Montréal, le 8 février 1884
Sa vie personnelle et ses états d’âme étaient des secrets bien protégés… même si personne ne voulait les connaître.
Hermine Mackay avait appliqué, dans le lit conjugal comme en tout autre lieu, les conseils salaces de sa sœur Cassandra. Au début, David se montra beau joueur et accepta les cabrioles érotiques de sa femme, puis il se lassa, à la fin, de toutes ces acrobaties. Ces pas de deux lascifs n’aidèrent pas le couple à se rapprocher. Chacun resta sur ses positions: David continua d’aller au Cercle de la Garnison, à Québec, une fois par semaine, pour jouer aux dominos le jour et égayer ses nuits à d’autres jeux. À Montréal, il faisait escale dans plusieurs conseils d’administration, mais son port d’attache restait Compass Rose. Hermine s’inventa des activités distrayantes, chastes et culturelles. Elle éprouvait le besoin de réchauffer son esprit et de laisser, pour un temps, refroidir son corps.
Hermine avait une envie boulimique d’écrire. Non pas écrire pour satisfaire la curiosité malsaine de quelques lecteurs inconnus. Mais écrire pour soi, avec des mots travestis et insolents dont l’accès était interdit. Écrire comme une araignée minutieuse tisse sa toile meurtrière. Sa calligraphie était stupéfiante. Chaque lettre était dessinée avec application. Une véritable œuvre d’art héritée de son séjour chez les ursulines. Ses amies et ses proches retenaient régulièrement ses services pour divers mots de politesse, invitations ou remerciements.
Hermine acheta chez un relieur de la rue Notre-Dame un magnifique cahier dont les deux couvertures, revêtues de toile damassée, étaient retenues par une ganse qui se fixait à un anneau dans lequel on glissait un petit cadenas. Non satisfaite de cette précaution, elle cachait son cahier mystérieux dans le petit coffre-fort enchâssé dans un mur de son cabinet particulier.
Il ne suffisait pas de se livrer à l’écriture intime pour se sentir vivante, il fallait encore avoir quelque chose à raconter. Hermine aimait bien les ragots et les indiscrétions. Ce n’était pas en flânant dans le brouillard d’un mariage gâché et fastidieux qu’elle trouverait de quoi alimenter son cahier intime.
Ces dernières années, Hermine avait fréquenté de vieilles snobinardes anglaises du Golden Square Mile, dans l’ouest de la ville: des boudoirs surchauffés, des meubles d’une autre époque, des conversations d’un ennui mortel et des scones trop secs que grignotaient du bout des dents des rombières trop fardées. Elle avait fini par changer d’arrondissement et passer chez les francophones.
Hermine s’était liée d’amitié avec dame Léonie Burel, née en France, originaire du département de l’Indre, femme intelligente et cultivée. Elle avait déjà publié, en France, un opuscule intitulé Influence des femmes dans la littérature et pouvoir d’icelles sur la vie sociale. Les deux femmes s’étaient rencontrées à un vernissage dans une galerie de la rue Sherbrooke. Léonie avait invité Hermine à se joindre à un groupement de salonnières qui se réunissaient, chaque semaine, sous le thème de l’émancipation de la femme. Une formule largement inspirée des salons français du siècle précédent, fréquentés notamment par Jean-Jacques Rousseau qui soutenait que: «On n’arrive à rien sans les femmes.»
Ce ralliement de salonnardes charmantes, curieuses et bavardes était connu dans le milieu culturel de Montréal sous le vocable «les quatre salons».
Lady Alexander Dupuy, née Marie-Louise Giletti, était la sœur du poète Frank Giletti. Elle avait vécu son enfance en Italie avant d’épouser un général d’infanterie plus âgé qu’elle. Il lui avait laissé une petite fortune acquise dans le commerce des sous-produits militaires. Dans sa somptueuse maison de la Côte-des-Neiges, ses «réceptions du dimanche» étaient très courues et réunissaient des jeunes femmes pétillantes et assez excitées.
