DOUZE

J'ai traversé le môle Prat en courant et je suis remonté vers le quai de la Douane. Je parviens à la coupée sans que personne m'ait aperçu du bord. Je monte en trois bonds. À la garde du navire, un simple matelot qui rêve, appuyé avec nonchalance à la rambarde.

– Je ne fais qu'un saut à ma cabine. Tu ne m'as pas vu, surtout.

– Démerde-toi. Appareillage prévu à cinq heures.

Je plonge dans la coursive. L'odeur du gas-oil fraîchement chargé flotte encore partout. Grasse, sucrée, tiède, plutôt écœurante. Retour d'une légère nausée. J'entre dans notre cabine. J'ôte toutes mes frusques malodorantes. Je plonge sous la douche, je me savonne, je me rince. Je sors de mon placard des vêtements propres. Ma seule autre veste, toile gris clair, un pantalon assorti. Je les pose sur le bord de ma couchette. J'ai une irrésistible envie de me coucher, de fermer les yeux et de dormir. Il ne reste que deux petites heures avant l'appareillage. S'allonger, plonger dans le sommeil, continuer à laisser le corps se remettre des épreuves de la nuit. Souhaitable, raisonnable... Mais non ! Pas de ces tentations faciles. S'en tenir aux décisions... Je m'habille. En fouillant dans mon placard, je passe en revue les bricoles que j'ai accumulées au cours de mes escales. Et je trouve une paire de bas nylon d'une jolie couleur blond clair que j'ai achetée à Panamá parce qu'un petit vendeur ambulant me l'avait mise de force dans les mains. Les nylons sont encore emballés dans leur étui de cellophane. Je plie l'objet en deux, l'enfonce dans la poche de ma veste.

J'entrouvre la porte de la cabine. Personne en vue. Je pars en courant pour être sûr de ne pas être arrêté par quelqu'un. Du monde sur le pont. Des matelots assurent les panneaux des cales, balaient le pont, rangent divers apparaux. Des officiers discutent. Le radio fait vérifier la tension d'une antenne. Je dévale la coupée. Je saute sur le quai, je cours vers la sortie du port.

 

Il est un peu plus de trois heures lorsque je parviens au Kentucky. Toujours courant, je franchis le couloir, puis l'escalier, je pousse la porte. Salle vide. Une fille que je ne reconnais pas est derrière le bar. Elle est en train d'astiquer le bois poli avec un chiffon tout en écoutant le courrier du cœur d'une radio criarde.

– Macha !

Essoufflé, je ne sais dire que ça. Elle pose son chiffon.

– ¡ Momento ! Elle me fait signe de rester là et disparaît dans les coulisses. Deux ou trois minutes passent. La fille revient avec la sous-maîtresse. Elle a les cheveux pleins de bigoudis. Elle sourit en me voyant. Je lui donne dix dollars avant même qu'elle me les réclame. Mon avant-dernier billet ! Elle repart chercher de la monnaie. J'attends encore un moment. Enfin la porte battante s'ouvre et Macha paraît, drapée dans un grand kimono de soie orné d'un dragon rouge et vert. Elle se jette dans mes bras.

– Chéri ! Comme c'est gentil !

Elle m'entraîne. La porte, l'escalier, le couloir, la même chambre. Ça sent fort, la sueur, l'amour, la crasse, le même vieux parfum. Écœurant et divin. Il n'est pas sûr que la literie ait été changée ni la chambre faite. Macha rit, danse au milieu de la pièce, tire sur la ceinture de son kimono qui s'ouvre tout grand et tombe à terre d'un seul coup comme un grand papillon mort. Elle apparaît, nue, mince et rose. Nous nous tenons enlacés un moment puis je la pousse debout contre le lit.

– Qu'est-ce que tu veux ? demande-t-elle pour me provoquer. (Et en même temps elle défait ma ceinture, ouvre mon pantalon et le fait tomber.) Qu'est-ce que tu veux, petit cochon ? Tu veux baiser Macha ? Mais tu ne peux pas, tu sais bien ! Tu ne te souviens pas ?

Son haleine sent un peu l'alcool.

– Et puis cette fois, ça va te coûter très cher. Cent dollars ! Cent dollars ou rien ! Mais chéri, tu es dur ! Attends ! Attends que je te lave... Non !

Je suis entré dans son sexe par force, très vite. Je tombe sur elle, je l'écrase, elle se démène, elle crie, elle me griffe...

– Non, non ! Attends, pas comme ça !

Elle se remue de gauche à droite et, par la simple dextérité de ses mouvements, me serre, m'aspire, me recrache vers l'extérieur, me reprend au plus profond de son ventre, donne de si furieux coups de fesses ou de ventre qu'en moins d'une minute j'arrive à un point où je ne peux plus rien maîtriser. Je jouis trop vite, je retombe sur elle, essoufflé, le nez dans son cou et ses cheveux.

