-midi, l’assemblée s’ouvrit dans la grande salle du marché de Saint-Jérôme. Chapleau parla le premier. Il exhorta les électeurs à voter pour lui aux prochaines élections. Il promit le financement, par son gouvernement, de la construction du chemin de fer du Nord, jusqu’à Sainte-Agathe dans un premier temps; puis, dans une deuxième phase, jusqu’à la Chute-aux-Iroquois. Comme il s’agissait d’une vieille promesse, souventes fois rabâchée, les colons des Cantons du Nord se montrèrent réservés dans leur réaction.

Déroulant de ses mains tremblantes une feuille de papier bleue, le ministre lut une série de résolutions à l’effet d’approuver sa conduite dans l’affaire Riel. Un tollé de protestations mêlé à quelques timides gémissements d’approbation s’éleva dans l’assistance.

Les débatteurs invités par le préfet de comté pour mettre un peu d’embrouilles dans le débat se présentèrent à la tribune. Ils furent accueillis par des applaudissements frénétiques et firent passer un mauvais quart d’heure au ministre. Ils le traitèrent de traître et de pendard pour avoir refusé d’intervenir au moment de l’exécution de Riel.

Le vent tourna et l’assemblée prit une allure de controverse. Les accusations de poltronnerie créèrent la zizanie dans l’assistance. Ce fut une déconfiture désastreuse pour Chapleau malgré la présence de nombreux partisans de Montréal et d’ailleurs, comprenant des claqueurs, des boxeurs, des gardes du corps et des entrepreneurs du gouvernement.

Le temps était venu de répliquer aux débatteurs tracassiers et de prendre la défense du secrétaire d’État. Deux orateurs irrespectueux se risquèrent devant un public déjà surchauffé: l’honorable Sparrow Thompson, ministre de la Justice dans le cabinet Macdonald, et un journaliste irlandais s’adressèrent à la foule en anglais. La colère éclata chez les Canadiens français présents en grand nombre. Des coups furent échangés dans le pur style du pugilat des confrontations partisanes.

Dans le tohu-bohu qui s’ensuivit, les orateurs quittèrent la tribune. La bagarre cessa et les pugilistes se regroupèrent en factions aux couleurs des partis politiques. Le ministre Chapleau fit une pause et interpella son directeur de cabinet:

Va en ville, dit-il, et ramène-moi le curé Labelle. Je veux qu’il m’accompagne à la tribune lorsque je ferai le wrap up de ma présentation. S’il refuse, dis-lui qu’il me doit bien cette petite faveur après tout ce que j’ai fait pour lui. Qu’il se souvienne en particulier de ce voyage qu’il a fait en Europe à mes frais…

À une lieue de la salle du marché où se tenait l’assemblée des conservateurs, le chef du Parti national à Québec, Honoré Mercier, descendait à la gare de Saint-Jérôme accompagné de ses supporters. Son arrivée n’allait pas passer inaperçue. C’était une manœuvre d’intimidation qui tenait plus de la bravade que de la témérité.

Mercier avait de bonnes raisons de narguer son ancien ami Chapleau, alors que vingt-cinq députés conservateurs d’Ottawa venaient de se dissocier de leur chef. Une coïncidence invitante pour le chef de l’opposition à Québec qui se préparait, en ce début d’année électorale, à brouiller les eaux dans lesquelles étaient plongés ses adversaires. Mais le confort des intentions malveillantes ne remplaçait pas toujours les brusqueries brutales et farouches de la vie politique.

Le chef nationaliste se retira à l’hôtel Barcelo et prépara une harangue prévue pour la fin de l’après-midi devant une centaine de colons des Cantons du Nord et des citoyens de Saint-Jérôme. Le moment était propice pour rallumer le chalumeau de l’affaire Riel. Son allocution était largement inspirée du fameux discours du Champ-de-Mars, un an plus tôt. Quand Mercier se saisissait d’une affaire, il n’hésitait pas à dévider la pelote de fil, encore et encore, faisant de ses attaques un monstrueux exemple de politicaillerie.

