CINQ

Nous sortons de chez Le Floch pour pénétrer aussitôt dans la maison voisine. Très semblable à l'autre. Mêmes cloisons de bois. Pas d'objets de marine, des livres empilés sur de vieux buffets dans l'espèce de salle de séjour occupant presque tout l'espace. Une terrasse, large baie vitrée coulissante, un peu déboîtée. Une petite radio Zenith sur la table, des piles de dossiers, des dictionnaires en vrac écrasant les papiers. Un New York Times déplié.

– Tu m'excuseras, c'est en désordre, je n'ai pas eu le temps de ranger après une séance de travail. Oui, je fais aussi des traductions en anglais pour la Chambre de commerce. Ça améliore l'ordinaire. Est-ce que tu veux boire quelque chose ?

– Non, merci. Cette fois je crois que j'ai assez bu. Il faut que je ralentisse un peu. De l'eau ou un jus de fruits, ça m'ira tout à fait.

Il ouvre en grand la baie vitrée. Il approche du bord de la terrasse deux fauteuils de rotin tressé style colonial. Il allume la radio, musique en sourdine. Summertime. Il sort de la pièce. Je l'entends remuer des verres. Il revient avec deux menthes à l'eau. Je m'installe dans un des fauteuils, face à la mer. Jack saisit un objet sur une étagère. Une petite boîte de laque à motifs chinois.

– Regarde !

Il ôte le couvercle. À l'intérieur une sorte de pâte épaisse, brune, entre le caramel et le pain d'épices. Une odeur âcre, envoûtante.

– Tu sais ce que c'est ?

– Non.

– Haschich ! J'ai aussi de l'herbe. C'est la même chose mais moins fort. Si tu veux, on peut goûter les deux, l'un après l'autre. Tu en as déjà pris ?

– Non, jamais...

– Eh bien, c'est l'occasion, ce sera la première fois...

Il a sorti une autre boîte, plus grosse, pleine d'une sorte de foin vert odorant, avec des restes de belles feuilles dentelées. Il vient s'asseoir à côté de moi. Il commence par rouler une cigarette d'herbe pure. Il l'allume, aspire deux bouffées puis me la tend. Très fort. Fumée épaisse, presque comme un liquide tiède. Sucrée et poivrée à la fois. Instantanée. Profond dans les fosses nasales, la gorge, les poumons. Saisit aussitôt le devant du crâne. Me sens vite bien, très bien, et gai. Je lui repasse la cigarette. Il aspire une longue bouffée, ferme les yeux, rit un peu. Il prend une brochure et me la met en mains.

 

¡ MARIJUANA PELIGRO DE MUERTE !

 

– Mes compatriotes américains envoient des brochures en espagnol dans toute l'Amérique latine. Ils écrivent que ça rend fou, lubrique, assassin, que sais-je encore. Ils racontent des histoires. Un homme se serait jeté par la fenêtre de son bureau d'un gratte-ciel new-yorkais, comme si on pouvait si facilement ouvrir les fenêtres des gratte-ciel ! Un autre aurait tué toute sa famille et même les trois policiers qui venaient l'arrêter, mais qui, où, comment et quand, ça, ils ne le précisent pas. Une jeune femme de bonne éducation se serait livrée à la prostitution sous l'influence de cette horrible drogue verte. Et ainsi de suite. Des histoires à dormir debout. Auxquelles personne ne peut croire ici parce que chacun connaît toutes sortes d'herbes sud-américaines bien plus fortes. Je peux te dire que c'est bien meilleur que le tabac ! Je dors bien. Je fais des rêves surprenants...

– Où trouves-tu cette herbe ?

– Ici, sur le port. Dans des bars ou dans la rue. Il y a des marins qui en vendent. Je crois quelle vient des Caraïbes, ou peut-être de Colombie. Parce qu'ici, au Chili, je n'en ai jamais vu cultiver. La lumière fait mal aux yeux quand on fume de l'herbe.

Il éteint la lampe. La terrasse est seulement éclairée par les lueurs de la ville et du port. Jack parle doucement.

– Tu te souviens de ce que dit Baudelaire ? « On vit plusieurs vies d'homme en l'espace d'une heure. » C'est dans Les paradis artificiels.

– Je m'en souviens. Mais je ne pensais pas qu'il me faudrait aller si loin pour rencontrer le haschich. Je songeais plutôt à l'Orient... Plus près de la Méditerranée...

– Oui. Le Vieux de la Montagne, les Haschichins qui ont donné les Assassins, toute cette belle légende. Est-ce que ça ne serait pas cette histoire qui a inspiré les policiers américains pour leur campagnes contre la marijuana ? Baudelaire parle aussi de l'opium :

 
 

– Et je peux te dire comment ça se termine, tous les marins devraient connaître :

 
 

Jack me coupe avant la strophe finale, il me tend la cigarette. J'aspire. J'avale. Je ferme les yeux. Gagné par une torpeur agréable. Plusieurs vies d'homme en l'espace d'une heure. La fumée me pénètre, je deviens la fumée, je m'évapore, je m'enroule en spires souples, je dérive, je plane au-dessus des collines, du port, des navires, je deviens navire, je bondis sur les vagues, léger, vers le large... L'océan s'ouvre devant moi, je glisse sur les eaux vers l'horizon lumineux, je suis l'eau et la nuit, je suis l'oursin et sa glande, je me dévore moi-même, je regarde les flaques de sang sous les tables des poissonniers, ces voix charmantes et funèbres, Paola seins gonflés, erizos, machas, almejas, ostiones, choros, j'aime la musique des mots, et aussi les mots des marins, el timón y el áncora, la barre et l'ancre, el casco y la quilla, la coque et la quille, babor y estribor, un seul quai, cent bordels, un de sauvé mille de noyés, aujourd'hui vivants demain morts, Paola baisers hollywoodiens, Kama-sutra, la biche, la jument, l'éléphante, el opio de los pueblos, « je ne pensais pas que ça pouvait devenir si gros », No me olvides, lleváme, ne m'oublie pas, emmène-moi, les meilleurs amis de la femme, Paola à la plage, Che facciamo oggi ?, la chanson du tango fameux, Quid horae est ? Je me mets à réciter à voix basse :

 
 