– Ça t'apprendra. Quand tu reviendras, chéri, tu sauras que c'est Macha qui commande. Je n'aime pas être violée. Qu'est-ce que tu as gagné ? Tu as voulu me prouver quoi ? Si tu savais comme je m'en moque que tu puisses ou que tu ne puisses pas... Est-ce que ce n'était pas beaucoup mieux hier, quand tu étais un petit bébé ? Dis-moi, sois sincère !

– Oh, merde ! Je ne suis pas venu ici pour faire de la philosophie. J'avais envie de tirer un coup... Avec toi ou avec une autre...

Je regrette aussitôt ce que je viens de dire. Délicieuse Macha. Elle s'est assise, ses petits seins ronds et durs tressautent au rythme de son rire. Elle fait semblant d'être fâchée.

– Tous pareils les hommes ! Toi comme les autres. Je t'avais pris pour un mignon garçon...

– Mignon ! Encore mignon ! Je déteste ce mot, ça ne veut rien dire...

– ... et tu n'es qu'un petit voyou... un petit marin voyou de dix-huit ans... et surtout un vulgaire macho !

Elle m'embrasse sur la bouche. Je balbutie.

– Excuse-moi. Je ne suis qu'un imbécile, d'accord. Je suis fatigué. La cuite de la nuit. En te faisant l'amour, je ne pensais qu'à ton cul. Au moins cette fois, je savais à quoi penser... je l'avais comme devant les yeux...

– Eh bien, tu vois, Antoine. Tu auras au moins appris quelque chose à Valparaiso.

Étrange d'entendre son prénom dans la bouche d'une femme qu'on ne connaissait pas la veille, une simple pute. Je me recouche contre elle. Je lui raconte les aventures de la nuit depuis le début. Le Roland Bar. Le marché aux poissons. La marijuana. Les propositions de Jack. Elle est aux anges. Le second dîner. Les autres bordels. L'histoire des deux clients collés. Celle du chien. Elle rit encore. La séance interminable de vomissements sur le port. La marche dans la ville. Le labyrinthe, le délire dans les collines. Roger et Irène. Macha rit toujours. Ma fuite vers la caleta Portales. Mon sommeil. Ma baignade. Les pêcheurs. Les pélicans. La mer. Mes retours de délire par bouffées. Nous restons longtemps dans cette position, enlacés, calmes. Peut-être que je dors un peu. Elle me caresse les cheveux. Soudain une inquiétude : elle ne fait pas comme les autres. Je lui montre le bidet.

– Tu ne t'es pas lavée ?

Elle recommence à rire. Cette fois elle ne peut plus s'arrêter. Je sens son rire dans son ventre.

– Non, non ! dit-elle, entre deux quintes de rire. Je veux un enfant de toi. Reviens dans neuf mois. Tu verras comme il sera beau ! Ha, ha ! Comme dans les films ! Le fruit d'une nuit d'escale ! Enfant de l'amour ! Marin sans feu ni lieu et fille de joie !

Elle saute du lit, se dirige vers le bidet. Elle fait couler l'eau. Elle s'accroupit.

– Idiot ! Je me lave parce que ce n'est jamais rigolo d'avoir des gouttes de sperme qui vous tombent sur les jambes pendant qu'on danse. Mais pour le reste, tu sauras que j'ai un diaphragme. Qu'est-ce que tu crois, au Chili, on n'est pas des demeurées. On se tient au courant. J'ai un fer à friser électrique américain, un grille-pain américain, un vrai frigo américain... et un diaphragme, américain lui aussi...

Elle se met à siffloter. Elle se rince. Elle prend une serviette, se sèche, vient vers moi, me pousse, me fait tomber sur le lit. Je tombe sur le dos. Elle se jette sur moi,

– Antoine, je vais te faire un cadeau. Et surtout, ne mets pas la main dans ta poche après. Tout est gratuit. Oublie les dollars. Tu as payé hier, ça suffit. J'ai été méchante avec toi tout à l'heure. Je vais te faire quelque chose de bon. Tu commandes le tir comme on dit chez les artilleurs. Deux heures, si tu veux. Je n'ai de comptes à rendre à personne dans la maison.

Elle se penche vers mon ventre, se relève aussitôt.

– Attends une seconde !

Elle va vers le lavabo, reprend la serviette de toilette, la mouille au robinet, revient, me lave le sexe.

– Excuse-moi, chéri. Je n'aime pas trop l'odeur de mon chocho...

Cette fois, c'est à mon tour de rire. Elle jette la serviette vers le lavabo, le rate. La serviette tombe avec un grand splash. Elle se penche vers moi.

– Chéri, tu as une jolie petite pija et des cojones rondes et roses.

