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Ces mois sont si pleins de souvenirs heureux qu’il est difficile de les isoler comme on le ferait d’un visage dans la foule : voici Edward et son sempiternel costume sombre élimé malgré la chaleur infernale, sur la promenade de Brighton Sea Baths, qui se crispe de dégoût sous son parasol en voyant une rombière (la peau aussi tannée qu’une momie) passer en string avec nonchalance. Ou bien James qui, impérial, traverse Brunswick Street sur son vélo déglingué, un cigarillo entre les dents. Gertrude saluant d’un gloussement une blague anticléricale. Max gesticulant si fort qu’il en renverse une pile d’assiettes sales dans la kitchenette, avant de me harponner par le bras pour me chuchoter que « Schönberg était capable de voir à travers les murs, tu sais… »

Un souvenir, pourtant, revient plus souvent que les autres, pour des raisons qui s’avéreront évidentes. On était à la fin du mois de mars. L’été avait fait place à l’automne austral – hauts nuages vaporeux et bruissement des feuilles mortes dans la rue ; le vent tel un sympathique labrador qui vous mordille les talons.

C’était un matin en semaine ; le ciel était couvert. James et moi nous trouvions dans l’appartement encombré de Max et Sally. D’humeur généreuse, Max jouait du piano pour nous, les manchettes de sa chemise blanche retenues par des brassards pour éviter tout contact avec les touches. Une cigarette brûlait dans un cendrier posé sur le piano.

Assise en tailleur dans un fauteuil, Sally fumait ses cigarettes roulées à la main, balançant son pied négligemment au rythme de la musique. Comme si souvent, mon regard flotta jusqu’à elle, à croire que mes réactions étaient calquées sur les siennes. Je l’avais observée en maintes occasions, le nez plongé dans un exemplaire en miettes du Château de Cassandra et pourtant attentive à tout ce qui l’entourait, le duvet doré de ses avant-bras brillant comme un champ de blé miniature à la lumière ; se promenant d’un air distrait, comme hésitant sur sa destination ; se prélassant sur un plaid et grappillant du raisin dans les jardins Carlton, une grande capeline faisant de l’ombre à son visage ; manipulant des vêtements sur un portant dans une friperie.

Réalisant avec gêne que James l’avait remarqué, je rectifiai le tir, dans l’espoir de donner l’impression que je m’intéressais en réalité à un croquis accroché au mur derrière elle.

Max jouait rarement ses Chants en public, mais il aimait, comme ce jour-là, nous régaler d’une foule de standards. Il m’avait souvent fait cet honneur et prenait visiblement grand plaisir à se produire en public. Tandis que ses doigts paradaient ou rampaient sur toute l’étendue du clavier, ses yeux se fermaient et son visage exprimait une intense concentration. En dépit de l’effort physique que cela lui demandait (rentrée dans les épaules, sa tête oscillait en cadence, et il se mettait même parfois debout pour négocier des passages difficiles), je ne l’ai jamais vu plus détendu que lorsqu’il jouait. C’était un pianiste talentueux et un interprète hors pair, passant de la désinvolture pleine de chausse-trappes de Sweet and Low-Down de George Gershwin à une sonate de Beethoven ou un air de cabaret mordant.

Parfois, il modifiait tempo ou volume afin d’expliciter pour nous certaines particularités de l’œuvre. « Et cette élégante bagatelle, disait-il en tournant la tête, est d’Erik Satie. Un rosicrucien actif au tournant du siècle. Compositeur maison de l’ordre de la Rose-Croix, à Paris. Attiré par l’occultisme.

James, cependant, était de mauvais poil.

– Bon sang, grommelait-il tout bas, mais assez fort pour que tout le monde entende. Contente-toi de jouer !

S’il était d’un naturel chaleureux, ces sautes d’humeur – provoquées par quoi, je ne l’avais pas encore établi – n’étaient pas rares. Il lui arrivait souvent d’être volontairement désagréable, ce qui créait des situations explosives, Max adorant l’asticoter quand se manifestaient ces aspects de la personnalité de son ami.

Ce jour-là ne fit pas exception. Max lui lança un regard lourd de sous-entendus.

– Allons, mon cher, ne sois pas comme ça.

– Je ne crois pas qu’on ait besoin de ton blabla. Joue-le, ton air à la con.

