Éveil. Toujours le même bonheur. Le même bonheur d'être vivant. Émerger comme un plongeur remontant des profondeurs. Le même émerveillement. De respirer. Gonflement des poumons, pulsations du cœur. Rythmes calmes. D'entendre. Battements sourds des machines répercutés par les minces cloisons du navire. De voir. Surface glauque du plafond rejouant les reflets dansants des eaux marines. Entrer dans le sommeil, dans les rêves. En sortir. Sans s'accrocher. Sans regrets. Passant avec allégresse d'un état à l'autre. Aussi naturel que les ondulations des dauphins se riant en souplesse de n'importe quelle vague, de n'importe quel courant. Bonheur de dormir, bonheur de s'éveiller. En mer. La nuit précédant l'arrivée. Les machines ont ralenti à l'approche de la terre. Le nouveau rythme m'a réveillé. Je crois que je ne me rendormirai pas, l'excitation me gagne.
L'escale commence toujours bien. C'est plus tard que ça se gâte. Elle ne débute pas au moment où nous posons le pied sur le quai. Elle s'est annoncée loin au large, longtemps avant. Récits, romans, rumeurs, refrains, ragots, recettes. On en rêve, on regarde les cartes. On feuillette les instructions nautiques, les registres des feux, les éphémérides. On en parle, on plaisante, on fait des plans. Les vétérans racontent leurs aventures, toujours les mêmes, plages, bars, restaurants, cuites, bordels, filles... La mer, c'est ainsi, on sait tout à l'avance. On devine qu'on rejouera les mêmes bêtises, ou que, sait-on jamais, pour une fois, ce sera différent.
L'escale, aujourd'hui, Valparaíso ! Port de légende. La chasse à la baleine, les peaux de phoques, la course du thé, la route d'Australie, le chemin de Polynésie, la ruée vers l'or californien, les tremblements de terre, les mines de cuivre, le salpêtre, Robinson Crusoé. Et, 1 500 milles plus au sud, les archipels, les glaciers, les canaux de Patagonie, le détroit de Magellan, le Horn, ses tempêtes furieuses. Oui, on sait déjà tout avant d'arriver. La baie, demi-cercle presque parfait, 33o 02' de latitude sud, 71o 37' de longitude ouest. Ouverte vers le nord. Tour horloge des Jésuites, jadis principal amer des marins. Aux abords de la baie, et même en plein port, plus de trois cents naufrages. De fameuses batailles navales. Langoustes, huîtres, palourdes, crevettes, oursins à foison. Peu de marée, pas de bassins fermés, un dock flottant, une seule continuité de quais. Et aussi plus de cent bordels. « Valparaíso un solo muelle, cien bordellos... » Lancé par un marin argentin croisé dans un bar à Naples. Valparaíso, un seul quai, cent bordels... Proverbe ? Comptine inventée un jour pour le plaisir de faire chanter les mots ? Quand ? Par qui ? Répercutée sur toutes les mers par des marins nostalgiques. « Valparaíso, un seul quai, cent bordels », ça chantait dans nos têtes bien avant d'arriver. Comme l'annonce des délices de Capoue. Et le refrain de la vieille marine « Nous irons à Valparaíso ». Et tout le reste... bout du monde, port des dernières illusions... Une fille dans chaque port...
Déniché dans la bibliothèque du bord, un petit guide des années trente, doublé d'un vieux plan en lambeaux. Étudié chaque soir depuis Panamá. La ville, un agglomérat de collines, les cerros, quarante ou quarante-deux, selon les auteurs, les unes rondes et douces, les autres abruptes. Séparées par des ravins étroits. Hérissées de maisons multicolores. Accessibles à l'aide de funiculaires que les Chiliens appellent ascenseurs, des boîtes de bois et de tôle, vitrées, peintes jadis de couleurs vives, aujourd'hui plutôt rouillées, et tirées par des câbles d'acier sur des rails épousant la pente toujours très raide. Le plus souvent baptisés du nom de leur colline : Villaseca, Artillería, Cordillera, San Agustín, El Peral, Concepción, Reina Victoria, Espíritu Santo, Florida, Mariposa, Monjas, Barón, Lecheros, Larrain. Noms devenus familiers. Comme si j'avais toujours habité là.
Allongé dans le noir, je regarde le plafond aux reflets furtifs, je m'étire. Quelqu'un passe dans la coursive. Légère odeur de café. L'heure de la relève du quart. Quatre heures. Dixième jour de mer depuis la sortie du canal. Hier, en fin de journée, je suis passé par la chambre des cartes. Sur l'ardoise, à la craie, une inscription :
PANAMÁ-VALPARAÍSO : 2 615 MILLES !
HARDI LES GARS !
Au bord de la table, un grand atlas ouvert sur la carte physique en couleurs du continent. Drôle de forme. Grosse bête ventrue rattachée par un mince cordon ombilical à cette autre bête échevelée, l'Amérique du Nord. Dragon trapu pataugeant entre deux océans. L'échine crêtée, la cordillère. La queue effilochée, la Patagonie. Queue fouettant l'eau, crevassée, émiettée, éparpillant ses nuées d'écailles, faisant naître terres, peuples, tribus cachées, aventuriers. Grand corps pataud avec ses forêts interminables, grouillantes, ses fleuves sans rives, ses pampas et ses montagnes, ses hauts plateaux perdus dans les nuages, ses estuaires et ses lagunes, ses archipels et ses détroits. Je regardais l'Amérique réduite à sa carte, je rêvais... Verts acides, bleus d'outremer, rouges sanglants... des couleurs pour traduire la violence d'un continent à jamais sauvage, cruel, irréductible peut-être.