– Tu dis ça à tout le monde !

– Oui mais je mens la plupart du temps. Et je ne les touche pas tous de la même façon. D'ailleurs je ne suce que très rarement. Sois fier !

– Oh, je suis sûr que le beau marin américain avec qui tu dansais hier...

Elle rit.

– Et jaloux avec ça ! Qu'il est gentil ! Dix-huit ans ! Tu sais que tu commences à me plaire, toi ! Eh bien, si tu veux tout savoir, le beau marin américain, il en avait une toute petite, encore plus petite que la tienne. Mais lui, c'est parce que c'est comme ça depuis toujours. De naissance. C'était un beau gars, mais il ne faut pas se fier aux apparences. Il a eu sa ration et puis c'est tout, tu n'as pas besoin d'en savoir plus. Maintenant, je me tais...

Et elle commence par me prendre dans sa bouche. Adorable dévoratrice, je veux bien être mangé, morceau par morceau. Bouche humide et chaude, doux remuement de la langue, flots de salive. Puis, l'érection revenant, elle laisse ressortir peu à peu de sa bouche la hampe dressée, s'attardant autour du gland rond, dur, tendu à craquer, elle passe sa langue le long du sillon, elle mordille la tige, tète comme un bébé, aspire fort, fait glisser ses lèvres de haut en bas, libère un instant l'objet, je sens l'air frais autour de mon sexe brûlant, j'aime à la folie, je suis confus de plaisir, un plaisir de bébé égoïste, baveux, heureux, areu... Macha plonge le nez dans mes poils, revient au gland qu'elle mordille à petits coups délicats, redonne de la langue autour du sillon, enfin elle reprend son souffle. Je me mets à parler bizarrement.

– Je ne crois pas que je tiendrai deux heures comme ça... Je suis au bord d'éclater...

– Laisse-moi faire. Pauvre Antoine, tu ne sais pas ce que tu veux. Et d'ailleurs, ça va bientôt faire deux heures que nous sommes là !

Elle reprend ses manœuvres. Je replonge dans l'extase voluptueuse. C'est l'inverse de la nuit précédente. Cette fois, toutes les sensations ont abandonné le reste de mon corps et se sont logées dans ce mince volume de chair qu'enserre la bouche de Macha. Sa salive, sa langue, son palais, ses dents, le souffle doux qui monte régulièrement de ses poumons, tout est comme une émanation de mon propre plaisir concentré là. Je m'imagine comme une sorte de monstre, de mutant, affublé à jamais de cette prothèse de chair qui me prolonge et qui me téterait à tout jamais ainsi, moi mollement allongé, passif, laissant s'écouler à l'infini des heures de pure volupté. Je m'apprête à un feu d'artifice des sens.

 

De la fenêtre fermée arrivent les sons de la ville tamisés. Et surtout des sirènes de navires. Elles appellent avec insistance, elles sont comme de vivants reproches, des rappels lugubres du devoir sacré du marin. Toute une mise en scène mélo : tu es au bordel mais n'oublie pas ton navire qui t'attend car tu dois repartir, corazón ou pas corazón, pisco or not pisco, grand amour ou petite aventure... Tu dois t'en aller, il faut quitter ce monde pour un autre, ce paradis pour peut-être un enfer, cette escale pour une autre, c'est la loterie. Le navire n'attend pas. C'est à ça surtout que sert la sirène. À bord ! À bord ! Comme : à mort ! À mort !

Rien à faire. On a beau connaître par cœur toutes les lois du genre, l'escale nous offre chaque fois tous ses poncifs. L'appel du large, le vent dans les voiles, la fiancée oubliée, le bout du monde, la vie libre, la pute au grand cœur, les adieux, la sirène insistante, partir... Partir, partir, pour aller où ? Partir, comme dit l'autre, pour le seul bonheur, celui de revenir... Il y a tout ça dans la sirène. Il paraît qu'il y en a qui reconnaissent le timbre, la voix de leur navire. Croient qu'on les appelle. C'est ce qui est en train de m'arriver !