Reconnu pour s’armer de prudence et multiplier les précautions, le chef du Parti national convoqua Benoît Bastien, son plus proche conseiller:

— Dis-moi, est-ce que le capitaine Victor est dans les parages?

— Il est sûrement pas loin, dit Bastien. Il était dans le train avec nous.

— File à sa rencontre et demande-lui de retrouver le curé Labelle. C’est mon meilleur allié dans les circonstances. Devant les colons du Nord et ses ouailles de la paroisse, le curé est ma caution la plus crédible. Je veux qu’il soit à mes côtés quand je prendrai la parole. Je vais retarder mon entrée dans la salle. Tâchez de le trouver au plus sacrant. Je vous attendrai dans le hall de l’hôtel.

Le capitaine Victor sortait de chez le marchand de chevaux, un loueur de coursiers qui tenait commerce derrière une boutique de forge située à deux foulées de la gare de Saint-Jérôme. L’ancien membre de la Police à cheval du Nord-Ouest installa sur le dos de la bête une selle anglaise de dernier cri. Monté sur un magnifique cheval blanc, le cavalier avait fière allure. Il était vêtu d’une tunique rouge qui rappelait les incursions chez les Métis au temps des grandes chevauchées militaires dans les Prairies.

Le capitaine dévala un raidillon qui conduisait dans le voisinage de l’hôtel Beaulieu, derrière le marché où avait lieu la réunion des conservateurs. L’ancien policier entretenait de vieilles habitudes de limier toujours en chasse d’ennemis potentiels. Il infiltra deux espions chez les Bleus, des agents à son service et entièrement dévoués à la cause du Parti national.

D’un indicateur complaisant, le conseiller de Mercier apprit que Chapleau venait de lancer ses troupes à la recherche du curé Labelle. Bastien se précipita à la rencontre du capitaine. Il aperçut un cheval blanc qui marquait le pas et reconnut tout de suite le cavalier à sa veste rouge:

— Mon cher Victor, le temps presse, dit-il. J’ai reçu l’ordre de vous confier le mandat de retrouver Labelle. Mais voilà que Chapleau a déjà envoyé ses hommes de main aux trousses du curé. Il faut prendre les devants et le ramener au plus tôt. Mercier l’attend à l’hôtel Barcelo.

Le capitaine partit au grand galop, contourna la place du marché et s’arrêta juste en face de l’église. Il descendit de cheval et pénétra dans le temple. Il n’y trouva personne, sauf le bedeau qui astiquait les chandeliers… Lui, il avait vu le curé pour la dernière fois après la messe de neuf heures. Il suggéra à l’homme en uniforme d’aller frapper au presbytère.

La mouman de Labelle hésita un long moment avant de répondre à la porte. D’habitude accueillante avec les visiteurs, elle présentait une mine chiffonnée et un timbre chevrotant:

— Vous êtes la troisième personne depuis le matin à me demander où est mon fils. Je n’en sais rien. Cherchez-le. Il doit bien être quelque part!

Le capitaine salua la dame avec déférence, sauta en selle et se dirigea du côté de la gare, un endroit où il y avait toujours foule, surtout à l’heure d’arrivée ou de départ des trains. Avec un peu de chance, quelqu’un avait dû apercevoir Labelle dans les environs. En promenant tout autour de lui le regard fouineur d’un policier qui ne sait pas ce qu’il cherche mais qui dévisage tout le monde, le capitaine attira l’attention des sœurs Fleurquin.

— Bonjour! Je m’appelle Délima. Vous cherchez peut-être quelqu’un? Je serais heureuse de vous aider.

— Avez-vous rencontré par hasard le curé Labelle?

— En effet! Je l’ai aperçu, il y a peu de temps. Il filait en carriole par là-bas, dit-elle en pointant du doigt les limites ouest de la ville.

Le capitaine exprima ses remerciements, puis d’une manœuvre experte força son cheval à exécuter sur place une jolie cabriole afin d’impressionner ces dames.