En face de la carte physique, il y avait une carte politique qui montrait les frontières, les villes, les ressources. Tous ces noms... Fourmillants... Les lettres ont fini par recouvrir le paysage... Ils arrivaient de loin, avaries, naufrages, faim, soif, scorbut, mutineries, pendaisons... Et soudain, c'était Belo Horizonte, bel horizon. Porto Alegre, port joyeux. Río de Janeiro, la rivière de janvier. Rio de la Plata, la rivière de l'argent. Buenos Aires, les bons airs. Capitaines de mer farouches, conquistadors cruels. Épiques et naïfs. Leurs moments de détente après des épreuves redoutables. Ensuite, il leur a fallu conjurer la cupidité et la violence, les viols et les pillages, les incendies et les massacres. Alors ils ont invoqué les saints, les sacrements, les fêtes religieuses. En castillan, en portugais. Santa Cruz, la Sainte Croix. Santa Fé, la Sainte Foi. Santos, la fête de tous les saints. Salvador, le Sauveur. Rosario, le rosaire. Et puis Trinidad, Encamación, Asunción, Concepción, Madre de Deus. Continent catholique. Et unam sanctam catholicam et apostolicam ecclesiam... Et les saints, tous les saints. Santiago. São Paulo, San Juan, San Miguel, San Cristobal...
Ou alors, ils croyaient bâtir une copie de leur ville natale ibérique. Córdoba serait la nouvelle Cordoue, mais une Cordoue débarrassée de ses hontes, de ses injustices, de ses servitudes. Une société idéale, belle, pure, oublieuse des crimes, devait naître là. Ville nouvelle, vie nouvelle. Illusions coloniales. Cartagena, Guadalajara, Valencia, Toledo, Burgos... doubles tropicaux de villes rêvées, oubliées, lointaines. Doubles maléfiques, vite rongés par la soif de l'or et les fièvres... Un unique La Paz, la paix. Ah, quand même, ils y avaient pensé ! Et un étrange Montevideo. D'où venait-il celui-là ? Du latin ? Chercher dans un dictionnaire. Ou demander au premier officier mécanicien, si féru de géographie et d'histoire.
Plus prosaïque, il y avait, fixée au milieu de la table par le rabat métallique, la carte 5694 du Service hydrographique de la marine. Une carte où seule figurait une mince bande de terre sur la droite, tout le reste occupé par le blanc de la mer. Mais les marins savent se repérer même dans le vide du papier, toujours bien carroyé par méridiens et parallèles. Notre dernière position était pointée au crayon d'une petite croix, vingt milles, à peu près, au large de Coquimbo. À une douzaine de centimètres de là, vers le sud, accrochée à la verticale de la côte, l'espèce de poche marsupiale « Bahía de Valparaiso ». Le navire faisait bien un centimètre par heure. Nous devions donc arriver au début du jour suivant. Pour l'instant, c'est la nuit, la nuit noire du Pacifique. Je regarde le plafond, sa légère clarté mouvante n'a pas augmenté. Et puis, quand même, bercé par le battement de la machine, je me rendors.
Je me réveille. Plafond clair maintenant, sabord lumineux derrière le rideau blanc. Je perçois l'intérieur de la cabine. Et, dans ma couchette, transmise par le sol et les cloisons, la puissante vibration : nous voguons au ralenti. Des éclats de voix. Au-dessus des pas, des chaises traînées. Comme s'il n'avait attendu que mon réveil, mon compagnon de cabine parle.
– Enfin, nous y sommes. Va falloir se lever. J'entends la salle à manger se remplir.
Roger est allongé sur le dos. Vêtu d'un T-shirt marqué PSNC, drap et couverture repoussés à la ceinture. Il a les mains derrière la nuque, il regarde lui aussi le plafond. C'est notre écran de cinéma. Quand nous parlons, quand nous rêvons, les images semblent y défiler. Il est vide, il est gris, il est neutre, il se prête à toutes les imaginations. Il capte souvent les minces zigzags de lumière des vagues.
Quand je suis monté à bord pour la première fois, à Marseille, neuf mois auparavant, Roger occupait seul cette cabine réservée aux élèves officiers, aux pilotins ou aux passagers en excédent. Rectangulaire, prévue pour quatre personnes, deux couchettes fixes en bas, de chaque côté de la pièce, les deux autres au-dessus des premières mais rabattues dans les cloisons et réduites à deux grands panneaux de laque violette veinée de blanc. Une table d'aluminium recouverte de cette même laque. De part et d'autre de la table, deux chaises amarrées au sol à l'aide de chaînettes tendues par de petits ridoirs.
Sur un côté du rectangle, une autre cabine, étroite, en partie cloisonnée de vitres opaques, double la grande : sol de carrelage avec dalot d'évacuation, toilette, lavabo, bac à douche bordé d'une grande poignée antiroulis, un séchoir à linge qu'on peut hisser au plafond grâce à une poulie. L'une des deux cloisons longues de la cabine, celle du sabord carré, celle de la couchette de Roger, suit la coursive ouverte ménagée sur le pont principal, sous les étages du château. Nous disposons ainsi au long du bord d'une sorte de promenade abritée ponctuée de minces épontilles. La même coursive se répercute à tribord, et, à l'étage supérieur, le long des cabines des officiers, de leur salle à manger, du carré et du local radio. Ces élégants balcons, empruntés par l'architecte au style des paquebots, peut-être même aux navires à aubes du Mississippi, font partout l'admiration des amateurs de belles formes navales. Mais par gros temps on risque de rentrer trempé. Aussi l'architecte a doublé chaque sortie d'un sas qui communique avec les échelles et les coursives intérieures du château.
Le soir où j'ai embarqué, une quinzaine d'heures avant l'appareillage, les bassins de La Joliette étaient plongés dans une brume cotonneuse et grise qui atténuait tous les sons. Ambiance sinistre. Froid coupant de fin février. Presque personne à bord. Un matelot de service m'a montré la cabine. À bâbord, au rez-de-chaussée du château. Il y faisait très chaud. J'ai posé mon sac sur la table, je suis sorti faire un tour sur le pont. Tout semblait bizarre, irréel. Les hangars étaient à moitié rongés par le brouillard. Les quais s'arrêtaient net à 20 mètres. Je ne voyais même pas le fond du bassin. Le long du bord, l'eau était lisse, immobile, d'un ton brun sale. L'air vaporeux, épais, humide, sentait la poubelle et le soufre. Je regrettais d'être venu à bord si tôt. J'aurais pu rester en ville, aller au restaurant, au cinéma, n'embarquer que vers onze heures ou minuit. Ou même ne pas embarquer du tout, reprendre le train, repartir vers Paris, rester terrien, résolument terrien.