Les sirènes, comme Ulysse. Je ne veux pas les entendre. Je me bouche les oreilles. Je ne fais plus attention. Je rêve. Et puis, doucement d'abord puis de plus en plus tenace, quelque chose se met à me tracasser. Qu'a-t-elle dit ? Deux heures que nous sommes là...? Ah, non ! La bouche de Macha me tue, ce n'est plus possible, je baigne dans une béatitude absolue, je ne désire plus rien d'autre, je vais rester là, dormir, bander, jouir, sombrer entre les bras de cette fille incroyable, impossible, inimaginable, cette fée du bout du monde... Deux heures vraiment ? Voyons, je suis arrivé vers... Oh, Macha, Macha, je t'en prie, c'est trop bon, j'aime, je t'aime... Vers trois heures... un peu plus même... ça ferait cinq heures... Je suis allongé sur le dos, j'ouvre les yeux, je regarde le plafond, le rayon de soleil qui passe entre les rideaux tirés est beaucoup moins vif... À quelle heure a-t-il dit que nous appareillons ? Et soudain je me relève. Dans un retour brutal de la folie de la nuit, je vois mon navire déjà au large, reparti sans moi vers l'autre bout du monde... Macha ne m'a pas lâché. Et comme si elle sentait que le charme est maintenant rompu, elle fait de sa langue, de ses joues, de ses dents, deux ou trois passes magiques, et je jouis follement, rageusement, dans sa bouche. Le spasme se prolonge mais j'ai déjà la tête ailleurs. Elle s'arrête, me quitte, s'étire, m'interroge. Je suis retombé sur le dos, rompu.

– Qu'est-ce qu'il t'a pris ?

– Mon navire ! Il doit être parti !

Elle éclate de rire. Encore une fois. La rieuse. À celle qui est trop gaie...

– Tous les marins disent ça !

– On devait appareiller à cinq heures...

– Et alors ? Il est au moins cinq heures et quart. Et ils ne seront pas partis sans toi !

– Tiens, tu crois qu'ils se gêneraient ! Ils sont partis !

Je sais que c'est possible. Ça s'est vu souvent. Justement, les sirènes encore. C'est fou ce qu'un peu de vapeur dans un tuyau d'orgue peut produire comme effet ! La note grave, répétée, insistante se répercute sur les collines, les ruelles, les escaliers, les maisons, toute une ville entend... Qui sait déchiffrer le message ? Et si c'était le Léopard ? Le Léo qui m'appelle, moi, le seul marin manquant à bord. Qui insiste, se fâche et pousse ses rugissements rauques, agressifs ? Antoine ! Antoine ! À bord ! À bord ! À mort ! À mort ! Ô Mort, vieux capitaine, il est temps, levons l'ancre...

Je me lève. J'ai les jambes flageolantes. Je retrouve vers l'arrière de mon crâne l'horrible migraine.

– Il faut que j'y aille de toute façon !

– Dommage, dit Macha. Elle fait mine de se passer la langue sur les lèvres. Tu avais très bon goût !

J'enfile mes vêtements à toute vitesse. Je mets la main dans la poche de ma veste.

– Ah, non ! Tu sais ce que je t'ai dit. Disons que j'ai fait ça par amour... pas d'argent !

Je sors la paire de bas.

– Tiens, je t'avais apporté un cadeau.

Elle ouvre l'étui de cellophane, en sort les bas, les fait jouer sur ses doigts écartés, les enfile sur ses bras nus.

– Oh, chéri ! Des nylons américains ! Quelle belle couleur !

– « Les meilleurs amis de la femme ! »

Elle s'assied sur le bord du lit, les enfile lentement. Le spectacle est si charmant que je ne songe plus à partir. Les bas sont un peu grands pour elle, ils lui montent jusqu'à la toison. Elle se lève, se jette à mon cou, m'embrasse sur la bouche, m'enfonce la langue. Elle a un goût étrange, celui de mon propre sperme. Nous échangeons un long baiser. Elle baisse le bras droit, me saisit le sexe à travers le pantalon... Nos bouches se séparent.

– Si tu as vraiment raté ton barco, reviens. Tu auras du temps devant toi avant qu'ils ne t'en trouvent un autre... Et moi je serai là pour toi, querido. Chocho tout chaud !

Je recule. Je la regarde. Un de ses bas est retombé sur sa cuisse. J'emporte avec moi son haleine chargée de l'odeur si particulière que je viens de découvrir. Je bondis à travers la pièce, je saisis ma veste, je pousse la porte, ça y est, je suis sorti.

– Ciao, chéri, crie-t-elle à travers le couloir. Reviens dans neuf mois !

Et j'entends une dernière fois son rire éclatant pendant que je plonge dans l'escalier. Les marches. L'étage. Le couloir. La salle vide. La sous-maîtresse me court après. Elle a ôté ses bigoudis. Elle me rend quatre dollars ! L'escalier. Le couloir. La rue. Je cours à toute vitesse, en deux minutes je suis au port. Mon navire est toujours là. Personne sur le quai autour des bollards, ni sur le pont autour des bittes d'amarrage. L'échelle de coupée est encore en place. Je monte à bord l'air de rien. Le pilote chilien est présent depuis une demi-heure. On attend juste le remorqueur qui doit nous décoller du quai. Il est en retard. On pourrait s'en passer car il y a tout l'espace pour larguer, virer et sortir du port, mais le règlement, c'est le règlement.