— Si vous ne mettez pas la main sur notre bon curé, n’hésitez pas à revenir sur vos pas. J’essaierai de vous aider. Je demeure dans la petite maison blanche, de l’autre côté de la track, juste en face de la gare! dit Délima en agitant un petit mouchoir blanc en direction de l’écuyer en tunique rouge.

— Tu n’es pas sérieuse, ma pauvre sœur, de faire croire à ce gentleman que tu as aperçu le curé Labelle par ici, alors que tu n’as rien vu du tout! s’indigna Camélia. C’est une honte de tromper ainsi les gens.

— Quel élégant cavalier! Tu as vu comme il est beau. Je ne pouvais pas laisser passer une si belle occasion. J’espère qu’il reviendra bientôt. Je ne demanderais pas mieux que de lui rendre service…

Sainte-Adèle, le même jour, vers deux heures de l’après-midi

Sur la berge de la rivière du Nord, confortablement installé, les deux bottes au bord de l’eau, le curé Labelle tenait en ses mains une canne à pêche en bambou. À ses côtés, deux achigans frétillaient sur une plaque de glace.

Isidore, son compagnon, s’avança pour retirer la ligne de l’eau et changer l’appât.

— Nous sommes ici depuis midi, dit-il, et nous n’avons pris que deux maigrichons. Y faudrait changer de spot.

— Il faut bien comprendre, déclara Labelle, que je ne suis pas ici pour pêcher le poisson, mais pour échapper à des politiciens qui veulent m’exposer à leurs côtés et m’associer à des promesses qu’ils cachent sous des mensonges.

— Vous parlez de Chapleau et Mercier qui sont en ville. Mais ces deux-là sont vos amis.

— Attention! Les idées politiques de nos meilleurs amis comptent de moins en moins quand elles vont à l’encontre de nos espérances et de nos convictions. Chapleau est une vieille connaissance. Mercier, c’est l’avenir. Mais tous les deux sont des politiciens bloqués aux frontières d’une partisanerie malsaine. Et la dignité d’ami me confère le droit de prendre mes distances si je sens que l’on veut me piéger.

— Ils ont été généreux et utiles pour votre projet de colonisation.

— Utiles, sans doute; généreux, pas tant que ça. J’attends toujours la construction du chemin de fer, de Saint-Jérôme à la Chute-aux-Iroquois. Et même plus haut vers le Nord, jusqu’à Nominingue. Dans chaque discours de Chapleau et de Mercier, il y a un commencement de promesse, puis quand les beaux parleurs ont fini de baragouiner leurs engagements, ils retournent à leurs affaires et oublient le curé de Saint-Jérôme et les colons qui lui tapent dessus.

— Si ces politiciens venaient plus souvent à la pêche dans not’ coin, ils trouveraient ça utile de prendre le train.

— Il ne faut pas croire que le chemin de fer n’intéresse que les Cantons du Nord. Il intéresse les populations des grandes villes du Sud… Tous ces ouvriers fatigués de gagner leur vie au jour le jour et qui se demandent comment ils pourront, sans grand capital, développer un coin de terre qui leur appartient. Rappelle-toi, Isidore, les grands froids de janvier 1872, quand nous avons sillonné les rues de Montréal en tête de quatre-vingts voitures chargées de bois de chauffage. Les gens de la ville se groupaient pour assister au défilé en se demandant ce que nous faisions là. Ils ont vite compris que nous venions faire un don d’une centaine de cordes de bois aux pauvres qui gelaient comme du crottin de cheval. La ville nous avait alors offert un grand banquet. Et j’en ai profité pour prendre la parole et rappeler à tout le monde que c’est bien beau de venir jusqu’ici en traîneaux, mais que dans nos cantons nous avons besoin de voies carrossables pour transporter tout ce bois. Ce qui contribua à décider le maire et les échevins de Montréal à nous accorder le million de piastres que nous sollicitions pour nos chemins.

— Si je me souviens bien, nous avons fait un autre voyage de bois à Montréal.