Le salon, tourné vers l'horizon marin nocturne, évoque la passerelle du navire. J'ai les yeux ouverts sur l'obscurité comme un timonier attentif. Mais ici, chez Jack, ce n'est pas l'esprit de veille, de vigilance qui me tient. Au contraire. Je me laisse aller dans mon fauteuil, je sens mes paupières se fermer, ma tête s'alourdir, je perds mollement conscience, je m'endors. Timonier des rêves ! Au bout d'un moment, j'émerge un peu. Dans mon demi-sommeil, je pense à l'un des quatre tableaux accrochés au mur, au carré du Léopard. Fenêtre grande ouverte, toujours, semble-t-il, sur le même port, le soir. Lumières des navires. Un phare au loin. Quinquets. Néons des enseignes. Orange, vert, rouge, violet. Silhouettes noires et indistinctes de passants pressés. Une sourde fatalité pèse sur le décor où dominent le bleu de Prusse et la terre de Sienne. Gros pavés disjoints ? Rails qui ne mènent nulle part ? Squelettes menaçants des grues figées sur le ciel délavé ? Acteurs fantomatiques ? Pièce déserte ? Comme si un crime allait être commis, ou bien comme si la guerre venait d'être déclarée.

Je replonge dans la torpeur. Et si cette menace était juste à côté de moi ? Si c'était Jack précisément ? Jack l'Éventreur ! Moi, la prochaine victime innocente. Nouvelle secte des Assassins prédite par les censeurs américains... Il faut absolument que je sorte de ce cauchemar. Je ne parviens pas à émerger. Je m'accroche. Je bouge un bras. L'escale commence toujours bien, c'est après que ça se gâte ! J'ouvre les yeux. Je regarde autour de moi, corps paralysé. Jack est toujours assis là, fumant, paisible, souriant, le regard vers la nuit marine.

– Tu as dormi, dit-il.

Il me tend une nouvelle cigarette allumée.

– J'ai fait un rêve étrange. Ou plutôt, ce n'était qu'une sensation. J'ai imaginé que tu étais Jack l'Éventreur et que tu allais t'attaquer à moi...

– Jack the Ripper ! Ah ! Ah ! Pourtant, il ne s'attaquait qu'aux femmes, croit-on. Et tu n'es pas une femme !

– Et toi, tu n'es pas Jack the Ripper !

La seconde cigarette semble encore plus violente que la première. Long silence. Je somnole encore un peu. La voix de Jack me fait sursauter.

– Puisque nous en sommes aux confidences, je vais te dire quelque chose. Il y a une part de vérité dans ton rêve. J'aime les hommes. Et pendant que tu somnolais, j'avais très envie de toi. Je me demandais comment faire pour te séduire. Et j'imaginais même que si tu ne voulais pas, je pourrais peut-être te forcer. Est-ce que tu l'aurais deviné, par hasard ?

D'abord, je ne réponds pas. J'ai surtout envie de ne pas être dérangé dans ma torpeur. En fait, j'avais un peu deviné depuis notre rencontre au marché. Jack, beauté presque féminine, délicatesse de langage, ton un peu affecté...

– J'aime ta franchise. Mais je ne vois pas comment tu pourrais me violer !

Il rit.

– Tu es mince, tu n'as pas l'air très costaud. Je suis beaucoup plus fort. Je pourrais te maîtriser et faire ce que je veux de toi...

Dans un bref flash, je me vois attaché nu aux barreaux de sa balustrade, je l'imagine, lui, nu aussi, sexe dressé comme un faune pompéien, s'approchant, me violant avec brutalité... sur fond de la ville illuminée... sur un air d'opéra... avec volutes de marijuana... je ne sais pourquoi, l'image me fait rire. En fait, peut-être que j'aimerais bien vivre une telle aventure ! Ne serait-ce que par curiosité...

– ... mais ce n'est qu'une idée folle en passant. Je n'ai pas l'habitude de forcer mes amoureux ! Tu es plutôt mignon, Antoine, et j'aimerais beaucoup coucher avec toi. Et même tout de suite si tu es d'accord...

 

Je le trouve plutôt direct, effronté. C'est un vrai Américain. Plus sincère, va droit au but. Dit ce qu'il pense sans timidité. Exprime ses désirs direct. Ça vient d'où ? Protestant ? Juif ? Catholique ? Anabaptiste ou autre ? Daniel... plutôt nom de prophète juif ? L'escale, qu'elle soit riche comme Rio ou pauvre comme Liverpool, est toujours une surprise. Nos principes, à Roger et à moi, sont de laisser toutes les aventures s'offrir à nous, telles qu'elles adviennent, et de les affronter sans préjugés. Quantité des rencontres, qualité des rebondissements... fil décousu des errances... On nous entraîne... nous glissons de fête en fête... nous rencontrons des personnages... fantasques, futiles, rêveurs, piqués, dramatiques... la nuit se déploie comme une partition élégante écrite d'avance, facile à déchiffrer, facile à jouer... nous ne sommes conduits que par le pur hasard... scènes énigmatiques... rites exotiques... attablés dans un bouge... affalés dans un restaurant... vautrés sur un canapé... couchés dans un lit étranger... à chaque instant, nous sommes réceptifs à tout, à ces corps qui boivent avec nous, qui s'offrent, qui se dénudent, qui parlent, qui nous racontent d'autres histoires, des histoires qui se déversent en nous, nous ensemencent, se mélangent les unes aux autres et dont peut-être nous rêverons longtemps... nous cherchons parfois à nous arrêter, à comprendre, à retenir des noms, des adresses, à prendre des rendez-vous... le courant nous emporte, impossible de s'accrocher... cette magie de la fuite en avant, nous la sentons se mettre en place dès les premières gorgées de l'escale... l'alcool glisse en nous, se répand dans nos veines, brouille notre raison, trouble notre vue, réveille les idées les plus folles, irradie nos membres, nos nerfs, nos viscères, nous transfigure, ouvre les barrières, rend tout un peu mystérieux, primesautier, poétique... nous devinons les pensées... nous pénétrons dans les corps, dans les rêves... nous changeons de sexe... nous sommes homme et femme à la fois... nous pensons comme Einstein et Marie Curie réunis... nous séduisons comme Tyrone Power et Marilyn Monroe... nous dansons comme Gene Kelly et Cyd Charisse... nous chantons comme Cab Calloway et Billie Holliday... nous sommes jeunes, beaux, invulnérables, conquérants, radieux... nous connaissons par cœur Rimbaud et Baudelaire... nous sommes des anges ou bien des diables, va savoir... c'est l'escale... donc coucher avec des femmes ou des hommes, quelle différence ?