J'ai parcouru la coursive. J'ai pris l'échelle menant à l'étage supérieur. Les sabords du carré étaient illuminés. Deux hommes étaient assis dans de grands fauteuils club en cuir et buvaient tranquillement. L'un d'eux m'a aperçu et m'a fait signe. J'ai trouvé la bonne porte. Et j'ai fait connaissance des deux seuls officiers présents, le premier officier mécanicien et le commandant en second. Puis, un instant après, de celui qui, faute de personnel, était à la fois le chef cuisinier et le steward du navire, Amédée Diop, un Sénégalais costaud, souriant et affectueux. Il fit irruption en veste blanche dans le carré pour nous dire qu'il allait servir dans une minute. Nous nous sommes levés, nous avons franchi les trois mètres qui séparaient le coin « carré » du coin « salle à manger ».
Les deux hommes se sont placés chacun d'un côté de la table. Le second, petit, râblé, fine moustache, m'a fait signe de m'asseoir près de lui.
– Le pont à droite, la machine à gauche. Et le commandant préside en bout de table. Même quand il est absent ! Attention, sa place est sacrée ! Nous pouvons commencer. Je crois qu'il n'y aura personne d'autre. Nos amis vont arriver à l'aube. Ils profitent jusqu'à la dernière seconde du nid familial...
– Du nid familial ou des cuisses chaudes de leur maîtresse ! a lancé avec une moue vulgaire l'officier mécanicien, la trentaine, plutôt grand et mince, soigné. Heureusement que nous, nous sommes là ! Ne serait-ce que pour faire allumer le chauffage !
Diop est venu nous servir le vin. Le second a brandi son verre. D'un ton solennel, un peu affecté mais ironique, il a fait un minuscule discours de bienvenue.
– Eh bien, je lève mon verre en l'honneur de notre nouveau pilotin. Un pauvre condamné à la dure vie des marins. Un de plus ! Comme disait Platon : « Il y a les vivants, les morts et les marins ! » Ou comme disait je ne sais quel autre philosophe à la noix : « Les marins sont des gens de peu se nourrissant d'alcool et de tabac et servant à la conduite des bâtiments ! » Je ne sais pas ce que vous venez chercher ici. On voit tout de suite que vous n'êtes pas un marin. Plutôt un poète. Mais c'est très bien. On a besoin de poètes, même à bord des navires ! En attendant, regardez (il montrait de la main le petit bar du carré, avec, dans une vitrine, ses bouteilles bien arrimées dans leurs socles évidés et caoutchoutés), on ne risque pas de mourir de soif. Demain vous connaîtrez vos autres compagnons de bagne. En attendant, cher pilotin, bienvenue à bord du Léopard ! Aïe ! Je l'ai dit !
Les deux officiers se levèrent, se mirent au garde-à-vous, et, imitant le lion de la MGM, firent une sorte de grimace, la tête penchée sur le côté, la bouche en biais, en émettant un rugissement de fauve. Ils reprirent place et ils m'expliquèrent que ce jeu, infantile à mes yeux, était un rite du bord. Si quelqu'un prononçait le nom du navire, au carré, ou dans un autre local du cargo, ou en public, c'était une sorte de sacrilège. Il fallait se lever et, sans fournir la moindre explication, rugir en remuant la tête. Je crois bien que le second l'avait fait exprès pour cette occasion. Même le diminutif Léo tombait sous le coup du rite. Donc, en général, dans la conversation, on évitait de prononcer le nom du bâtiment. On disait « le navire », ou « le cargo », ou « la barcasse », ou « le vieux ponton », ou « notre vieille baille », ou « le baquet », ou « la vieille carcasse », ou « cette ferraille », ou n'importe quel surnom dont on affuble d'habitude les embarcations. En revanche, on avait le droit de prononcer en toute liberté le nom de la Panthère, le sister-ship du Léopard.
En absorbant la soupe au pistou, le rôti de veau et le plateau de fromages, les deux hommes se firent un devoir de me mettre au courant de tout : le caractère, les mœurs, les manies des officiers et des membres les plus remarquables de l'équipage, vingt-trois hommes en tout, avec moi ça ferait vingt-quatre, la vie et les habitudes du bord, les circuits préférés de la compagnie, les petits arrangements avec les règlements, la personnalité débordante du pacha, les incidents, drames, anecdotes et aventures du cargo depuis sa sortie du chantier naval six ans auparavant.
Roger s'est levé. Il ôte son short et son T-shirt de la Pacific Steam Navigation Company et les jette sur sa couchette.
– Je prends la douche le premier !
Il fait glisser la petite porte vitrée de notre salle de bains, la referme derrière lui. Bruit fin du jet de la douche redoublé du claquement saccadé des cascades d'eau sur le carrelage. Quelqu'un crie un ordre de la passerelle vers l'avant du navire. Sans doute la préparation des apparaux de mouillage. Nous ne devons plus être loin de la côte.
Le premier soir à bord, le dîner s'était prolongé une petite heure dans les fauteuils de cuir du carré. Avec d'épais verres de cristal frappés aux armes de la compagnie et remplis par Diop d'une belle rasade d'un délicat cognac. Le second et l'officier mécanicien avaient rivalisé d'esprit pour me faire bonne impression. Tous les ragots du bord y étaient passés. Je laissais errer mes yeux sur les cloisons, sur quatre petites peintures à l'huile de même facture et de même tonalité, montrant des scènes maritimes modernes. À regarder de plus près à la première occasion. Et aussi sur le grand écusson bleu ciel et noir de la compagnie avec le sigle en losange qu'on retrouvait un peu partout sur le navire, sur la vaisselle comme sur le papier à en-tête de la Société commerciale et maritime marseillaise, dite SCMM ou Socomar.