– Si ça ne te plaît pas, tu n’es pas obligé de rester. Tu peux très bien aller t’amuser avec tes autres copains.

– Max ! intervint Sally.

– Oh, c’est vrai… tu n’as pas d’autres amis !

Le thème de la solitude de James était de ceux sur lesquels Max revenait de temps à autre, et cette pique fit mouche : James se mit à tripoter sa boucle d’oreille et s’enferma dans un silence maussade et gêné.

Bientôt, Max, qui s’était involontairement embringué dans une impasse au fil de ses improvisations, s’arrêta pour allumer une cigarette et s’éponger le front avec un mouchoir. Il répondit à nos applaudissements d’un gracieux signe de tête avant de se lancer de la main gauche dans un ragtime endiablé.

Après une minute ou deux, sa voix adopta cette intonation râpeuse de bonimenteur de foire :

– Nous vivons des temps dangereux, mesdames et messieurs. Un fanatique religieux sénile est à la Maison-Blanche, le doigt sur le bouton nucléaire. N’oublions pas que la fin n’a jamais été aussi proche, et que c’est aussi à des époques comme celle-ci que la vie est la plus délicieuse. Nous dansons sur un volcan, il est vrai. Mais ne craignez rien, mes amis. Nous chanterons sous les bombes. Et maintenant, messieurs – toi aussi, James –, permettez-moi de vous présenter l’incomparable Sally Cheever, celle qui brise les cœurs les plus endurcis. Sally est appelée à devenir la plus grande de sa génération et vous, mesdames et messieurs, aurez le privilège, l’honneur, la pure et simple satisfaction de l’entendre ici, ce soir. Dans quelques années, vous pourrez dire que vous avez entendu Sally Cheever chanter en mars 1986, et vos amis en chialeront d’envie. Enfin, si nous sommes encore de ce monde…

À ce moment-là, Sally se tenait auprès de lui et lissait sa robe bleue d’une main, l’autre reposant sur le piano.

Comme elle était d’habitude réticente, je fus surpris de l’empressement avec lequel elle avait sauté sur ses pieds en entendant cette présentation. Elle arrangea sa coiffure. Ses hanches oscillèrent imperceptiblement au rythme du riff introductif au piano, qui ralentit peu à peu pour faire place à des notes hésitantes, vagabondes, en quête de leur tonalité plaintive.

Lorsque ces notes l’eurent trouvé, ce ton – indépendamment, semblait-il, de Max, qui s’était discrètement effondré sur son tabouret –, l’appartement s’était transformé en un sombre cabaret parisien, avec sciure au sol et relents d’absinthe.

S’étant raclé la gorge, Sally se mit à chanter Is That All There Is ?, le merveilleux air de Leiber et Stoller, d’une voix qui, telle une senteur exotique, présentait un mélange de textures, certaines soyeuses et d’autres vaguement boisées. Même si je savais que c’était une chanteuse, je ne l’avais jamais entendue ; sauf depuis le toit, mais ça ne comptait pas. Durant cette interprétation, chaque partie de son corps trouva son éloquence propre, depuis la courbure de sa nuque jusqu’à la cambrure de son pied, en passant par l’arête de son nez. Sa clavicule, son poignet laiteux. L’une de ses dents était fendue, donnant à son sourire un charme particulier. Elle n’avait pas de bijoux sur elle, excepté son alliance, et pas de maquillage non plus sinon un rouge à lèvres intense. L’ensemble était électrisant.

Tandis que Max continuait à jouer, Sally s’écarta du piano et vint lentement jusqu’à l’endroit où j’étais assis. Elle se tint devant moi, déhanchée, la main tendue jusqu’à ce que je la prenne.

– Dire que de nos jours, lança-t-elle avec un sourire faussement affligé, une pauvre fille est obligée de solliciter un cavalier si elle veut danser…

Quoique paniqué, je me levai. Comment faire autrement ? Jusque-là, j’avais rarement dansé dans ma vie, mais c’est ce qu’on fit pendant une minute ou deux, Sally et moi, lentement, timidement, jusqu’au moment où elle s’écarta d’elle-même pour aller reprendre sa place auprès du piano.