Mais alors, pourquoi la proposition de Jack provoque-t-elle en moi ce drôle d'embarras ? C'est lui qui reprend la parole.

– Tu ne réponds pas ?

– C'est que je ne sais pas quoi répondre.

– Tu n'as jamais couché avec un homme ?

– Non.

– Et tu n'as pas envie d'essayer ?

– Je ne sais pas. Je n'ai rien contre. Je suis partisan de faire toutes les expériences possibles, dans la vie. Mais là, actuellement, à cet instant même, je n'ai pas envie.

– Tu n'as pas envie de moi ? Je ne te plais pas ?

– Écoute, Jack, ce n'est pas ça. Pas ça du tout. Je te trouve très sympathique. Je n'ai pas envie du tout.

– Bon. N'en parlons plus !

– Qu'est-ce que c'est que tous ces papiers ?

 

Autant changer de conversation. Et essayer de sortir de la marijuana. Je lui montre un tas de vieux documents empilés sur une table basse tout près de mon fauteuil. Dehors, la nuit toujours, les navires sur la baie, leurs lumières, la ville en contrebas avec ses rues brillantes et animées. Jack ne se démonte pas. Très fair-play.

– Ce sont des copies que j'ai fait faire aux Archives nationales. Je m'intéresse aux petites histoires du Chili. Pas les grandes batailles, les faits secondaires. Connais-tu l'histoire du roi d'Araucanie ?

– Le roi de quoi ?

– C'était un Français. Il s'appelait Antoine Tounens. Il était né vers 1825 dans le Périgord. Plus tard, il a prétendu descendre d'un prince, il s'est fait attribuer la particule. Après, donc, ce sera « de Tounens ». Ses parents, des paysans aisés, avaient réussi à lui payer des études. Il était devenu notaire. Un rêveur. Il avait dû lire deux ou trois livres qui évoquaient l'ancien Chili, celui des Araucans, appelés aussi Mapuches. Il s'est entiché de ces régions lointaines qui, à l'époque, n'appartenaient à aucune des grandes nations coloniales. C'était sans doute un monomane, mais à la différence des maniaques communs rivés pour la vie à leur café du Commerce, lui, il est allé jusqu'au bout de son rêve. Il s'était mis en tête de rassembler les tribus sauvages éparses sur des milliers de kilomètres et de se faire proclamer leur roi, rien de moins !

Il vend son étude, il emprunte beaucoup d'argent à ses proches. Il part d'abord pour Paris. Il se fait fabriquer des uniformes, des sceaux royaux, des monnaies. En juin 1858, il s'embarque au Havre sur un paquebot anglais. Il débarque fin août à Coquimbo. Il y reste deux ans. Pour apprendre la langue. 1860, sa grande année. Il écrit au président de la République du Chili, aux ministres, aux journalistes. Il annonce son avènement au trône, il signe ses actes « Orélie-Antoine Ier, roi d'Araucanie ». Il descend à Valparaiso. De là, il annonce qu'il a annexé la Patagonie à l'Araucanie. Tout le monde se moque de lui. Il ne s'en rend sans doute pas compte.

 

Je lutte contre l'irrésistible sommeil de l'herbe verte. Je veux entendre son histoire jusqu'au bout. Pas de faiblesse !

– Il apprend qu'il y a des mouvements de cavaliers araucans dans la région sud. Au-delà du fleuve Bíobío qui, à Concepción, se jette dans le Pacifique. La région n'est pas inconnue, certes, mais elle n'a pas encore été conquise par les Chiliens. Au moins 2 000 kilomètres à vol d'oiseau du Bíobío au cap Horn. Un territoire immense dont personne ne connaît vraiment les menaces. Sauf que les Araucans sont forts, excellents cavaliers et guerriers cruels. À la fin de 1861, Tounens franchit à gué le Bíobío. Il est à cheval, en grand uniforme. Une légende indienne disait qu'un homme blanc grand et barbu viendrait apporter aux Indiens la fin de leurs tourments. Orélie-Antoine Ier fait la tournée de quelques tribus avec un interprète. Il prononce des discours solennels, parvient à séduire quelques caciques. On l'acclame. Il tient ainsi deux semaines. Ce qui témoigne d'un certain courage. Il se déplace à cheval, comme un vrai guerrier, à travers une contrée inconnue.

En revenant vers Concepción, il est arrêté par des soldats chiliens, jeté au cachot dans le fort de Nacimiento. Le pauvre roi d'Araucanie n'a alors que trente-six ans. Procès. Dossier si compliqué que le tribunal se déclare incompétent. Tounens croupit dans son cachot. Il est malade. Le consulat de France s'occupe de lui. On le déclare fou. Il est confié à un navire de guerre français qui passe à cette époque par le Chili. Antoine de Tounens est rapatrié. Il débarque en mars 1863 à Brest et regagne Paris. Il reprend sa campagne. Il écrit un livre, il poursuit son projet araucanien.

Il fréquente tout un monde bizarre. Il séduit de riches gogos, dépense leur argent. Il s'entoure de drôles de chambellans. Il lance des emprunts avec des financiers véreux. Échec. Il doit s'exiler un temps à Londres. Il revient en France, devient la coqueluche, ou plutôt le bouffon, de la fameuse bande du Chat Noir. Il y a là Édouard Manet, Alphonse Daudet, José-Maria de Heredia, Nina de Villard et nos amis Verlaine et Rimbaud. Imagine la rencontre entre Arthur et Antoine ! La Patagonie devient à la mode. Tounens distribue les baronnies, les duchés, les comtats. Il ne se lasse pas de son rêve chimérique.

Il repart en 1869, débarque cette fois à Buenos Aires, il descend vers la Patagonie, traverse les zones de combat, est fait prisonnier par les Indiens. Il est libéré plus tard par un cacique mapuche qui s'est souvenu de lui et qui l'emmène de l'autre côté des Andes, côté chilien. Son histoire devient confuse. Ce qu'on sait : le roi repasse un jour les Andes et, via l'Argentine, s'en retourne à Marseille. Mieux préparée, entreprise avec quelques amis sûrs, l'aventure aurait pu aboutir. Après tout, ces territoires à l'époque n'appartenaient à personne. Et on connaît des épopées coloniales semblables qui ont marché un temps, non ? Mais Tounens était seul, très seul.