Puis chacun était reparti vers sa cabine. Juste avant de sortir du carré, j'avais pêché un livre dans la bibliothèque. Un seul rayon encastré dans la cloison, courant tout autour de la pièce, et barré, casier après casier, d'une même planchette de bois verni destinée par grosse mer à retenir dans leurs alvéoles les rangées de volumes dépareillés. J'avais choisi celui-là par curiosité parce que son dos, reliure fauve et lettres d'or, était différent des autres. C'était l'Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes d'Alexandre-Olivier Œxmelin. Un ouvrage ancien republié dans les années trente et que quelqu'un avait dû abandonner un jour à bord. « Les voyageurs aiment naturellement à parler de ce qui leur est arrivé, surtout lorsqu'ils sont hors de danger et qu'ils croient que leurs aventures méritent d'être sues. » Beau début pour des Mémoires.
Un peu sonné par le mélange de vin et de cognac, j'avais d'abord feuilleté le volume, picorant des passages ici ou là. J'entamais tout juste les premières phrases lorsque la porte de la cabine s'ouvrit. Un jeune homme brun pénétra dans la pièce. Il vint aussitôt vers ma couchette.
– Salut ! On m'avait prévenu de ton arrivée. Je m'appelle Roger. Roger Ruggieri. Des Ruggieri de Marseille.
Je ne connaissais ni les Ruggieri de Marseille ni aucun Ruggieri d'aucun autre endroit. Je me contentai de lui rendre son salut et de me présenter.
Tout en parlant, il avait commencé à se déshabiller. Il continua à évoluer nu dans la cabine. Le message était clair : comme nous devions passer de longs mois ensemble, la pudeur n'était pas de mise entre nous. Il sortit quelques vêtements, les accrocha, rangea son sac dans son placard, puis il passa un instant dans le cabinet de toilette, enfila short et T-shirt pendus à une patère, et vint se coucher.
– Tu as quel âge ? me demanda-t-il, la main sur le commutateur de sa lampe de chevet.
– Dix-huit. Et toi ?
– Vingt ans dans dix mois. Bon pour le service. Je devrais recevoir ma feuille de route en mer. On verra. J'aimerais mieux qu'ils m'aient oublié. Deux ans de service militaire, ça ne me dit rien. Peut-être que je me tirerai. À New York, à Panamá, ou à Valparaíso.
– Tu risques gros ! Déserteur de la marine marchande, ce n'est pas grand-chose, mais insoumis pour la Royale !
– Il faut vivre dangereusement. Sinon, la vie, quel ennui...
Il a éteint sa lampe. J'ai lu quelques lignes encore puis j'ai éteint à mon tour. Je l'avais trouvé tout de suite sympathique.
Au cours des premières semaines, Roger m'a déroulé toute l'histoire de sa famille. Il était de Marseille, mais « sans l'accent » précisait-il. C'est vrai qu'il n'en avait qu'une infime pointe. Son grand-père était venu d'Italie dix ans avant la Première Guerre mondiale, avec juste une flottille familiale de trois barques de pêche. Il avait réussi à monter à partir de presque rien, en moins de trente ans, une petite mais puissante compagnie de navigation. Il y avait placé ses trois premiers fils. Deux paquebots, une douzaine de cargos, des bâtiments de service, des entrepôts, des bureaux, une belle place au soleil, et le respect des autres armateurs de la région. Le grand-père, à peu près illettré, avait fait donner à ses cinq fils et ses deux filles une excellente éducation. Il les avait tous transformés en bourgeois marseillais aisés, cultivés, élégants, malins, alliances avec des familles de notables, trempette dans la politique locale, échos mondains dans la presse. Même la chute de ce début de dynastie après la crise de 1929 n'avait rien eu de fatal. La société familiale avait été absorbée par une autre où les trois frères avaient été maintenus à des postes élevés. Ils avaient continué à vivre leur vie de bourgeois nantis. Enfin, le vieux avait marié sa fille cadette, Lucia, à un ingénieur chilien devenu depuis un magnat du cuivre.
Roger, après son bac, ne savait pas vers quoi s'orienter. Il tramait dans les boîtes de nuit du Panier et de la Bourse, commençait à fréquenter de vrais voyous. Son père lui avait proposé de s'embarquer. Il verrait du pays. Si le métier lui plaisait, il pourrait toujours faire ensuite une école de la marine marchande. Embarquer sur un bâtiment de la compagnie pour laquelle travaillaient presque tous les Ruggieri aurait mis Roger dans la position gênante de « pistonné ». Grâce aux bonnes relations entre les Ruggieri et les autres armateurs, son père avait pu le placer sur un navire de la Socomar. Le fils s'était plu sur le Léopard. Il s'y trouvait depuis deux ans. En général, on ne pouvait rester pilotin aussi longtemps. Sans doute savait-on à la Socomar qu'approchant de ses vingt ans, il allait être bientôt appelé par l'armée, et on avait fait en sorte de l'oublier.
Roger sort tout habillé de la salle d'eau. Il se penche et jette un coup d'œil par le sabord.
– On n'est pas loin d'arriver. Je monte. Dépêche-toi.
Et il sort. Quand je quitte à mon tour la cabine cinq minutes plus tard, je découvre la côte. Pendant neuf jours de mer, le continent est resté invisible, sa seule présence attestée sur bâbord par les amas énormes de nuages, parfois par quelques pics neigeux très lointains. C'est bien cette fois la côte, tout près de nous, à trois ou quatre milles peut-être, dans le petit jour gris. D'énormes dunes de sable blanc. Des villages. Des plages désertes. De gros rochers battus par les lames. Des routes littorales bien visibles. Des phares. D'autres navires en route.
– Regardez ! crie quelqu'un sur la passerelle. On voit l'Aconcagua !
Je regarde. Je ne vois rien. Ou alors c'est un nuage lointain parmi d'autres nuages lointains. Le soleil est caché derrière la barrière de nuages au-dessus de la cordillère, des rayons fusent à la verticale. Droit devant, au pied des montagnes, s'ouvre la vaste baie. Au fond, dans l'ombre bleue et mauve des collines, encore tout un poudroiement de lumières minuscules. Les machines ont stoppé. Sur l'aileron tribord de la passerelle, un lieutenant surveille l'arrivée du bateau pilote qui saute dans les vagues à moins d'un quart de mille. Je grimpe l'échelle et je rejoins la salle à manger.