 

Le remorqueur finit par arriver de l'autre bout de la baie en lançant quelques joyeux coups de sirène. Il s'approche. Vient juste au-dessous de l'étrave d'où un matelot lance la lourde boucle, l'aussière suit. Les gens du remorqueur la mettent en tension. Sur le quai, les employés du port lèvent les énormes nœuds d'aussières, les glissent autour des têtes des bollards, les laissent tomber à l'eau. Grands bruits d'éclaboussures. Les guindeaux tournent. Le Léopard se décolle peu à peu du quai, éparpillant les menues épaves flottantes agglutinées contre son bord, poissons, algues, grumeaux de goudron, bouteilles. Il tourne lentement au milieu du port. Les amarres dégoulinantes sont remontées et rangées.

À l'instant même, une jolie voiture décapotable déboule de la ville en klaxonnant avec insistance. Elle vient s'arrêter dans un grand crissement de pneus juste derrière les grilles. Le conducteur, un jeune homme élégant, blouson de daim clair, lunettes noires, cheveux gominés, sort un étui, choisit une cigarette, la tapote sur le couvercle de l'étui, l'allume et se met à fumer en regardant le paysage avec indifférence. Sa voisine s'est levée et commence à faire des signes. Vers nous ? C'est une jeune femme brune, grande, vêtue d'une robe plissée blanche qui virevolte autour d'elle dans le vent tiède, et d'un corsage de satin sans manches dont le blanc ivoirin met en valeur ses bras bronzés. Elle crie un nom mais avec le vent, le bruit sourd des machines du Léopard, les à-coups stridents du remorqueur, on n'entend rien. Elle est à une quarantaine de mètres, j'ai l'impression qu'elle est belle. Nous nous éloignons vers le môle d'abri du port. La jeune femme lève ses deux bras au-dessus de sa tête et fait de grands moulinets. Deux ou trois matelots lui répondent en riant, plusieurs autres les imitent. Bientôt, c'est tout l'équipage qui lui rend ses signes d'adieu. À ce moment, j'ai le cœur qui se met à battre plus fort. Bien sûr ! J'ai compris ! C'est Paola ! Je crie « Paola ! ». Et je fais moi aussi des gestes. Les hommes qui m'ont entendu se mettent à leur tour à scander « Paola ! Paola ! ». Mais nous sommes trop loin maintenant. Je quitte la passerelle. Au bas de l'échelle, je tombe sur Roger, debout devant notre cabine, face à la ville, les deux mains crispées sur le bastingage. Il regarde vers le quai. Il est pâle. Je ne dis rien. Je continue, je vais vers l'arrière.

Le remorqueur relâche la tension. Il nous largue l'amarre que nos matelots remontent aussitôt, il vire de bord avec de beaux remous écumants, et s'en va prestement en caracolant et en lançant deux ou trois brefs coups de sirène fanfarons. Nous prenons de la vitesse. Je regarde vers le quai. La voiture est toujours là, avec la fille debout, immobile. Peut-être croit-elle que tout va s'arrêter, que le Léo va faire demi-tour pour elle... Le type fume toujours, semble-t-il, indifférent à tout. Nous dépassons le môle. Nous avançons. Petite houle. Nous doublons les navires au mouillage. Coups de sirène de salutations. Nous y répondons. Les navires se font plus rares. Nous pointons vers le large, plein nord. La ville se replie au fond de sa baie. La fille est un point blanc minuscule maintenant. Petites maisons des collines, ravins déjà ombreux, grands immeubles du bord de mer, tout se noie dans une grisaille bleue. La côte se déploie, avec les plages et les casinos de Viña del Mar, les énormes dunes de sable de Concón, les falaises lointaines, les caps et les récifs écumants. Puis, peu à peu, tout disparaît dans la légère brume de chaleur qui brouille la mer et la terre. Nous quittons l'abri de la baie, c'est la grande houle du Pacifique. Au fond de mon crâne revient la douleur de la nuit. Avec une légère nausée. Je sais quelles vont durer quelque temps.

 

J'erre dans le navire sans savoir quoi faire. Je croise le premier officier mécanicien. Il a l'air joyeux pour une fois. Son haleine sent un peu l'alcool. La mienne ne doit pas être mal non plus.

– Je vous cherchais. Pour Montevideo, je ne vous ai pas dit la dernière idée. La meilleure à mon avis. La colline de ce qui sera un jour la capitale de l'Uruguay était la sixième sur les côtes de cette région lorsqu'on regardait dans la direction est-ouest. L'éminence était donc marquée Monte VI de EO. Si vous le lisez phonétiquement, vous avez Montevideo, et le tour est joué !