Il revient vers l'Araucanie-Patagonie une troisième fois. Encore par Buenos Aires. C'est en 1876. Entretemps, l'Araucanie est devenue chilienne et la Patagonie a été partagée entre l'Argentine et le Chili. Enfin partagée, c'est une façon de parler. La chicane n'a cessé de régner. Tu es au courant des remous autour des frontières ? Il y a eu des tracés de lignes douteux, des disputes, des escarmouches, et ça continue encore aujourd'hui. Il n'y a qu'à regarder la carte. Par exemple cet extravagant découpage de la Terre de Feu. La terre de Magellan ! Découpée au couteau ! En deux par le milieu. Comme une tarte. C'est vrai que c'est un gâteau ! Or et pétrole ! J'attends avec impatience le mouvement autonomiste de Tierra de Fuego ! Qui jettera dehors et l'Argentine et le Chili. Pour l'instant, ils se regardent à la jumelle de part et d'autre d'une ligne tracée sur le papier. Et il y a souvent des incidents. Ridicules bien entendu.

Revenons à notre héros comme on dit dans les romans, car c'est vraiment un personnage de roman, un perdant, un looser de western, mais un vrai héros. L'homme qui voulut être roi, comme celui de Kipling. Sauf que ça finit de façon moins horrible. Sans têtes coupées. Tounens ne peut même plus pénétrer dans « ses » territoires. Il végète sur la rive argentine du río de la Plata. Il se traîne auprès des administrations. Il quémande maintenant. Vieux fou tentant de faire reconnaître ses droits, non plus à la couronne, mais à une simple concession, comme des milliers de chercheurs d'or ou de cow-boys qui s'enfoncent alors vers le Sud. Le roi déchu vit dans des pensions modestes. Il devient clochard. Il est recueilli à l'hôpital français de Buenos Aires et, enfin, rapatrié par le consulat de France. Il rentre à Bordeaux puis chez lui, dans son village du Périgord. Celui qui a connu la Pampa ne peut se suffire du Périgord, si belle soit cette région ! Il y meurt un an plus tard. Il a à peine cinquante-trois ans. Il a été entièrement usé, consumé par son rêve royal.

– C'est une belle fable sur l'ambition !

– Et sur la folie...

– Disons sur la folie de l'ambition !

– Les gens qui racontent son histoire ici, oralement, dans les livres ou dans des articles, ne peuvent pas s'empêcher de se moquer de lui. Pourtant, moi, je le trouve touchant. Qui sait si la plupart des grands conquérants de ce continent, les Cortés, les Pizarro, n'étaient pas aussi piqués que lui ?

– Comment expliques-tu ce délire sur la Patagonie ?

– D'abord, il y a le pays lui-même. Une sorte de Sibérie, mais moins rude, tempérée par les deux mers. Des paysages sauvages, l'horizon vertigineux, des bras de mer prodigieux, des îles, des fjords, des glaciers, des lacs, des montagnes. Le vent, les nuages, les couleurs. La solitude. Un ailleurs quasi inaccessible. Le lointain définitif. Le vrai Sud profond.

Et il y a le nom ! Patagonie et Patagon. C'est Magellan qui l'a lancé, paraît-il. À l'un des moments les plus dramatiques de son aventure. Dans la baie de San Julián, à quelques jours de mer au nord du détroit qu'il allait bientôt découvrir. Il vient de réprimer une mutinerie en faisant décapiter et démembrer les meneurs. Pas commode, l'Amiral ! Il voit de près un Indien tehuelche. Et il dit : « Ah ! Patagão ! » L'oracle du grand homme, rapporté par le fidèle Pigafetta, a beaucoup intrigué. On a traduit par « grands pieds » parce que pata en espagnol et en portugais, c'est « pied ». Mais comme il avait prononcé à la portugaise, c'est-à-dire « patagôn », d'autres ont prétendu qu'en grec, oui, en grec, ce que vient faire le grec là-dedans, je n'en sais rien, en grec donc, patagon signifiait « grincement de dents » ou « rugissement ». Confusion, car, selon Pigafetta, ces Indiens rugissaient. Donc l'Indien de Magellan, très haut de taille, très fort, avait de grands pieds ou de grands mocassins, et il rugissait ou grinçait des dents ! Une historienne argentine, il y a cinq ou six ans, a émis une autre hypothèse : un Grand Patagon figure dans un roman de chevalerie paru quelques années avant le départ de Magellan. Un monstre sauvage à tête de chien. Enfin, peu importe la vérité, le mot a connu un tel succès ! Pâte, patte, patate, pataud, patapon, patapouf, pathos, pathétique, agôn, agonie... On trouve tellement d'échos dans ce nom ! Un mélange de balourdise et de tragique, de jeu d'enfant et de destin, de vie et de mort. Et cela, au moins dans toutes les langues latines. Je pense que le mot a joué beaucoup dans la fascination.

– Drôle de penser qu'une vague éructation sortie de la bouche du sévère Magellan ait pu avoir ce destin. Plus drôle encore si un personnage de roman est à l'origine du nom !

– Tiens, j'y pense, on a parlé de Jack l'Éventreur, eh bien, il y a un autre personnage fameux ici. C'est un Français. Encore un ! Atteint d'un autre genre de folie que Tounens. Très connu du petit peuple mais les historiens ou les guides touristiques ne l'évoquent jamais ! C'est Émile Dubois. Tu en as entendu parler ?

– Non, jamais !

– Une étrange histoire... Un vrai roman, là aussi. Ça se passe quelques années après Tounens. D'abord, il est Louis Brihier, fils de José-Louis, forgeron à Étaples, Pas-de-Calais, et de Marie-Rose Lacroix, patronne d'un débit de boissons. À neuf ans, ses parents le retirent de l'école. Il sert d'abord dans l'établissement tenu par sa mère. À quatorze ans, son père le prend avec lui à sa forge. Il y gagnera une force plutôt herculéenne malgré sa petite taille. Louis courtise une fille. Le père de la fille est policier à la retraite. Il fréquente le bistrot de Marie-Rose. Il s'y saoule passablement. Les amoureux en profitent. Un soir, le père les surprend et, brutal, attaque Louis. L'autre se défend, flanque un coup de bâton au vieux, l'assomme. À l'aube, il s'enfuit. Il va à Courrières, s'engage comme mineur. Il est bon ouvrier. À la différence des autres, il ne boit pas. Ça dure deux ans. Pendant ses moments de loisir, il s'exerce au couteau.