Au cours de ces premiers mois de mer, Roger et moi avions beaucoup parlé. Au fil de nos confidences, nous nous étions découvert des idées, des goûts, des habitudes communes. Par exemple l'amour des cartes et des langues. Cartes aux murs dans nos chambres d'adolescents. Du monde entier, îles, isthmes, passes, estuaires, phares... Comme moi, Roger avait aussi veillé sur de vieux romans d'aventures ou des récits d'explorations. Nous nous étions embarqués, nous nous étions retrouvés devant ces paysages que nous avions cru connaître par cœur. D'abord étonnés : il y avait toujours une sorte de dissonance entre le lieu réel et ses images livresques. Les océans étaient agités, les côtes battues par des lames énormes. Les estuaires charriaient des eaux boueuses. Les navires, rouillés, poussifs, se traînaient sur les océans avec des équipages léthargiques et nauséeux. Les villes, désertes sur les cartes imprimées, étaient des métropoles démesurées, grouillantes de foules gigantesques. Tout semblait beaucoup plus sale et plus compliqué.
Les noms des ports, les innombrables ports du monde, nous fascinaient. Ces mots musicaux, Surabaya, Liverpool, Vancouver, Montevideo, Valparaíso... Lieux sans réalité, pures fictions, inventions, aventures minuscules dans les méandres du langage. Nous plaisantions, la folie du calembour nous tenait... avoir une poule, l'hiver à Liverpool... arriver à Vancouver par vent couvert... As-tu vu monter Vidéo ?... Valparaiso, bal paresseux... j'étais sourd à Bahia... et ainsi de suite, du plus bête au plus subtil. Une saoulerie perpétuelle de l'imagination. À bord parfois, Roger allait dans la chambre des cartes jeter un coup d'œil sur le tracé de la route. Il ressortait en feignant l'affolement et lançait au timonier ébahi : « Voyons ! Fais attention ! On va percuter l'O d'Océan Atlantique ! »
– Estne tempus ut surgamus ?
– Quid horae est ?
– Septima et quadrans. Well. Che faciamo oggi ?
– I don't know. We have to visit the city and to taste some good drinks y comer muchas cosas buenas...
– ... e dopo visitare belle ragazze !
– Spassiba ! C'est toujours la même chose !
Les journées commencent souvent en latin, reste de notre commune éducation classique. Incapables d'aller très loin, nous embrayons sur d'autres langues. Comme nous faisons escale un peu partout, nous plongeons avec délices dans tous les idiomes du monde. L'anglais, l'allemand, le hollandais, le norvégien, le russe, l'islandais, le catalan, l'espagnol, l'italien, le grec, les créoles des Antilles, le portugais... nous voulons apprendre toutes les langues. Et même celles que parlent les marins, le breton, le maltais, le sabir... Linguistes fanatiques et naïfs, nous nous gorgeons de mots, de phrases, de tournures. Nous collectionnons les slogans, les dictons, les proverbes. En les collant bout à bout, nous sommes prêts à baragouiner avec le premier passant rencontré pourvu qu'il parle une autre langue que la nôtre. Nous lisons les journaux, les annonces, les enseignes, nous parlons avec des marins, des douaniers, des policiers, des clochards, des vendeurs de glaces ou de beignets, des voyous, des petits maquereaux, des putes. Nous nous répétons les phrases, les locutions, les faux amis, nous nous récitons conjugaisons, déclinaisons, verbes irréguliers comme s'il s'agissait de formules magiques, avides de les voir se graver en nous à jamais. Nous croyons que nous viendrons à bout de n'importe quelle langue. Les parler toutes avec aisance, être partout chez soi, aller au-devant de tous les peuples, débarquer n'importe où, sur n'importe quel quai, être familier de chaque port, de chaque ville, de chaque quartier réservé, de chaque cabaret, de chaque bordel... tel est notre programme de vie. Une utopie de marin.
Tout parcourir. Tout voir. Tout dévorer. Tout recevoir donc. Et nous recevons tout avec joie. D'abord les paysages. Aurores du Bosphore percées des appels répétés et plaintifs des muezzins. Flottilles de voiles blanches des boutres et des baggalas, pirates en folie s'évaporant sur l'horizon flamboyant de Zanzibar. Dunes de Suez, blanches, jaunes, ocre, monotones, ondulant à l'unisson de leurs caravanes de dromadaires. Pics de marbre blanc des Cyclades posés sur la mer cobalt. Terrasses de pierres sèches festonnées de pampres, citrons verts et jaunes, hibiscus cramoisis, dans la molle sieste napolitaine. Tendres palmeraies tunisiennes résonnant des appels modulés par d'invisibles inconnus. Plages sénégalaises désertes, éblouissantes, cinglantes de sel séché, et que raclent rudement les rouleaux réguliers d'une mer rageuse.
Même l'Europe du Nord nous avait parfois offert des moments paradisiaques. Les grands pontons d'acier de Liverpool, gluants de pluie, noirs de rouille, nous étaient d'abord apparus comme les atterrages d'un enfer pour marins. Pourtant, sur les quais pavés, les odeurs de bière nous avaient attirés vers des estaminets tièdes, accueillants comme des nurseries, où officiaient d'épaisses serveuses, des blondes aux yeux pâles. Et puis, nord ou sud, est ou ouest, Amérique ou Afrique, Europe ou Asie, ports, quais, bistrots, dancings, filles, marins, conversations, navires, climats, saisons, tout finit par se mélanger, par se confondre, par fabriquer d'autres souvenirs, d'autres paysages, d'autres histoires.
Dans je ne sais plus quelle escale hollandaise, allemande ou scandinave, une passe du port se faufilait le long de hauts immeubles modernes à balcons et grandes baies vitrées. Un soir, après l'appareillage, nous avions glissé lentement contre ces tranches d'appartements illuminés. Du pont élevé du navire à lège, nous avions vu défiler les rangées de fenêtres. Images fugitives de gracieuses silhouettes de femmes affairées aux cuisines, tournées vers leurs fourneaux ou leurs éviers, ou bien mettant le couvert pour le dîner, penchées, ne montrant que leurs croupes charnues. D'autres, de retour du travail, ne se méfiant pas de leurs fenêtres regardant vers le large, se savonnant le buste, corps demi-nus, proches à les toucher, sur fond de céramique blanche, aisselles sombres doucement crépues, bras et seins ronds et roses. Instant furtif d'émotion. Avec cette espèce d'ubiquité qui est comme le don secret du marin, nous avions aussitôt sauté dans ces appartements confortables et chauds. Nous étions ceux pour qui la table était mise. Nous étions ceux à qui étaient destinés ces corps nordiques tendres, vite entraînés au fond d'un lit douillet, dans le pépiement de petits mots vifs, dans des retrouvailles gourmandes avec ces plis de chair blonde, crème suave et odorante, fondant entre nos bras comme des bonbons, s'ouvrant tout grands sans la moindre hésitation, dissolvant avec bonheur même le rut le plus strident.