Il est content. Il part vers la coursive ouverte et s'enfonce dans les profondeurs du château. Je vais vers le carré. Je passe à l'office me prendre une bière. La bière, c'est bon après tous ces problèmes d'estomac. Je m'installe dans un des fauteuils de cuir du carré. Je regarde distraitement le quatrième des petits tableaux. La fenêtre est cette fois vue depuis le quai bordant un bassin. Un fragment d'enseigne lumineuse rouge occupe le bord gauche du tableau. On distingue la moitié verticale du mot hôtel, moitié qui forme une série de signes mystérieux dont la teinte sanglante contraste vivement avec la façade de l'immeuble sans doute bleuie par la lumière de la lune. Une femme est debout dans l'embrasure de la fenêtre. Elle est vêtue d'un peignoir à motifs cachemire ouvert sur son corps nu. Elle regarde vers l'extérieur. La chair rose est, elle aussi, bleuie par la clarté lunaire. Dehors, au premier plan à droite, l'étrave d'un navire amarré devant l'hôtel. On ne voit pas ce que la femme regarde sur le pont du navire. Homme ? Animal ? Machine ? Reflet de lune ?

Je rêve à mon propre navire. Je dis « mon » parce qu'après neuf mois à bord du Léopard il m'est devenu familier et amical comme une maison d'enfance. Je l'ai exploré à diverses reprises. Du toit de la passerelle où l'on peut grimper grâce à quelques barreaux, jusqu'à l'axe de l'hélice au plus bas du navire. La curiosité m'a poussé à ouvrir des portes, à découvrir des locaux sans fonction précise, des placards, des passages, des culs-de-sac. J'ai ouvert les armoires contenant les instruments de navigation de rechange. J'ai visité les trois cales en descendant les passerelles métalliques jusqu'au bas de ces inquiétants hangars aux échos de cathédrales. J'ai parcouru les rampes à claire-voie des trois étages de la salle des machines. J'ai regardé tous les cadrans, les manettes, le verre, les aiguilles, le cuivre, les signaux, les chiffres, les écriteaux... J'ai séjourné dans le local radio, écoutant les explications de l'officier responsable. J'ai repéré entre les deux radeaux de sauvetage du pont avant un petit espace où, par beau temps, il est possible de s'allonger pour prendre un bain de soleil. Entre l'un des guindeaux de l'arrière et une grosse manche à air, un autre coin, bien protégé du vent où je peux m'asseoir pour lire. J'ai à bord mes circuits préférés, mes lieux de prédilection, mes zones fastes, d'autres que j'évite.

Diop fait irruption au carré.

– Vous attendez déjà ?

– Attendre quoi ?

– Eh bien, le réveillon !

– Le réveillon ?

– Oui, aujourd'hui c'est le 24 décembre. Vous ne le savez pas ?

– J'avais complètement oublié !

– Le dîner est prévu exceptionnellement pour vingt et une heures.

– Très bien, je reviendrai...

Je prends ma canette de bière et redescends dans ma cabine. Roger n'est pas là. Peut-être est-il allé se réfugier dans un de ses coins secrets. Lui aussi, il a les siens. Pense-t-il à Paola ? À son rendez-vous manqué avec Paola ? Reverra-t-il jamais Paola ? Paola ! Existe-t-elle vraiment ? Ou bien n'est-ce qu'un rêve fou, une invention ? Je m'allonge sur ma couchette. J'achève ma bière. Je pose la bouteille à terre. Je m'endors. Le bruit de la canette de bière qui roule sur le sol me réveille. La mer, beaucoup plus forte, chamboule un peu la cabine. Je me relève. Je ramasse la canette et divers objets tombés de la table, dont le paquet du libraire. Je l'ouvre. Ça va, Dampier n'a pas souffert. Je n'ai pas somnolé très longtemps. La nuit va tomber.