Un jour, un contremaître lui fait une réflexion. Bagarre. Il sort son couteau. L'autre le désarme. Deux mois plus tard, le contremaître est trouvé mort, les bras en croix, un trou dans le cœur. On soupçonne Brihier. Aucune preuve. Il rentre chez lui à Étaples. Son ancienne petite amie s'est mariée un an plus tôt. Il quitte sa ville natale. Il se rend à Arras. Il est pris en train de voler une sacoche. Deux mois de prison. À sa sortie, il gagne Le Havre, s'embarque comme marin sur un navire pour l'Amérique du Sud. Il donne un nom, Émile Dubois. Vrai nom emprunté à un codétenu ou pure invention ? On ne l'a jamais su.

Il a vingt ans, il veut tenter sa chance dans un pays neuf. Il débarque à Bolívar, port du Venezuela, assez haut sur l'Orénoque. Il apprend qu'on engage des ouvriers pour les mines d'El Callao, dans l'est du pays. Il n'y reste pas longtemps. Il passe au Pérou, en Colombie, au Panamá, revient en Colombie. Dans un petit théâtre de province, il rencontre Ursula Morales. Elle est choriste et danseuse. Émile Dubois tombe aussitôt amoureux. Il lui fait la cour. La mère devine tout de suite l'aventurier, elle interdit à Ursula de fréquenter son soupirant. Pour donner le change, Émile fait la cour à Catalina, la meilleure amie de la jeune fille. Bien sûr, il la séduit, en fait sa maîtresse. Ursula finit par échapper à la tutelle maternelle. Le trio fuit. C'est la révolution en Colombie. Émile en profite pour commettre quelques rapines. Il s'engage dans un bataillon légaliste, part combattre les révolutionnaires. Il se bat bien. De lieutenant il devient capitaine. Il se montre d'une autorité et d'une cruauté rares. Il est apprécié. Démobilisé au retour du calme, il se fait passer pour ingénieur des mines. Il part avec Ursula à Guayaquil, en Équateur. Catalina, de son côté, choisit le Pérou.

Dubois passe souvent d'un pays à l'autre. En 1903, à Iquique, au Chili, Ursula accouche d'un garçon. Elle se rend ensuite au Pérou. Elle se met à travailler comme chambrière dans un hôtel de Lima. Un jour, elle présente à Émile un des clients de l'hôtel, le gérant des mines de Huanchaca, en Bolivie. Dubois se fait embaucher comme employé. Ursula s'établit à Oruro, au sud de La Paz, à 250 kilomètres d'Émile. À Huanchaca, Dubois se lie d'amitié avec un jeune ingénieur péruvien, Luis Neira. Les mois passent. Neira décide de démissionner pour aller se marier. Il a réuni toutes ses économies. Il a l'imprudence d'en faire la confidence à Dubois.

Le jour où Neira part pour Lima, Dubois sollicite un congé exceptionnel. Il rattrape Neira à Oruro. Il l'entraîne à boire, visite avec lui plusieurs établissements. En particulier un bordel où Catalina travaille depuis quelque temps. Ils emmènent ensuite Neira chez Ursula. Le trio achève de saouler l'ingénieur. Lorsqu'il est complètement inconscient, ils le transportent dans la chambre d'Ursula, le dépouillent de ses vêtements et de tout ce qu'il possède, bijoux, argent, lettres de change. Dubois lui plonge son poignard dans le cœur. Il découpe ensuite le cadavre en plusieurs morceaux, tête, bras, jambes qu'il dispersera dans divers lieux de la ville. Il enterre le tronc dans le jardin. Puis il quitte Oruro, donnant rendez-vous à Ursula à Antofagasta, au Chili. Arrivé là, il se fait fabriquer des cartes de visite avec le titre d'ingénieur des mines. Ursula et Catalina ont été arrêtées pour le crime. Elles nient. Elles tiendront tête deux mois à la police péruvienne.

Dubois n'attend pas sa femme, il prend le bateau pour Valparaiso. À bord, il perd au jeu toute la petite fortune qu'il vient de voler à sa victime. De Valpo, il monte à Santiago. Il est secouru par un homme qu'il rencontre par hasard et qui le dépanne de quelques pesos. C'est Ernest Lafontaine, un Français établi au Chili. Au bout de quelques semaines de détention Catalina et Ursula ont été libérées. La première repart en Colombie et disparaît de cette histoire. La seconde prend le bateau et gagne Valparaiso. À Santiago, elle trouve une place de vendeuse dans une bijouterie. Dubois s'est lié à Lafontaine qu'il vient voir régulièrement. Il gagne sa confiance. Un soir, il lui rend visite, l'assomme, lui vole quelques objets, une grosse montre, un peu d'argent, un butin insignifiant, s'enfuit. Une fois sorti, il se demande s'il a bien tué Lafontaine, il revient, lui enfonce sa lame dans le cœur. Le lendemain, dans la rue, un policier l'arrête et l'emmène à la direction de la police. Le policier a remarqué que Dubois, malgré son extrême élégance, avait des traces de sang sur les chaussures. Dubois s'en tire en déclarant qu'il a tué un poulet la veille. Il est remis en liberté.

Santiago est devenu bien trop dangereux pour lui. Il repart pour Valpo avec Ursula et son fils. Ils habitent chacun de leur côté. Lui s'installe dans une pension de la rue Cochrane. Il a sans doute quelques aventures amoureuses. Il change d'endroit et s'installe dans un hôtel plus huppé pour mieux observer le quartier de la Bourse, le va-et-vient des financiers, des courtiers, des commerçants. Il note dans un carnet les adresses, les habitudes, les clubs et bars fréquentés, l'estimation des fortunes de chacun. Il commence à manquer d'argent. L'un de ceux qui lui sont venus en aide à ses débuts, Reinaldo Tillmans, est un Allemand d'une soixantaine d'années, veuf, père de cinq filles. Il tient boutique rue Blanco. Dubois possède tout un trousseau de passe-partout. Il pénètre chez Tillmans un soir, se cache derrière son bureau en l'absence du vieux. Au retour, alors que Tillmans s'est mis à écrire, il sort de sa cachette, s'approche, contourne le bureau, l'homme se lève, Dubois lui plante le poignard en plein cœur. Il fouille partout. Maigre butin : trente pesos et quelques petits diamants, mais des diamants à couper le verre !