Pendant un court moment, les fenêtres avaient déroulé leurs cascades de surprises domestiques ou sensuelles, répétées cinq ou six fois avec quelques variantes, à la façon d'un rêve oriental. Et puis, transition brutale, la façade de fenêtres illuminées avait fait place à la mer, nuit bleue balayée par une brise glacée, juste percée par les môles éclairés et les balises du port. Nous nous étions retrouvés en pleine marée, frissonnants. Un matelot avait rompu le charme par une phrase comique, un jeu de mots vulgaire sur la gent femelle du pays. Nous avions été saisis par les rudes saccades de la mer, par le vent cinglant, par les manœuvres précises à accomplir sans tarder. Les tranches de paradis nous étaient parfois durement comptées.
Me voici donc ce matin-là en train de remonter la galerie ouverte vers la salle à manger. La bordée de service, matelots et officiers, s'affaire sur le pont et sur la passerelle. Machines à l'arrêt, le Léopard roule bord sur bord. Sur une drisse, deux pavillons l'un au-dessus de l'autre, croix blanche sur fond noir (« je suis stoppé »), rouge et blanc (« j'ai le pilote à bord »). Au sommet de la hampe du château, le drapeau chilien, carré bleu frappé d'une étoile blanche, rectangle blanc en haut, bande rouge en bas. Tout est en ordre.
Dans la salle à manger, trois personnes encore attablées, le premier officier mécanicien, le premier lieutenant et Roger. Je salue à la cantonade, je prends place à côté de Roger. Diop jaillit de sa coulisse comme un diable et me verse un grand bol de café fumant.
– Vous vous figurez qu'c'est un paquebot, ici ? Avec vous, j'en suis à mon troisième service ! dit-il en bougonnant.
– Excusez-moi, mais nous n'avons qu'une douche...
– Et en plus il va se plaindre du confort ! dit le lieutenant, ironique.
Diop repart.
– Mon camarade Antoine aime tramer un peu au lit le matin, dit Roger. Vous n'allez pas lui jeter la pierre pour autant.
– C'est toujours ceux qui n'ont rien à faire qui sont les derniers à leur poste, dit le premier officier mécanicien.
Puis il sourit de toutes ses dents pour montrer qu'il a juste joué la petite comédie du bougon sentencieux.
– Quel est le programme ? demande Roger pour couper court à toute discussion.
Le lieutenant vide son bol de café, saisit sa serviette, s'en tamponne les lèvres et récite comme une leçon.
– Neuf heures, mouillage d'attente sur rade au poste numéro 6. Une ancre mouillée et une aussière sur coffre. Double arrimage car danger de coup de vent dans la journée. Nous sommes en avance d'une heure mais les pilotes sont déjà là. Visites habituelles à bord, douanes, police, autorités portuaires. Quatorze heures, le second, le premier lieutenant, moi-même donc, le second lieutenant, le chef cuisinier et son cambusier vont à terre rencontrer l'agent de la compagnie. Seize heures, notre vieille barcasse relève son ancre, gagne le port et s'amarre au quai de la Douane, au poste 3. Équipage réduit à la demi-bordée de quart. Dix-sept heures trente, le plein d'eau. Demain de huit heures à midi, déchargement des trois cales. À quatorze heures, chargement des cales A et C. Petit chargement, d'après ce que je sais. Quatorze heures trente, le plein de combustible. Et les vivres pour la cambuse dans l'après-midi. Appareillage prévu à partir de seize heures. Mais il vaut mieux compter dix-sept heures, je pense...
– Et après ? demande Roger.
– Après ? dit le lieutenant. Après on repasse le canal et on rentre chez nous !
– Non ! En voilà une nouvelle ! Marseille ? Direct ?
– À moins que la compagnie ne profite de l'escale à Valpo pour nous annoncer une autre pirouette... On le saura avant demain matin. J'aimerais mieux pas ! À part cet arrêt imprévu à Cherbourg où j'ai passé trente heures dans le train pour aller embrasser ma femme et mes enfants pendant trois petites heures – Cherbourg-Marseille, je vous le conseille, c'est pire que d'aller au Congo ! –, ça va faire bientôt dix mois que nous sommes partis !
– T'as signé ! dit l'officier mécanicien. Et puis, valait mieux rester célibataire !
– Oui, je sais. Je connais tes théories. Mais tramping, ça ne veut pas dire esclavage. Ou alors convertissons-nous en pêcheurs de morue.
– Y a pas de lois sur ce sujet ? demande Roger.
– Si. Mais justement, elles sont mal faites ! dit le lieutenant. Et dix mois, c'est juste la bonne dose. Enfin, ça nous donne droit à deux mois de vacances.
– Le temps de faire un nouveau moutard à ta femme, dit l'officier mécanicien en haussant les épaules.
Le lieutenant se lève.
– Allons voir la manœuvre.
Ils s'apprêtent à sortir. Je les retiens.
– Vous savez d'où vient le nom Montevideo ?
– Ah ! Ah ! dit l'officier mécanicien. Question intéressante. Il y a plusieurs hypothèses. La première, c'est le cri d'une vigie : « Monte video ! » Je vois une montagne. Mais c'est douteux. Les vigies espagnoles ou portugaises ne parlaient pas latin. La seconde hypothèse, tout aussi tirée par les cheveux, c'est...
Le lieutenant le prend par le bras.
– Viens, viens, tu raconteras la suite ce soir ou demain.
Ils sortent. Diop revient dans la salle avec un grand plateau et commence à desservir.