Au-dessus de ma tête, j'entends Diop aller et venir avec son aide-cuisinier et le cambusier. Il doit organiser le réveillon. Faire disposer sur la table les branches de sapin et les fleurs achetées en ville, peut-être même sortir d'un placard de l'office des boules de couleur, des cheveux d'anges, des étoiles en papier d'or ou d'argent. J'imagine déjà le dîner. Les officiers au complet sauf un lieutenant de quart à la passerelle et un des officiers mécaniciens à la machine. Tout le monde en uniforme pour une fois. Le pacha présidera. Le repas sera soigné. Foie gras en entrée. Huîtres embarquées à Valpo. Sans doute deux dindes rôties, si l'on en juge par le fumet qui se répand dans le navire. Plateau de fromages avec quelques spécialités chiliennes. Bûche de Noël. Café. Liqueurs. Chocolats, la spécialité de Diop. Deux heures au moins à table. Commentaires sur l'escale de Valpo. Satisfaction de rentrer à la maison. Plaisanteries sur ma mine de papier mâché. Et, le vin aidant, évocation de sujets maritimes divers. On reprendra le fil de la discussion animée du dîner en mer avant l'arrivée. De l'existence des monstres marins. Des cicatrices grandes comme des assiettes sur le dos de certaines baleines... ventouses de pieuvres ou de calmars de plus de 30 mètres de long, difficiles à imaginer. Le deuxième lieutenant a vu un calmar échoué sur une plage aux Açores, il était dans un état de décomposition avancé, mais son « os », une fois nettoyé et placé au musée faisait 7 mètres de long. Le troisième officier mécanicien a entendu parler d'une pieuvre géante qui s'était attaquée à une vedette et avait failli l'entraîner par le fond. Il avait fallu couper chaque tentacule à la hache ! On va passer au serpent de mer, au narval, aux baleines recrachant des Jonas sur le rivage, aux dauphins sauvant des hommes tombés à la mer, et même au monstre du Loch Ness. Et puis aux sirènes antiques et modernes. La conversation va dériver lentement. Villes englouties... Trésors perdus... Villes ensablées... Ville d'Ys... Les Sept Cités... L'Atlantide... Îles flottantes... Mer des Sargasses... Navires fantômes prisonniers des algues ou des glaces... Mystère de la Mary Celeste, avec division en deux camps, celui du pur mystère et celui de la mise en scène criminelle, et dans ce dernier camp, bien sûr, le premier officier mécanicien qui a tout lu sur la question... Après la Mary Celeste, on évoquera quelques naufrages célèbres de la Sémillante au Titanic. Sans oublier le Saint Géran qui a inspiré Paul et Virginie, l'échouage de La Pérouse à Vanikoro, ni la Méduse que peindra Géricault. Des naufrages, on passera aux passagers clandestins, on finira sur cette horrible histoire du capitaine grec qui a fait jeter à la mer les trois passagers clandestins découverts à son bord et qui, dénoncé par un de ses marins, vient d'être condamné à la prison à vie. Il y aura un silence, chacun dans son ivresse essayant d'imaginer le cauchemar, l'agonie de celui qu'on jette ainsi par-dessus bord au large. Et puis quelqu'un changera d'un coup le thème de la conversation et l'entraînera vers des rives plus riantes.

 

Je sors sur la coursive et je regarde vers la terre déjà fondue dans le noir. J'aime la nuit en mer quand tout est calme. Je me glisse souvent aux abords de la passerelle. En général, seuls deux hommes veillent. Le timonier et un officier de quart. La salle est plongée dans une ombre noire et dense, condition indispensable pour bien naviguer. Les cadrans de l'horloge et de l'habitacle émettent une très pâle et vague luminescence. Le plus fort de la lumière provient plutôt de l'extérieur. Celle des étoiles, parfois celle de la lune. Et aussi le léger halo de brouillard lumineux qui rayonne autour de la boîte protégeant le fanal avant. La nuit en mer paraît bleue et laiteuse. Parfois grésillements et borborygmes du haut-parleur : une voix lointaine, indistincte, donne des informations sur le canal de veille. Puis se tait. Le silence retombe. On remarque alors que la radio continue à émettre un mince filet sonore, bruit de fond vite noyé dans cet autre bruit de fond qu'est la rumeur pulsante du bord. À d'autres moments, c'est un homme de la machine qui appelle pour une brève communication. Mais dans l'ensemble les heures nocturnes sont taciturnes. L'officier et le timonier flottent dans la nuit, chacun figé dans son silence attentif et patient. Ils n'en sortent que brièvement pour un échange banal. L'officier propose un café. Ou une cigarette. Protège la flamme du briquet pour ne pas éblouir son compagnon. On voit alors leurs deux visages éclairés de façon théâtrale. Puis tout retombe dans la nuit. Parfois l'officier fait une remarque sur l'état changeant de la mer. Il est le seul à pouvoir se déplacer librement à travers la passerelle. Il tourne autour de ce pivot figé qu'est le timonier rivé à ses poignées. Il glisse dans la chambre des cartes, tire le rideau pour que la lumière ne vienne pas gêner l'autre, allume la veilleuse, se penche sur la carte, vérifie une donnée, éteint, revient, marche jusqu'à l'aileron tribord, jette un coup d'œil dans la nuit noire, me découvre accoudé là, me salue à voix basse, retraverse la passerelle, passe à bâbord, regarde, s'attarde, revient au centre, se remet à scruter au-delà du pare-brise les profondeurs de la nuit vide. Il reste là comme hypnotisé par l'avancée franche et régulière de l'étrave fendant la mer en deux vagues phosphorescentes. Ce sont toujours des heures agréables. Il ne se passe rien. On ne voit rien. Sauf les étoiles, parfois d'autres feux de navires sur l'horizon. Et j'ai l'impression que le ciel tourne paisiblement autour du navire, que l'océan est sans limites, qu'un enchantement va prolonger ces heures de nuit à l'infini.