Soulagé mais déçu, je retournai m’asseoir et allumai une cigarette de mes mains tremblantes. La nervosité me faisait transpirer. Mon cœur de dix-huit ans était aussi enthousiaste et maladroit que celui d’un chiot, et mon expérience des femmes plutôt limitée. J’avais le béguin pour des filles à la parole rare et aux lèvres écarlates, qui travaillaient dans les magasins de disques de la ville ; ou pour celles que je repérais aux arrêts de tram. Celles que je reluquais, dans des librairies ou seules dans des cafés, me faisaient fantasmer. Mais ce jour-là, je tombai fou amoureux de Sally Cheever, la femme qui allait me hanter pendant de longues années.

 

Ma familiarité croissante avec mes nouveaux amis ne diminua en rien leur mystérieux attrait, bien au contraire : cette intimité ne faisait en réalité que rehausser leur pouvoir de séduction.

C’est avec James que je passais le plus de temps, car nous étions les seuls célibataires du groupe. Comme ce fameux premier soir sur le toit de la résidence, il assuma le rôle d’une sorte de chœur antique pour me renseigner sur le parcours des Cheever, qu’il connaissait mieux que tout autre.

Tous deux avaient eu une enfance troublée. Sally, me raconta-t-il, était originaire de Sydney et avait un frère cadet. Sa mère était morte quand elle était petite, et son père était ensuite entré dans une horrible secte évangélique où l’on s’adonnait à la possession divine et autres manifestations kitch de dévotion, comme des week-ends au bord de la mer où des mariages entre jeunes adeptes étaient orchestrés par les gourous et les parents. C’est lors d’un de ces week-ends que Sally, âgée de dix-sept ans, avait fugué, échouant à Melbourne où elle trouva du travail en intérim comme secrétaire et commença à chanter dans un groupe local.

Son père, qui s’était remarié, se vantait de pouvoir la ramener au bercail, mais il était en fait plutôt content que son rejeton le plus ingrat ne soit plus là pour lui faire honte devant ses nouveaux amis. Elle rencontra Max deux ou trois ans plus tard, quand il emménagea à Cairo, et depuis ils formaient un couple.

Les parents de Max, eux, avaient été tués par le cyclone Tracy alors qu’ils passaient des vacances tous les deux à Darwin, à l’époque où il était adolescent. Max et sa sœur aînée, Edwina, avaient été élevés par une tante (« Un personnage tout droit sorti d’un roman de Roald Dahl », selon James), qui retourna en Angleterre dès qu’elle se fut acquittée de ses devoirs envers eux. Edwina partit vivre en Amérique et, même s’ils ne se voyaient pas souvent, Max et elle s’écrivaient régulièrement.

En plus de son modeste héritage, Max avait gagné un joli pactole une dizaine d’années plus tôt grâce à l’une de ses chansons, qui avait, contre toute attente, cartonné en Europe avant d’être reprise pour un spot publicitaire de Volkswagen, diffusé dans le monde entier. À une certaine époque, il avait même été question qu’une version suédoise soit présentée à l’Eurovision, mais la nationalité de Max avait posé problème et l’idée avait été abandonnée. James ne se souvenait plus du titre, mais il m’en chanta un passage (We will go on and on, our song will be sung forever…) et je reconnus, tout émoustillé, cette publicité dont il me parlait tandis que je me revoyais, allongé sur la moquette du salon, devant la télé (vue aérienne plongeant sur une Coccinelle jaune qui fonce sur une route de montagne, blonde souriante, soleil couchant derrière des pics enneigés).

Même si cela avait fait sa richesse pendant un temps, Max était presque honteux de ce succès populaire, et James me conseilla de ne jamais citer cette chanson ou cette publicité en sa présence. Mais cela expliquait comment Max avait pu acheter les deux appartements qu’il avait ensuite réunis – et surtout consacrer tout son temps à son « grand œuvre » sans avoir à chercher un boulot alimentaire pour joindre les deux bouts.

Si James connaissait aussi bien l’histoire de Max, c’est qu’ils avaient fréquenté la même école secondaire. C’était, à l’entendre, le genre d’établissement alternatif prisé des parents qui se prenaient pour des gens de gauche à prétentions artistiques – une école où les élèves avaient le droit de fumer dans le foyer et d’appeler les professeurs par leur prénom, mais où la discipline était inexistante et l’instruction prenait peu de place.