– Excusez-moi pour tout à l'heure, dit-il. J'étais énervé. Et il va y avoir un quatrième service, les pilotes. Ils défilent au carré. D'abord les deux pilotes. Et puis après, tout l'équipage du bateau pilote, jusqu'au timonier et au mécano couvert de cambouis qui va me salir mes fauteuils, c'est sûr ! Ils se relaient. Tout ça pour quoi ? Café, croissants, bière...
Roger rit.
– Oui, mais, Diop, tu oublies que tu es dans un pays pauvre.
– Chez nous au Sénégal, on n'ferait pas ça !
– Mais ici, tu sais bien que c'est la réputation de tes croissants qui les attire... Et puis, tu n'as qu'à les envoyer à la salle à manger de l'équipage !
– Ça ne se fait pas ! Et après la bière, c'est même parfois un coup de pastis. À se demander comment ils retrouvent leur chemin. Enfin, il y a du trafic sur la baie, ils ne vont pas rester longtemps...
Je termine mon bol de café en regardant le petit tableau accroché au mur en face de moi. Une fenêtre aux montants vert émeraude ouverte sur une mer cobalt. Debout au premier plan, un marin achève d'enfiler un tricot bleu rayé de blanc. En même temps, il détourne la tête vers la fenêtre. Ses yeux et ses cheveux sont noirs, très noirs. Dans la vitre trouble, on distingue une silhouette rosâtre, imprécise, peut-être le reflet d'une femme couchée sur un lit blanc et gris dans la pénombre mauve de la pièce. Il semble que le peintre ait voulu rendre les thèmes classiques et plutôt mélodramatiques de l'appel du large et des amours vénales. Atmosphère glauque, personnages impressionnistes, effet réussi...
La porte sur la coursive s'ouvre en grand.
– ¡ Buenos días, caballeros !
Lancé avec une énergie tonitruante. C'est un des pilotes chiliens. Petit, trapu, le visage indien, brun. Une casquette kaki marquée US NAVY descend bas sur le front. Il porte une grosse veste rembourrée bleue. Dans le dos, en lettres blanches :
GOBERNACIÓN MARÍTIMA
DE VALPARAÍSO
Il vient nous serrer la main. Il s'approche de Diop et le prend dans ses bras. Diop, en train de remplir son plateau de vaisselle sale, n'apprécie pas trop l'abrazo.
– Salut ! Salut ! Ça va ? Ah, l'animal ! Il m'a vu deux fois en deux ans et c'est comme si nous étions cousins. Assieds-toi là et je vais t'apporter ce qu'il faut.
Le pilote sourit. Il ôte sa veste encombrante, la pose sur le dossier d'une des chaises et s'assoit. Nous lui faisons un salut amical, nous sortons.
L'autre pilote est penché hors d'un des ailerons de la passerelle. Il fait des signes en direction de l'officier de quart et du timonier. Le Léo est contre l'un des coffres fixes de la baie. La coupée arrière a été descendue et sa plate-forme déployée au ras de l'eau. Un matelot a croché dans la main courante du coffre à l'aide d'une longue gaffe. Un autre matelot amarre une aussière à l'un des anneaux. Puis tous les deux remontent, tirent l'aussière vers l'arrière du navire où ils la tournent sur les bittes.
– Paré à mouiller ? crie un officier de la passerelle.
– Paré à mouiller ! hurle un des matelots postés sur l'avant.
L'ancre doit être à pic sous l'écubier. La chaîne a été préparée, immenses spires étalées côte à côte sur le pont avant et le recouvrant presque en entier. Encore quelques secondes d'attente. Le pilote toujours penché abaisse le bras.
– À larguer l'ancre ! ordonne l'officier.
– L'ancre est larguée ! lance le matelot en activant son levier, mais la fin de sa phrase est couverte par le vacarme incroyable des soixante mètres de chaîne qui se déversent furieusement par l'écubier faisant trembler tout le navire. Le Léopard dérive un peu sur tribord. De la passerelle, le pilote et l'officier surveillent sa lente évolution. Pendant une à deux minutes, le navire tourne dans le courant, tente de s'arracher au coffre. On donne encore du mou à l'aussière d'arrière jusqu'à ce que le Léo ait tendu à bloc sa chaîne d'ancre et trouvé sa position d'équilibre. Alors on retend un peu l'amarre arrière à l'aide du guindeau. À la passerelle, un matelot descend les deux pavillons et les remplace par la boule noire qui signale que le navire est au mouillage. Le maître d'équipage surveille toutes ces manœuvres, les mains sur les hanches, un mégot éteint et baveux au coin des lèvres. Il a l'air satisfait.
Le commandant en second passe sur le pont. Je m'approche.
– Capitaine, j'ai appris que vous alliez à terre après le déjeuner. Je peux profiter de la chaloupe ?
– Si vous n'avez rien à faire, aucune objection. Il faut demander au lieutenant s'il n'a pas besoin de vous. Un seul pilotin à bord jusqu'à ce soir, c'est sûrement suffisant...
– Merci, Capitaine !
Il s'éloigne.
– Ça veut dire que moi je reste ici jusqu'à l'accostage, dit Roger. Merci ! Enfin, tu vas pouvoir faire du tourisme. On se retrouvera en fin de journée. Pourquoi pas au Roland Bar ?
– Où est-ce ?
– Oh ! Juste là dans le centre-ville. Facile. Tout le monde connaît. Tu n'auras qu'à demander. Donc Roland Bar à six heures.
Je reviens à notre cabine. Le grand-père de Roger avait exigé qu'on le baptise Ruggiero. Le vieux était illettré, mais, dans son enfance, un prêtre lui avait fait apprendre par cœur des centaines de vers du Roland furieux. Dans la famille, on avait trouvé que Ruggiero Ruggieri faisait un peu farce. « Roger » passait bien mieux auprès des Français, en général ignorants de la langue et de la littérature italiennes. Et voilà que Roger me donne rendez-vous dans un « Roland Bar ». Chaque jour, je m'émerveille de ces coïncidences. C'est comme les noms de ville : arriver à Valparaíso, est-ce pénétrer dans la « vallée du paradis » ?