Vertige et torpeur de ces navigations lentes et monotones entre deux escales, errances somnolentes dont on ne sait jamais si elles sont des rêves ou des aventures, des commencements ou des fins. J'essaie de rassembler mes souvenirs de cette escale. A-t-elle un sens ? J'ai été entraîné dans une cascade d'incidents, de rencontres, de mots, d'images surgissant au hasard. J'ai l'impression qu'on n'a pas arrêté de me raconter des histoires pour me détourner de l'histoire principale. Mais l'histoire principale, ce serait quoi au juste ? Moi ? Mon histoire ? Un marin en escale ? Une cuite mortelle ? Une épreuve ? Comme un dragon dont j'aurais fini par triompher, moi le héros ? Est-ce vraiment une histoire, ça ? C'est décousu. Ça n'a pas de sens. C'est bavard. Pas de progression. Ça ne mène à rien. Pas de morale à tirer. Pas de morale du tout... Qu'est-ce qui reste ? Une ville ? Des images d'une ville, une ville que j'avais faite mienne en quelques heures, à laquelle je m'étais presque identifié, comme si on pouvait se transformer soi-même en une suite de quais dociles, de collines passives, de maisons branlantes et de navires tristes.

Je regarde la côte lointaine qui défile, ses falaises, ses récifs, ses cordillères maintenant noyées dans la nuit venue de l'est. Le temps comme la lave du volcan coule et s'épanche et se moule et cerne tout. Le temps, comme du roman pur. Savoir le saisir au bon moment. Peut-être que mon travail futur serait de dompter le temps, de le canaliser, de le retourner, de le faire se dérouler à ma guise tantôt à l'endroit tantôt à l'envers. Peut-être bien que le mot escale traduisait cette magie-là, échelle du temps, échelle dans le temps. Temps ralenti, temps dompté.

Je pouvais imaginer un instant, au cœur de la nuit, que nous descendions vers Valparaiso, que tout allait recommencer. Maître du temps au point de rejouer la partie ? Non, impossible... Passé, présent, futur, l'escale est derrière moi. Bien ou mal, tout a été joué. Tout est grave et tout est sans importance. Qu'ai-je fait ? Rien. J'ai vieilli. D'un jour, d'une nuit, d'une vie, d'une multitude de vies et de récits. Dans une heure plusieurs vies... Les vivants, les morts, les marins. Nous ne comptons que sur le jour que nous vivons et jamais sur celui que nous avons à vivre... En fin de compte, je pouvais faire mienne la devise de l'orgueilleux flibustier. Nous étions loin, déjà au large, et l'ivresse des bals et des maisons, celle des chambres et des filles, semblait dissipée, loin, très loin en arrière, dans cette lave du temps déjà trop largement épanchée. Et le guet nocturne, durant ces heures et ces heures de veille marine, d'attention soutenue doublée d'une rêverie permanente, peut-être était-ce le véritable éveil, l'éveil de quelque chose que je commençais à sentir naître. Il faudrait que je songe à rassembler tous ces débris, à tenter de recoller les morceaux de ce monde éclaté, à réinventer l'enfer et le paradis. J'avais beaucoup à faire, je le sentais. « Je t'écoute, Ne diffères. »

 

Je vais vers l'avant. Le vent est frais. J'ai le visage fouetté par les embruns. Je regarde la nuit noire, les minces crêtes blanches des vagues que notre étrave fend doucement. Une lune bien ronde commence à sortir de la mer. Je pense aux autres escales, je me souviens d'histoires que j'ai lues, que j'ai entendues, j'en imagine d'autres, j'entends des voix dans la rumeur de la mer, dans le sifflement du vent autour de mes oreilles... Toute une foule, des chants, des cris, des psalmodies, des chuchotements, des râles d'amour et de mort, des secrets... C'est comme si, la nuit, le jour, le navire avançait à travers l'épaisseur des récits, des mots. Mille histoires qui s'entrelacent, se chevauchent, s'opposent, filent dans le sillage, éclaboussent en autant de ressacs, se fondent dans un oubli océanique, et ressuscitent soudain au moment où on ne les attend pas. Navire de mots et d'aventures, histoires renouvelées comme des vagues répétées, toujours les mêmes et pourtant toujours différentes. Comme s'il y avait une continuité des océans, des estuaires, des fleuves, des routes maritimes et terrestres, des récits diurnes et nocturnes. Comme si tous ces récits fusionnaient en une immense trame romanesque dont le déchiffrement n'aura jamais de fin. Le navire trace sa route dans l'océan des mots. Pour l'instant, il faut marquer une pause. Attendre. Dormir peut-être. Du moins fermer les yeux. Parce qu'il faut bien s'arrêter. Conclure. Fermer la parenthèse. Se taire...