– Max n’a pas su lire avant l’âge de quinze ans, me dit James un soir, tard dans la nuit.

– Quoi ? Impossible.

Nous étions installés autour de la table en formica crasseuse de son appartement, suçant des esquimaux après être allés à une fête dans un entrepôt voisin. L’appartement se trouvait à l’arrière d’une boutique dans Smith Street, accessible par une porte en verre dépoli juste à côté d’un salon de coiffure où, à en juger par les photos noir et blanc racornies en devanture, le style crooner romantique était toujours à la pointe de la mode et où les vieux messieurs achetaient de la teinture en spray.

L’endroit était affreux et chaotique ; la cuisine repoussante. Sur les banquettes s’entassaient des boîtes en plastique avec des restes de curry, des assiettes sales et des barquettes ayant contenu des friands surgelés. Le lino au sol était de ce vert foncé qu’on trouve le plus souvent dans les hôpitaux. James vivait seul et se nourrissait presque exclusivement de cochonneries, desserts surgelés, alcool et cigarettes, le plus souvent piqués dans les supermarchés et épiceries du coin.

Il était en train de lécher son esquimau au chocolat, vautré sur la table et passablement ivre. La crème glacée barbouillant sa bouche donnait à son sourire un petit côté sinistre, comme le Joker dans Batman.

– C’est la pure et simple vérité. Il était capable d’écrire son nom et deux ou trois trucs, mais pendant longtemps il n’a pas pu lire autre chose que J’apprends à lire avec Dick et Jane. S’il a réussi à se débrouiller au lycée, c’est parce que je l’ai beaucoup aidé. La moitié de ses devoirs, c’était moi qui les faisais.

– Mais tous ces livres chez lui ? Il m’a cité de longs passages de certaines œuvres, parlé de ses lectures…

– Attends, laisse-moi deviner… Quelques aphorismes de Nietzsche, peut-être un peu de Walt Whitman, et une ou deux stances de son cher Maldoror ?

J’étais déconcerté par l’amertume qui teintait ses propos, mais aussi abasourdi par la réévaluation de l’érudition de Max que cela imposait.

– L’as-tu jamais vu lire quoi que ce soit ? me demanda James, pressé de prouver qu’il avait raison.

Je réfléchis pendant quelques secondes, faisant mentalement le tri entre diverses images. Je revoyais Edward lui lire à haute voix le journal, ce premier matin dans le loft, et aussi à d’autres reprises. Et ce jour où j’avais fait sa connaissance, quand j’étais venu lui remettre la lettre glissée par erreur dans mon courrier. L’avais-je vu la lire ? Peut-être pas.

– Mais il m’a envoyé une invitation à dîner, le soir où je t’ai rencontré !

James secoua la tête.

– C’est sûrement Sally qui l’a rédigée. Si tu l’as gardée, examine l’écriture et tu verras que c’est celle d’une femme.

Cela déclencha en moi, et ce n’était pas la première fois, un élan d’affection à l’égard de Sally. Je l’imaginai en train de peaufiner cette invitation – ses cheveux tombant dans ses yeux, ses lèvres pincées par la concentration – et me délectai de l’illusion qu’elle avait fait tout ça pour moi.

James s’essuya les lèvres d’un revers de la main et balança le bâtonnet d’esquimau.

– Entendons-nous bien : Max n’est pas un imbécile. Il a une mémoire phénoménale et une capacité hors du commun à absorber et digérer l’information. Il connaît des recettes de cuisine par cœur, peut citer du Shakespeare dans le texte. Aujourd’hui il sait lire, mais pas très bien. Sally fait beaucoup – payer les factures, lire les lettres de la sœur de Max et lui écrire, et cetera. Il déchiffre la musique, connaît des rythmes et combinaisons musicales complexes, peut mémoriser des symphonies entières. Il y a quelque temps, Sally s’est procuré un manuel d’enseignement à domicile des années soixante et a élaboré un programme pour pallier les lacunes de Max. As-tu remarqué que la plupart des trucs dont il nous rebat les oreilles sont – comment dire – datés ?