Dubois déménage, s'installe dans un appartement rue Cumming. Il vend la grosse montre de Lafontaine. Grâce à l'argent qu'il en tire, il s'habille de pied en cap avec élégance. Il entre en contact avec un autre Allemand, Gustavo Titius, qui est courtier en diamants et possède une mine. Il gagne sa confiance. Le jour où Titius s'apprête à partir pour sa mine avec la paye de ses mineurs, Dubois le retarde par toutes sortes de ruses, l'entraîne à boire, le quitte, se cache dans son bureau comme lors du crime précédent. Dure bagarre. Titius ne se laisse pas faire. Il est très fort, lourd et musclé. Mais le coup de poignard au cœur lui est fatal. Dubois allonge sa victime sur le sol, les bras en croix. Il vole les bagues, la montre, et surtout les trois mille pesos de la paye.

C'est son premier butin sérieux. Il peut mener la grande vie, passer de l'argent à Ursula, fréquenter les restaurants du quartier de la Bourse où il donne à tout bout de champ son avis sur les crimes, louant l'ingéniosité du criminel qui ne peut être qu'un étranger, dit-il. Il est habillé comme un banquier. Personne ne pourrait soupçonner cet élégant Français au port altier, toujours impeccable, bien coiffé, barbiche noire, moustache relevée en pointe, regard perçant. Entre le meurtre de Tillmans et celui de Titius, il ne s'est écoulé que quelques semaines. L'émotion est intense. Les journaux évoquent le tueur à la dague.

Des mois passent. L'agitation retombe. Un jour, Dubois voit passer Isidore Challe, encore un Français, un des hommes qui, à son premier contact avec le port chilien, lui avaient refusé de l'aide, lui conseillant de travailler... Il décide de se venger. Il le suit, le guette, finit par connaître ses habitudes. Il l'attaque en pleine rue, au moment où Challe s'apprête à ouvrir sa porte. Il rate son coup, il doit s'y prendre à plusieurs reprises. L'homme crie, Dubois porte son coup au cœur et s'enfuit.

La police va alors faire le rapprochement avec les meurtres de Tillmans et Titius. Dubois est prudent et discret. Il échappe à tous les coups de filets. Et puis, une fois de plus, l'argent commence à manquer. Dubois décide de s'attaquer à un dentiste américain de la place Anibal Pinto, Charles Davies. Il procède comme d'habitude, il s'introduit chez Davies, croyant celui-ci absent. Il se retrouve nez à nez avec le dentiste. Bagarre. Davies appelle à l'aide. Dubois réussit à l'assommer d'un coup de matraque. Il se sauve.

Dehors, un gardien de nuit a entendu les cris, il alerte des policiers patrouillant dans les rues voisines. Une meute de gens se jette derrière Dubois. Des enfants lui lancent des pierres. Tout en courant à travers les rues du quartier du port, Dubois se débarrasse de sa matraque, de son poignard, de son trousseau de clés, d'un mouchoir plein de sang. La poursuite dure longtemps, les rues, les avenues, les quais... Il finit par se jeter dans une impasse, la foule le rattrape, le cerne. Un policier le ramène à la maison du dentiste qui reconnaît son agresseur.

Alors commence le dernier acte de la vie criminelle d'Émile Dubois. Tous les journaux du Chili vont désormais relater la chronique haletante de l'instruction. Les crimes, les détails, les témoignages, les mots d'esprit, chaque jour à longueur de colonnes. Dubois est un monstre : il a tué ses bienfaiteurs, il a même envoyé des lettres de condoléances aux familles, il a assisté aux obsèques en jouant le rôle de l'ami attristé, il a fait livrer des fleurs. Quand il va de la prison au cabinet du juge d'instruction, il faut une importante escorte armée pour le protéger. La foule se rassemble, crie, on veut le lyncher. On a peur de lui : il est enchaîné et, même dans sa cellule, il est maintenu en permanence avec des menottes et des fers aux chevilles. Dubois continue à jouer l'innocence et la sainteté. Les prisonniers l'admirent déjà. Les derniers crimes ont eu lieu en avril 1906, à l'automne austral. L'instruction dure tout cet hiver-là. Un hiver très froid, très pluvieux. Et alors, si tu te souviens, il se passe à cette époque quelque chose...

– Bien sûr, le tremblement de terre...

– Oui. 16 août 1906. Terrible. La ville détruite. En feu. La prison de Dubois s'écroule ! Les autres prisonniers le sortent de sa cellule effondrée, lui cassent fers et menottes à coups de marteau et en font leur chef ! Mais, au moment de sortir de la prison par les brèches, la petite troupe des prisonniers se heurte à un détachement de huit gardiens bien armés commandés par le directeur de la prison en personne. Plusieurs hommes tentent de forcer le passage et s'avancent. Ils sont criblés de balles. Dubois, prudent, est resté en arrière. L'autorité est rétablie. Malgré des dégâts épouvantables, Valparaiso se relève peu à peu de ses ruines, et parmi les premières institutions, la Justice, bien sûr, comme toujours, reprend son cours !

Les indices concordent, il ne peut y avoir le moindre doute : les instruments du crime retrouvés dans les rues au cours de la poursuite, son trousseau de passe-partout, son compte en banque sous son vrai nom de Louis Brihier Lacroix, le carnet avec la liste des gens fortunés, la montre de Lafontaine revendue, les diamants de Tillmans, tout l'accuse... Le rapport du juge d'instruction, plus de cent cinquante pages, résume la carrière du criminel. Le procès s'ouvre dans un grand remue-ménage. Le procureur demande la peine maximale. L'accusé est condamné à mort le 4 janvier 1907.

Son avocat tente de faire commuer la peine en arguant qu'il s'agit d'un cas pathologique. On ne peut fusiller un homme atteint de manie criminelle ! Il est irresponsable, il faut l'enfermer à l'asile ! Dubois est furieux. Il revendique sa pleine santé mentale. Il récuse son avocat et demande à assurer sa défense lui-même. On lui accorde un mois. Il travaille d'arrache-pied. Un beau jour de février, il est conduit au tribunal. Tout Valpo est là pour le voir passer. Les rues grouillantes, les gens perchés sur les balcons qui ne se sont pas encore écroulés, les fenêtres louées cher, les ruines de la ville, noires de monde. Il fait une chaleur terrible. Dubois est escorté par un bataillon de policiers et de gendarmes armés jusqu'aux dents. La salle du tribunal est pleine. Beaucoup de journalistes, des curieux venus de l'étranger, des privilégiés.