Rose-Marie Fleury ouvrait son «salon du samedi matin» avec brioches et café, et Lauretta de Montpetit tenait salon les «soirées du mardi» dans sa résidence de la rue Sherbrooke.
Marie Bouliane, adversaire acharnée des ultramontains, animait les «palabres du lundi soir» dans son salon de la rue Saint-Hubert. Ces rencontres captivaient les femmes à l’esprit libéral.
Ces égéries de la chapelle culturelle de Montréal ouvraient leur salon, sur invitation seulement, aux sommités du beau monde de la littérature et parfois de la peinture. On retrouvait souvent Louis Fréchette et Arthur Buies chez lady Dupuy. Hector Garneau préférait les brioches et le café de Rose-Marie Fleury. Dame Léonie Burel avait des relations dans le milieu de l’édition et elle profita du passage à Montréal de Laure Conan pour l’inviter à des échanges, tout en douceur, sur le thème de la spiritualité, un sujet qui passionnait l’auteur d’Angéline de Montbrun. Madame Honoré Mercier, Virginie de Saint-Denis, habitait dans le «quartier des salons» et manquait rarement les «palabres du lundi soir» chez Marie Bouliane. Virginie militait discrètement pour l’émancipation de la femme (Honoré, lui, ne prisait guère ce sujet) et elle montrait un vif intérêt à débattre de l’influence et de la manipulation des ultramontains dans la vie politique québécoise.
La fréquentation de ces lieux était la nouvelle passion de madame Mackay.
Hermine inscrivit dans son cahier les derniers potins, échos et ragots qu’elle avait pris soin de noter lors sa dernière virée dans les «quatre salons». Elle cadenassa son registre et le déposa dans le coffre-fort.
Soudain, Hermine entendit des pas dans le couloir qui menait à son cabinet privé. Elle se leva et aperçut Catherine qui arrivait en trombe.
— Mon doux Seigneur! Hermine! cria Catherine, tenant en main un exemplaire de La Patrie. Je viens de lire dans le journal que Simon a été tué!
Hermine saisit le journal et parcourut l’article en question.
LA RÉVOLTE DU NORD-OUEST
Une autre bataille − Le 65e Régiment au feu − Une attaque féroce de Gros Ours − Des soldats tués ou blessés et d’autres disparus
Winnipeg − L’excitation au sujet des troubles du Nord-Ouest, qui commençait à s’apaiser, a été ravivée par la nouvelle qu’un engagement a eu lieu entre les Sauvages de la bande de Gros Ours et les troupes du colonel Stange.
Gros Ours avait choisi un endroit des plus favorables pour y dresser une embuscade afin d’attaquer les troupes. Il était à la tête de cinq cents guerriers dont un grand nombre ont pris part aux guerres indiennes, aux États-Unis.
Les Sauvages ont ouvert le feu pendant que les troupes traversaient une région basse et marécageuse, à douze milles au nord de Fort Pitt.
La bataille s’est continuée vendredi, mais les courriers qui ont apporté la nouvelle à Battleford n’en connaissent rien, s’étant mis en route après l’engagement de jeudi.
Les soldats du 65e Régiment qui ont été tués ou qui sont portés disparus se nomment Olivier Marcotte, Napoléon Chouinard, Jones White et Simon Bazinet. On ne donne pas les noms des deux soldats qui ont été blessés. D’autres nouvelles de l’Ouest indiquent qu’une bataille…
Des larmes discrètes tremblaient aux cils de Catherine. Elle reprit le journal et se cala dans un fauteuil. Elle relut l’article pour la énième fois afin d’être bien certaine qu’il s’agissait de son Simon.
— Et maintenant, que comptes-tu faire? demanda Hermine.