Rasage. Et puis long moment d'hésitation devant mon placard. Chapitre important de la vie en escale, l'habillement. Il faut être prêt à tout, léger, avoir les mains toujours libres. Dans certains pays, on risque de se faire voler et dépouiller. Le folklore des marins est plein d'histoires de matelots et d'officiers tombés dans des embuscades et rentrés nus comme des vers à leur bord. Donc, peu de vêtements, et surtout pas trop coûteux, pantalon de toile, veste légère, chemisette, chaussures du genre mocassins. Pas de papiers, juste ce qu'il faut d'argent pour les menus plaisirs, et encore, bien camouflé dans une poche secrète ou dans le slip. Dans les pays chauds, le slip est plutôt un maillot de bain : en général on commence par aller à la plage. Dans les poches, la carte à en-tête de la compagnie avec le cachet du Léopard remplace pour les douaniers ou les policiers les papiers d'identité. Puis la petite monnaie, les cigarettes, les allumettes, la blague à tabac, la pipe. Surtout éviter le couteau qui ne peut que vous attirer de gros ennuis. Pour les escales froides ou tempérées, le caban pelucheux, protecteur, sur lequel glisse la pluie, la casquette, d'autres chaussures. Enfin, j'ai toujours dans la poche un bout de crayon et un carnet où je note impressions d'un instant, adresses de gens de rencontre, graffitis, slogans, idées surgies au hasard de mes errances. J'aimerais écrire des poèmes, je n'ai pas encore osé.
Le ciel est bleu. Le soleil est maintenant au-dessus de la ville. Au large, il fait frais, mais le bulletin météo affiché à la passerelle annonce 26 degrés pour cette journée de décembre, début de l'été austral. Température à terre, évidemment. Les heures passent. Je vais sur le pont, je regarde la ville, ses architectures étagées et colorées. Je rentre bouquiner et rêvasser dans ma cabine. En mer, à bord d'un cargo, au cours d'une navigation normale, il n'y a pas un travail énorme. Les quarts se succèdent, jour-nuit, nuit-jour... Les terriens ont du mal à imaginer que l'essentiel de la navigation, c'est du sommeil. Une heure par-ci, deux heures par-là. On s'ennuie. On lit. On rêve. On est rarement fatigué, sauf en cas de tempête prolongée, d'avarie, de pépin quelconque. Si bien qu'aux escales la règle est toujours la même, du moins la règle de cette minuscule société que nous formons, Roger et moi : pas question de dormir. Il s'agit chaque fois d'aller d'un bout à l'autre de la nuit, quelle que soit l'escale, quels que soient notre fatigue, notre ivresse ou notre ennui. Seconde règle : laisser surgir les gens et les événements au hasard, et, là aussi, aller jusqu'au bout de toutes les aventures même si elles sont vulgaires, même si elles sont dangereuses. Rencontrer le plus possible de gens nouveaux, parler le plus possible de langues, boire et manger le plus possible, faire l'amour avec le plus possible de filles, dépenser tout notre argent et, d'une façon générale, voir et apprendre le plus possible de choses nouvelles. Les deux règles, celle de l'insomnie et celle de l'aventure imprévue, sont comme deux principes sacrés. Elles se sont établies entre nous sans que nous ayons même besoin d'en parler. Nous n'oserions nous y dérober sous aucun prétexte, fatigue, maladie, spleen ou simple bouderie. Navigateurs de la nuit, navigateurs de l'imprévu, nous marchons au-devant de tout ce qui peut s'offrir à nous dans la fête permanente des ports du monde entier.
Je ressors. Le déjeuner finit par arriver. Discussions au moment du café. Impatience. Enfin, le second donne le signal du départ. Nous gagnons la coupée, descendons au ras de l'eau. Une des chaloupes est là, qu'un matelot retient avec une gaffe. Un autre s'escrime sur le moteur.
– Ça ne marche pas ? demande le commandant en second.
– Sans doute un peu rouillé. On devrait les mettre à l'eau plus souvent...
Le moteur démarre en pétaradant et en lâchant une grosse bouffée de fumée noire nauséabonde.
– Bon, dit le matelot. Ça tiendra bien jusqu'au quai.
Nous embarquons, aidés par le matelot. Puis le timonier déborde et nous fonçons à travers la baie. Pendant un moment, la minuscule chaloupe longe les flancs gris d'un navire de guerre au mouillage.
– C'est le Prat ! crie le lieutenant par-dessus le bruit du moteur. Un croiseur léger... acheté aux Américains... il y a six ou sept ans... c'est l'ancien Nashville...
À mesure que nous approchons, les détails se détachent de la toile de fond. Bâtiments portuaires, navires à quai, entrepôts, grues. Nous doublons maintenant le dock flottant, énorme muraille verticale et rectangulaire de métal gris. Puis la chaloupe fait une large courbe pour rejoindre le Muelle Prat. Il y a du monde sur le quai. Des oisifs, des pêcheurs à la ligne, des jeunes garçons en guenilles, des touristes... Un voilier magnifique, d'un blanc éclatant, occupe à lui seul tout un côté du môle.
– Esmeralda ! dit le lieutenant. Navire école... marine chilienne... quatre mâts !... seule la misaine gréée carré... les trois autres en goélette... 105 mètres de long... dessiné par le fameux cabinet d'architectes Camper et Nicholson... tout neuf... achevé il y a six ans... splendide, non ?
Chacune de ses voiles bien carguée. Pas un pli, pas une ride. Symétrie parfaite. Comme une maquette. Tout brille. Incroyable. Un groupe de matelots installe des lampions dans les haubans au-dessus du pont. Nous tournons autour du môle, nous venons aborder dans la partie vide des quais. Un homme en chemisette rose avec cravate bleue nous fait de grands signes. C'est l'agent de la compagnie. Tandis que nous accostons, il descend les marches au-devant de nous. Il tient à nous serrer la main à tous. Nous faisons quelques pas sur le quai. L'agent a une voiture à proximité, il dit qu'ils tiendront tous, il entraîne les trois officiers, le chef cuisinier et le cambusier. Je les salue, je m'éclipse. Je marche sur le sol dur. Je retrouve la terre ferme.