Dubois entame alors sa plaidoirie. De l'avis général, bien tournée. Il plaide l'innocence. Il est un homme honorable. On l'a accusé à tort pour relever l'honneur de la police chilienne incapable de découvrir les vrais auteurs des crimes. On l'a harcelé. On l'a torturé selon des méthodes dignes des siècles passés. Et il démolit patiemment toutes les charges accumulées contre lui. Coïncidences malheureuses... Raisonnements tirés par les cheveux... Témoignages douteux... Le président suspend la séance. Dubois reprend le lendemain puis le surlendemain. Mais les deux plaidoiries suivantes sont moins brillantes. L'accusé est fatigué, il bafouille, il abandonne la partie. Les jours passent. La sentence est confirmée. Dubois dépose des recours devant la Cour suprême. Ils sont rejetés l'un après l'autre.

Dubois s'était fait faire par un photographe de la ville un portrait où il apparaissait dans toute sa splendeur, assis raide dans un fauteuil, bien vêtu, le front dégagé, le regard noble, pommettes saillantes, moustache cirée, barbiche bien taillée, deux doigts de la main droite passés entre les boutons de sa veste. Un notable. Un bourgeois sec et digne. Il avait dédicacé une de ces photos au directeur de la prison, Marcial Lois, avec qui il avait fini par nouer des relations cordiales. Dubois demande au directeur une faveur, l'autorisation de se marier avec Ursula. Le directeur accepte et lui demande à quelle date il veut fixer la cérémonie. « Quand me fusillera-t-on ? – Le 26 mars ! – Alors, la veille ! » La cérémonie a lieu dans la cellule du condamné. Pleurs, embrassades, adieux, tout un théâtre solennel que les quelques gardes et fonctionnaires présents s'empresseront de répercuter à l'extérieur.

À quatre heures du matin, du monde entre dans sa cellule. Dubois ironise : « Ils ont déjà acheté mon cercueil ! » Il éclate de rire. Se reprend, affecte un air triste : « Je vais mourir innocent ! Ne me jugez pas mal. Je suis innocent ! » Il fume son dernier havane lentement et jusqu'au bout. Avant de sortir, il arrange avec soin sa chemise et sa cravate. Il salue, remercie tout le monde. Le cortège sort dans la cour. Des centaines de curieux sont grimpés sur les murs de la prison et attendent. On lui ôte fers et menottes. Il demande à l'officier qui dirige le peloton d'exécution de ne pas avoir les yeux bandés. C'est accordé. Et, juste avant que l'officier ne commande le feu, Dubois crie aux soldats : « ¡ Apunten bien al corazón !... Visez bien au cœur ! »

Son histoire posthume commence. Dubois, par ces derniers gestes pleins de panache, s'est acquis la célébrité. Les mêmes qui étaient prêts à le lyncher quelques mois plus tôt, l'admirent désormais, en font leur héros, une sorte de saint ! On vend ses photos. Très vite sa tombe au cimetière de Playa Ancha est fleurie. Le petit peuple le vénère, lui rend une sorte de culte. Comme si les crimes affreux qu'il avait commis n'étaient pas le fait de sa nature profonde, sanguinaire, pathologique, mais découlaient de l'inexorable fatalité qui s'abat sur les pauvres dans une société injuste... Les temps étaient atroces, d'une cruauté incroyable. En 1905, c'est la « semaine rouge » à Santiago : 70 ouvriers sont tués par la police. L'année même de la condamnation de Dubois, 20 000 grévistes se réunissent à l'école Santa María d'Iquique. Intervention de la police. Massacre. 3 000 morts ! D'horribles moments. La vraie lutte des classes !

Des années plus tard, la direction du cimetière a fait raser la tombe et jeter ses os à la fosse commune. Eh bien, la fosse a continué à être fleurie et elle l'est encore, cinquante ans après ! Elle le sera peut-être toujours ! On invoque Dubois comme un intercesseur, on le sollicite pour la chance au jeu, pour les chagrins d'amour, pour les succès professionnels, pour l'ascension sociale, pour les maladies. Les gens ont pris l'habitude de déposer là des ex-voto. Des bouquets avec des inscriptions sur des rubans. Pour les plus riches, des plaques de marbre, rectangulaires, ou mieux, en forme de cœur. Il y en a beaucoup maintenant. Gracias Emilio Dubois... merci Émile Dubois... por el favor concedido... pour la faveur accordée... Merci Émile Dubois pour ta bonté... DON EMILIO, Carlos R. te remercie pour la faveur qu'il a reçue... Et on vient de loin parfois : Doña Catarina F. G. de Punta Arenas remercie É. Dubois de sa bonté... Merci don Emilio, un habitant de Valdivia... Grâces soient rendues à don Emilio... Donc on prie don Emilio comme saint Antoine de Padoue ou la Vierge de Lourdes ! Et on le remercie pour tout le bien qu'il a fait ! Étonnant destin posthume pour un tueur psychopathe ! Don Emilio ! L'homme au couteau si long et si aiguisé qu'il pouvait plonger bien au-delà du cœur de ses victimes !

 

Je ne sais pas l'heure qu'il est mais je sens qu'il faut que je rejoigne le Black and White. Nous sortons. La brume narcotique de mon cerveau se dissipe lentement. L'arrière du crâne en plomb... Nous redescendons par les escaliers jusqu'au quartier du port. À peine avons-nous débouché dans la rue Esmeralda que nous croisons un groupe d'officiers du bord. Parmi eux, le premier officier mécanicien. Il s'arrête, m'accroche. Les autres continuent. Tout en s'adressant à moi, l'officier dévisage Jack avec insistance. Jack soutient son regard.

– ... L'autre hypothèse, c'est que la vigie portugaise...

– Quoi ?

– La question que vous m'avez posée ce matin sur Montevideo.

– Ah, oui !

– La vigie portugaise de la flotte de Magellan aurait pu crier « Monte vide eu ! ». Mais c'est une drôle de tournure de phrase, même en portugais. « Un mont, je l'ai vu, moi ! » Peu plausible, à mon avis. Et puis cette petite colline où ils ont construit leur forteresse, difficile d'appeler ça un mont !

Ses amis se sont arrêtés à quinze mètres, ils l'appellent avec insistance.

– Excusez-moi. La suite à la prochaine !...

Il se tourne vers Jack, lui sourit, puis il part en courant, rejoint les autres.

– Qui est ce drôle de type ? demande Jack.

– Le premier officier mécanicien de mon navire.

– Et c'est quoi ce charabia ?

– Oh, rien. Des explications sur l'origine du nom Montevideo !

– Il est homosexuel lui aussi.