— En effet! Quatre ans plus tard, nous sommes retournés avec des dizaines de cordes de bois coupées sur les lots des colons du Nord, mais surtout sur les terres des cultivateurs de la région de Saint-Jérôme. Cette démarche a eu des effets bénéfiques: les gouvernements ont décidé de financer un premier tronçon de Montréal à Saint-Jérôme, trente-cinq milles de chemin de fer qui lançèrent vraiment la colonisation. Ce fut mon premier grand succès, mais aussi le dernier. La première locomotive s’est arrêtée là, en septembre 1876, et je crois bien que j’aurai le temps de mourir avant que le train ne s’engage à travers les montagnes plus loin vers le nord.

— C’est pas votre dernier succès. Même si le train de la colonisation vous fait ben de la misère, le bon Dieu vous abandonnera pas comme ça.

— C’est pas le bon Dieu qui va m’abandonner, mais les politiciens qui me font des promesses en l’air! Pendant des années, je me suis lancé tête baissée pour retarder l’émigration des nôtres vers les États-Unis, prévenir l’entassement des pauvres dans les grandes villes et ouvrir aux fils de cultivateurs une carrière qui correspond à leurs habitudes de vie. J’ai passé des mois à Québec et à Ottawa, à courir les bureaux des ministres, assiéger les députés et distraire les journalistes. J’ai envahi les corridors des deux parlements, hurlant à tue-tête pour faire triompher mes idées. Ma présence gênait et ennuyait visiblement les hommes politiques, mais personne n’osait me mettre à la porte. En décembre 1875, alors que je me débattais à Québec pour financer mon chemin de fer, tous mes biens ont été saisis et mis en vente dans ma propre paroisse. Heureusement que j’avais de bons amis pour racheter mes meubles…

— Attention, ça mord! cria Isidore en retirant de l’eau la canne à pêche du curé Labelle.

Accroché à l’hameçon frétillait un petit poisson de forme ovale, couvert d’écailles de couleurs chatoyantes, bleu et vert sur le dos et jaune orangé sur les flancs.

— Comme ce vulgaire crapet-soleil qui frétille sur la glace, se lamenta le curé, la colonisation piétine et les colons me lancent des roches, m’accusant de les avoir installés sur des terres incultes. Puis, les compagnies forestières, aux mains des Anglais, me haïssent. Mais elles fournissent près de trente pour cent des revenus de la province et financent largement les caisses électorales. De peur de perdre leur privilège en cas de succès de la colonisation, elles ont décidé de me mettre des bâtons dans les roues. Pendant ce temps, mes amis politiques faisaient la sourde oreille quand je parlais de mon chemin de fer. Un député s’est même permis de me rappeler à l’ordre: «Monsieur le curé, m’a-t-il dit, les voies du Seigneur n’ont rien à voir avec les voies ferrées.» Comme tu peux voir, mon pauvre Isidore, mes appuis politiques se disloquent. Ramassons nos agrès et rentrons.

Les deux pêcheurs arrivèrent au presbytère en fin d’après-midi. Isidore alla ranger l’attirail de pêche dans la remise, puis la mouman accueillit le curé Labelle avec la mine rassurée d’une mère qui retrouvait enfin son fils après une longue absence. Tandis qu’elle mettait au four un rôti de porc et une chaudronnée de pommes de terre, Labelle se retira dans son bureau. Il éplucha la pile de messages laissés par les visiteurs du grand rassemblement de la journée: un tas de notes écrites d’une main maladroite, puis une lettre d’Honoré Mercier.

Au milieu de ce fatras de paperasse, il découvrit une petite enveloppe jaune couverte de dessins de fleur. Intrigant! Sans se douter de rien, il ouvrit la dépêche. Stupéfaction! Il reconnut l’écriture de la femme au chapeau vert:

ASSEZ, C’EST ASSEZ! VOUS AVEZ JUSQU’À LA SAINT-JEAN-BAPTISTE POUR AGIR, SINON…

En guise de points de suspension avaient été gribouillées trois petites têtes de mort.