Maintenant que j’y pensais, beaucoup des poèmes que Max citait étaient en effet singuliers (il m’avait par exemple, quelques jours plus tôt, régalé des cinquante-cinq lignes de « La charge de la brigade légère » de Tennyson, exégèse comprise). Ce goût pour les curiosités m’était apparu comme un attachant dandysme, mais voilà que je comprenais qu’il s’inscrivait dans une vision plus globale du monde, dans laquelle la seconde moitié du XXe siècle ne figurait pas encore.

James se pencha au-dessus de la table, comme toujours quand il s’apprêtait à lâcher une confidence.

– Ce maudit chef-d’œuvre sur lequel il travaille depuis des années, ce Maldoror… Il y a une pile de notes sur son piano, mais c’est la même liasse depuis une éternité. Ce qu’il joue, c’est pour l’essentiel des fragments d’autres œuvres qu’il a lui-même mis bout à bout. Ça passe, parce que aucun de ses amis n’est assez calé en musique classique pour l’engueuler. Il a effectivement une mémoire exceptionnelle, raison pour laquelle il donne l’impression de tout connaître. Sally lui fait la lecture presque tous les soirs. C’est une excellente lectrice, elle peut faire ça pendant des heures d’affilée. Romans, manuels, livres d’histoire. Elle lui a lu Le Seigneur des anneaux, bon sang ! Ça doit faire des millions de pages. Qui regorgent de hobbits et de sorciers flippants.

J’avais enfin l’explication d’un mystère qui me tracassait depuis un certain temps. Quand j’allais prendre l’air sur le toit, la nuit, j’entendais souvent les soliloques de Sally s’envolant par les fenêtres ouvertes, et je dois reconnaître que je m’étais pris d’une curiosité un peu malsaine pour les bruits émanant de l’appartement – la palette sonore allant de « carrément amoureux » à quelque chose qui trahissait une relation plus explosive. Plus d’une fois j’avais entendu des hurlements, des menaces, des sanglots féminins, et j’avais dû résister à l’envie de dévaler l’escalier pour tambouriner à leur porte et exiger de savoir ce qui se passait.

James se leva et, après avoir farfouillé dans le placard, il en sortit une bouteille de vin rouge entamée. Ayant rempli deux verres malpropres, il souleva le sien et but d’un trait.

L’heure tardive, l’alcool que nous avions consommé et la rancœur de James à l’égard de Max – autant de bonnes excuses pour justifier cette indiscrétion – me poussèrent à avouer que je les avais entendus se quereller d’innombrables fois.

Il s’humecta les lèvres et reposa son verre pour allumer une cigarette.

– Ah bon ?

J’acquiesçai, me sentant déjà mal à l’aise d’avoir abordé le sujet.

– Oui. C’est une relation compliquée. Je ne peux pas dire que je comprenne mais il est vrai que le fonctionnement interne d’autrui est souvent difficile à appréhender. Ils ont tous les deux très envie d’avoir un enfant mais n’ont jusqu’à présent pas réussi à concevoir. Max a organisé un rite de fertilité l’hiver dernier, dans les jardins Carlton. Bon sang, qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour lui ! J’ai dû répandre du sang de vache sur eux et marmonner une formule magique. Ensuite, il a fallu sautiller en rond comme des lapins…

Je me souvins des propos de Maria, ma voisine, disant qu’elle les avait vus danser dans le parc comme des bêtes.

– Le problème vient de Max, mais il refuse de le reconnaître, continua James.

De sa main droite, il imita un revolver et pressa sur la détente à plusieurs reprises pour exprimer un vain acharnement.

– Notre Max tire à blanc !

– Qu’en sais-tu, qu’il… euh… « tire à blanc » ?

Autre brève pantomime, cette fois évoquant une répugnance à cancaner.

– Eh bien, Sally a fait une bêtise il y a quelques années. Max et elle cherchaient à avoir un enfant depuis une éternité, mais c’est seulement quand elle a eu une aventure avec un autre homme que c’est arrivé…

Je ne répondis rien, mais l’expression de mon visage devait trahir mon incompréhension.

Se penchant vers moi, un verre à la main, il déclara comme en aparté :

– Avortement. Les jolies femmes ne peuvent compter que sur un homme comme moi. Tous les autres ont une idée derrière la tête…

Rouge de honte, j’examinai mon esquimau déliquescent et léchai la glace qui avait coulé sur mon doigt.

– Comment ça, un homme comme toi ? dis-je.

Il me regarda une seconde avant de sourire, enchanté par ma question.