— Demander au curé Labelle de venir à mon secours. Simon avait pris une assurance-vie avant de partir à la guerre. Il a donné des instructions au curé pour que je puisse bénéficier de cette assurance.
— La première chose à faire, c’est de communiquer avec ton parrain.
L’invention du téléphone avait créé un bouleversement inattendu dans le milieu rural. Le presbytère de Saint-Jérôme profitait de cette innovation depuis quelques mois. Le curé Labelle était entiché de cet appareil révolutionnaire. Il appelait tout le monde: les maires, les députés, les ministres. Il restait suspendu au cornet de la merveilleuse invention durant des heures. Il adorait aussi recevoir des appels à toute heure du jour ou de la nuit, sauf en cas de mauvaises nouvelles.
La sonnerie frénétique du téléphone emplit le presbytère.
— Allô? Ici le curé Labelle.
— C’est Catherine! Je vous appelle…
— Parlez plus fort. J’entends rien.
— C’EST CATHERINE! JE VOUS APPELLE…
— Pas si fort! J’suis pas encore complètement sourd.
— Bon! Je recommence, dit-elle en baissant la voix, la bouche collée au cornet. C’est Catherine! Je vous appelle de Montréal, chez Hermine. Je viens de lire dans le journal que mon mari a été tué dans la guerre du Nord-Ouest. Dans sa dernière lettre, il écrivait avoir pris une assurance. Il vous demandait de contacter certaines personnes.
— J’ai compris! Tu savais un peu à quoi t’en tenir. La guerre, ça tue du monde! Quelle folie aussi de s’enrôler dans une armée anglaise pour aller combattre un héros canadien-français comme Riel. Ne t’inquiète pas. Tu vas collecter l’assurance. Nous ferons ce qu’il faut. Je vais descendre à Montréal par le premier train.
Labelle était d’une humeur massacrante. Ce voyage à la ville détraquait son emploi du temps et troublait la vie paroissiale pour les jours à venir: il devrait remettre une rencontre importante avec un représentant des colons de la Repousse, dans la région de Saint-Faustin, et forcer son vicaire, l’abbé Pelletier, à se mettre sur pied au plus vite, malgré une fièvre persistante qui le forçait à garder le lit.
Montréal, le 10 février 1884
En compagnie de Catherine, le curé Labelle se présenta chez le notaire Plamondon, rue McGill, afin de prendre possession de la police d’assurance laissée en lieu sûr par Simon. Au moment de partir, le notaire mit en garde les fondés de pouvoir du soldat Bazinet.
— Avant de vous présenter à la Compagnie des Volontaires pour toucher l’assurance, je vous conseille de faire un détour par le quartier général du 65e Régiment, au marché Bonsecours. Les autorités militaires vous remettront un certificat de décès certifié.
«Encore des chinoiseries de notaire pour compliquer la vie des honnêtes gens», pensa Labelle, au moment de quitter l’étude du notaire.
Au marché Bonsecours, un commis de la Régie militaire remit au curé un rouleau de papier parchemin entouré d’un ruban rouge. Le curé déroula le certificat pour en prendre connaissance. Écrit à la main, dans un anglais hautain et méprisant, le document était illisible. Labelle s’exclama d’une voix de stentor:
— Qui peut me déchiffrer ce qui est écrit sur ce document? C’est incompréhensible!
Le commis de la Régie disparut sans répondre. La voix de poltron d’un caporal jaillit soudainement de derrière un amoncellement de caisses d’armes et de munitions:
— Calm down, Mister Papist! And get out of here!
— Montre-toi la face, espèce de lâche à tête carrée! J’vais t’apprendre ce que ça peut faire un papiste insulté! dit le curé Labelle bien déterminé à foncer dans les caisses de bois.
Aussitôt, Catherine s’interposa en se braquant devant lui. Elle enlaça de ses deux petits bras la taille rebondie de son parrain.
— Partons d’ici, ça vaudra mieux, dit-elle.