– À quoi vois-tu ça ?

– Comme ça. D'instinct. À propos, combien êtes-vous à bord de votre navire ?

– Vingt-quatre, moi compris. Le commandant, l'officier en second, les trois lieutenants, un officier radio et les deux pilotins, ça fait huit pour le pont ; l'officier mécanicien en chef que tu viens de croiser avec ses trois officiers mécaniciens, ça fait quatre pour la machine ; un maître d'équipage, trois timoniers, quatre matelots de manœuvre et d'entretien, un maître électricien, ça fait neuf pour l'équipage ; un chef cuisinier qui fait aussi office de steward, assisté d'un aide-cuisinier et d'un cambusier, ça fait trois pour le personnel de service...

– Et c'est beaucoup ?

– Non, c'est peu. Il devrait y avoir deux ou trois personnes en plus. À la machine et pour la manœuvre surtout. Roger et moi, nous aidons souvent. Et puis, il devrait y avoir un steward en plus du chef cuisinier.

– Il y a plus d'officiers que de matelots, si j'ai bien compris...

– Oui, et ça ne se mélange pas. Pour quelle raison ? Mystère. Du temps de Le Floch, sur ses voiliers, il y avait moins de hiérarchie. Ils étaient tous de la même région, ils se connaissaient depuis l'enfance. On pouvait commencer mousse à douze ans, passer matelot à seize, lieutenant à vingt et finir capitaine assez jeune, à vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Maintenant, les officiers ont des formations très spécialisées, des écoles, des brevets. C'est un autre univers. Par exemple, Roger et moi, nous sommes arrivés à bord comme pilotins, c'est-à-dire des sortes d'élèves officiers, eh bien, les matelots ou le maître d'équipage se méfient de nous. Ils s'arrêtent de parler entre eux quand nous approchons. Nous sommes nettement dans le camp ennemi ! C'est dommage, parce que le maître d'équipage, le bosco, est un personnage passionnant, il a vécu toutes sortes d'aventures sur d'autres navires, en Asie, en Afrique, il a des tas d'histoires à raconter... Et si je tente de l'approcher, il va croire que je suis un espion des officiers, ou pire un espion de la compagnie, et il va se refermer définitivement. Mais parmi les officiers, il existe un autre clivage : entre le pont et la machine. Ceux du pont se prennent pour des intellectuels et, à leurs yeux, les autres ne sont que des mécaniciens.

Nous marchons jusqu'à la place Echaurren. En passant devant une vitrine, j'aperçois un grand tableau noir avec des étiquettes blanches soigneusement calligraphiées à l'encre violette et accrochées sur des portées métalliques, le bilan quotidien des mouvements portuaires.

– Attends une seconde, dis-je à Jack.

Il regarde avec moi, lui aussi fasciné.

MOVIMIENTOS MARÍTIMOS

Martes 23/12/1958

 

Sont partis :

Siranger, arrivé le 19 de Vancouver, parti le 22 pour Rio

Santa Margarita (Grace Line), arrivé le 19 de New York, parti le 20 pour San Antonio

Arrivés hier :

Lemoyne d'Iberville (Cia Transatlántica Francesa), de Dunkerque, voyage inaugural

Salaverry (Pacific Steam), de Liverpool

 

Ont quitté le port hier :

Canelo (Haverbeck y Skalweit), pour Arica

Osorno (Empresmar), pour Arica

Paula Dan (West Coast Line), pour New York

 

Quittent le port demain :

Wian, de Brême

San Vicente, de Iquique

 

Arrivent aujourd'hui :

Léopard (Socomar), de Marseille

Santa Flavia (Grace Line), de San Francisco

 

Prochains départs :

Union Star, pour Rio, le 25

Kaposia (Interoceanica), le 26

Neckarstein (Norddeutscher Lloyd), le 26

Aconcagua (Sud Americana de Vapores), le 26

 

Attendus prochainement :

Federico Schwager (Cia Naviera Coronel), de Santos, le 29

Gulf Merchant (Gulf Line), de New Orleans, le 29

Los Angeles, de New York, le 31

Santa María, de New York, le 31

Imperial, de New York, le 31

 

Départs de passagers pour l'Europe :

De Valparaiso

Antonio Usodimare 3 janvier

Olav Bakke (Knutsen Line) 7 janvier

Marco Polo 22 janvier

De Buenos Aires

Conte Grande (Italia) 27 décembre

– Il y a là de quoi rêver, dit Jack. « Pour l'enfant amoureux de cartes et d'estampes... » Tout ce va-et-vient, ces noms, ces compagnies, la vie des gens, ceux qui s'exilent, ceux qui reviennent, les marchandises, le courrier... et les pauvres marins qui ne peuvent jamais rester en place. New York, Brême, La Nouvelle Orléans, Liverpool, San Francisco, Rio de Janeiro, c'est presque déjà de la poésie... « Un matin nous partons, le cerveau plein de flammes... »

– Oui, moi aussi ça m'a fait rêver.... « Et nous allons suivant le rythme de la lame, / Berçant notre infini sur le fini des mers... » C'est bien vu, le fini des mers... Très limités les océans, en effet. On les croit sans bornes. On déchante assez vite. Tout est petit. Ports, police, passeports... Maintenant, je me demande si tout ce folklore que nous nous sommes mis dans la tête, le cerveau plein de flammes..., n'est pas un mirage, une illusion...

 

Nous débouchons en face des grilles du port. Une image : un jour d'été pluvieux, en vacances, mollement allongé, lisant L'île au trésor, ou Moby Dick ou Lord Jim, pendant des heures, jetant parfois un coup d'œil distrait vers le ruissellement des vitres, l'oreille attentive au bruit lointain mais régulier des vagues. Aurais-je alors pu imaginer qu'un jour, pas si loin dans l'avenir, après tout, je me retrouverais là, sur ce port du bout du monde, face à un décor de cinéma, baie bleue et noire, navires éclairés, quais déserts, grues immobiles, maisons colorées, figurants furtifs ? Et soudain, j'en ai assez. Rien n'a encore commencé et pourtant je me sens las, très las. L'ami Arthur, « Je regrette l'Europe aux anciens parapets ! ». J'aimerais me retrouver sur un canapé, loin de toute aventure, un livre entre les mains, dans le bercement lénifiant de la pluie et des vagues. Mais non, la nuit ne fait que débuter, la nuit de Valparaiso, et il reste toute une escale à vivre. À vivre avec élégance, si possible.