– Mon Dieu, tu es vraiment innocent comme l’agneau qui vient de naître, hein ? Notre Sally n’est pas aussi irréprochable que tu pourrais le penser. Je lui ai suggéré de garder l’enfant. Elle aurait pu ne rien dire à Max et personne n’aurait cherché la petite bête. Ils auraient pu « vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants ». Son infidélité est parfaitement compréhensible, vu toutes les filles que Max fréquente. C’est un miracle qu’ils ne se disputent pas plus souvent.

Je repensai à notre dîner sur le toit, ou plus précisément aux saignements de nez qui avaient empêché Sally de venir avec nous prendre un dernier verre au bar El Nidos. Si je n’avais cessé de m’interroger sur ce qui avait pu réellement se passer entre eux deux dans la chambre, je n’avais jusque-là jamais eu le courage de poser la question à James, de peur – je l’ai compris depuis – que sa réponse puisse compromettre notre amitié et la romance bohème dans laquelle je m’étais embarqué. Alors que je m’apprêtais à évoquer le sujet, James se releva en chancelant de sa chaise, qui bascula par terre, et disparut dans la chambre, maugréant à propos des taches de crème glacée sur sa chemise blanche. J’entendis des bruits de tiroirs tandis qu’il cherchait des vêtements propres.

Je finis mon esquimau et allumai une cigarette. J’avais cru qu’il reviendrait après s’être changé mais dix minutes passèrent et, le silence étant total, je partis voir si tout allait bien.

Sa chambre était aussi cradingue que le reste. Jonchant le sol, des vêtements, des paquets de cigarettes, des canettes vides, des cadavres de bouteilles, un volume de poésie de son cher Cavafy et l’édition de poche d’Une princesse de Mars d’Edgar Rice Burroughs. Au milieu de ces détritus se trouvait un matelas où James était étalé sur le dos, torse nu, la bouche béante et les bras en croix tel un Christ rebelle échoué sur un radeau.

Il dormait comme une bûche. Son corps était très mince, la peau de son torse presque amphibienne malgré une légère pilosité. Au poignet gauche, on devinait deux épaisses cicatrices mauves de deux ou trois centimètres de long, qui semblaient anciennes. De part et d’autre, une rangée de pâles pointillés marquait l’emplacement des points de suture. Je songeai à sa manie de vérifier sans arrêt la longueur de ses manches et fus pris de pitié, de tendresse et de honte à l’idée de son embarras s’il s’était su regardé.

Jetant sur lui une couverture, j’allai à la fenêtre. Sur le rebord et le long de la plinthe, il y avait au moins deux douzaines de flacons d’eau de toilette, des bijoux, de petits jouets en plastique et des stylos fantaisie disposés avec soin. Sa kleptomanie était bien connue dans notre cercle et je ne fus pas exagérément surpris de remarquer au milieu de ce trésor un stylo « Dunley Tigers – Entendez-les rugir ! » qui avait disparu de chez moi.

Sa fenêtre donnait sur Smith Street. La devanture de la boutique du prêteur sur gages en face était sombre, ayant été vidée pour la nuit de sa gamme d’appareils photo, montres et bijoux. Chez le teinturier, un néon clignotait de façon erratique, éclairant par moments une rangée de machines à laver, le lino gris, une boîte bleu ciel de lessive en poudre.

Le premier tram du jour passa dans la rue. À l’est, au-dessus des montagnes lointaines, le ciel s’éclaircissait. Des nuages boursouflés prenaient une teinte orange foncé, comme si, plutôt qu’un lever de soleil, c’était une splendide éruption qui avait lieu, d’une échelle si cosmique et à une telle distance que ses effets étaient quasi indiscernables. Au premier plan, un fouillis d’antennes jaillissant des toits, les tours HLM à quelques rues de là, dans Wellington Street, un mur de graffitis. Cette vue aurait pu être décourageante pour certains – et même déprimante – mais ce matin-là, elle m’inspira la plus exquise mélancolie. J’aime le beau, mais c’est en général ce qui est méprisé (béton, barbelés, ruelles et objets cassés) qui m’inspire la plus profonde émotion. Je trouve difficile de résister à ce charme brut.

Refermant la fenêtre, je rentrai à Cairo par le quartier de Fitzroy.