— Pas avant que j’aie vu la tête de ce pissou qui m’a injurié, dit le curé avant de crier de sa forte voix: Sors de ta cachette que je t’arrange le portrait!
— Allez, nous risquons d’avoir des ennuis, dit Catherine.
Elle prit son parrain par la main et l’entraîna hors du marché Bonsecours. Le duo s’engagea dans la rue Saint-Paul, vers l’ouest, en direction du quartier des affaires. Il était trois heures de l’après-midi et Labelle pressa le pas de crainte que les bureaux de la compagnie d’assurances soient fermés. Catherine avait du mal à suivre, mais le roi du Nord avait l’habitude des longues enjambées dans les sentiers rocailleux des Laurentides.
À la place d’Armes, l’édifice de la New York Life Insurance se dressait avec orgueil aux côtés de l’église Notre-Dame, dans la lumière ambrée que le soleil du jour déversait à grands flots sur la place. La compagnie des Volontaires du Canada logeait dans le même building. À l’entrée, un concierge en uniforme accompagna les visiteurs jusqu’aux bureaux de la société.
Le titre de sir Charles-W. Ramzay, General Manager, était inscrit sur une plaque en cuivre fixée au milieu d’une lourde porte en chêne massif. Le curé ouvrit la porte et sir Ramzay l’accueillit avec obligeance.
— Je lis et relis avec beaucoup d’attention le certificat que vous ont remis les autorités militaires, dit Ramzay, mais je suis obligé d’en venir à la conclusion que Simon Bazinet n’est pas définitivement mort.
— Ce document est incompréhensible, dit Labelle. Chose certaine, c’est que La Patrie a clairement annoncé qu’il était mort au champ de bataille.
Catherine sortit la page du journal qu’elle avait heureusement conservée et la glissa sur le bureau du directeur de la compagnie d’assurances.
— Je vois! Mais le journal, autant que le certificat, laisse entendre que le dénommé Bazinet est porté disparu.
— Disparu… Disparu! Quand t’es disparu, c’est que t’es mort.
— Légalement, non! Un militaire qui disparaît a peut-être déserté ou a été fait prisonnier. Cela ne veut pas dire qu’il est mort. Tant et aussi longtemps que l’armée n’a pas identifié le corps et authentifié le décès, le militaire n’est pas considéré comme mort, aux fins de l’assurance.
— Assez de chinoiseries légales, interrompit Labelle. On peut quand même toucher l’assurance en attendant que l’armée trouve le corps.
— Je regrette! Selon les lois de l’assurance, il faut laisser s’écouler une période de sept années avant de reconnaître que l’assuré est légalement mort.
— Il faut donc attendre sept ans avant de savoir si un soldat, disparu dans le feu d’une bataille sanglante, est bien mort… Ça me paraît tordu comme un sentier de montagne. Nous ne voulons pas attendre le Jugement dernier. Alors, que fait-on?
— De deux choses l’une: ou l’armée trouve le corps et le décès du soldat Bazinet est certifié et vous venez encaisser l’assurance; ou vous revenez dans sept ans et nous vous remettrons le montant de l’assurance.
— C’est tout?
— C’est comme ça!
— Bon! Suis-moi, Catherine. Nous irons frapper à une autre porte, une porte où nous serons bien accueillis; en tout cas, mieux traités qu’ici.
Ils sortirent sur le parvis de Notre-Dame. Catherine pleurait doucement dans un petit mouchoir blanc. Le curé Labelle passa ses puissants bras autour des épaules de sa filleule. L’étrange couple se dirigea vers le lieu saint. Dans la basilique, presque vide à cette heure du jour, les deux pauvres pèlerins, charriés à tout vent d’un bout à l’autre de la ville depuis le matin, mêlèrent leur prière à l’appel des secours célestes pour que Simon se retrouve enfin du côté des vivants… ou, au pire, du côté des morts récupérés.