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Conformément à la promesse que j’avais faite à mes parents, je me rendais une fois par mois chez mon oncle Mike et sa femme Jane, qui vivaient dans une gigantesque maison en plein cœur de la verdoyante banlieue résidentielle de Malvern, pour assister à un pénible déjeuner dominical composé d’aliments à moitié cuits.

Tous deux étaient des fous de bicyclette et ils se baladaient chez eux dans leur tenue en lycra le dimanche après-midi, après leur sortie aux aurores. Ils n’avaient pas d’enfants mais raffolaient de leurs trois chats siamois qui portaient des noms de planètes. Jane était réceptionniste au cabinet de Mike. Elle ne disait jamais grand-chose mais Mike parlait largement pour deux. Ce qu’il préférait, quand il rencontrait des gens, c’était leur faire deviner son âge (en général estimé à quarante-trois ans), rien que pour jouir de leur ébahissement quand ils apprenaient la vérité (cinquante-deux !). L’intérêt qu’il me portait était superficiel, et heureusement, car j’étais ainsi rarement dans l’obligation de mentir au sujet de mon assiduité (ou non-assiduité) aux cours. En fait, les seules questions personnelles que Mike posait n’étaient qu’un prétexte pour pouvoir se lancer dans un exposé impromptu sur l’un des sujets (mythes romains, littérature japonaise du XIXe siècle) qui avaient piqué son intérêt cette semaine-là.

J’étais allongé sur le divan de mon appartement par un dimanche après-midi glacial, à me remettre d’un de ces horribles déjeuners, quand on frappa à la porte.

Je coupai la radio et restai immobile, croyant que c’était Eve venue me tourmenter avec ses questions et réclamant de pouvoir jouer avec les bijoux de Tante Helen. L’odieuse gamine était devenue difficile à éviter ; elle avait commencé à noter mes allées et venues et prenait un malin plaisir à me prendre en défaut si jamais je lui déclarais que j’avais manqué sa visite parce que je n’étais pas chez moi, alors qu’elle savait fort bien que je n’avais pas bougé. Cela faisait rigoler sa mère, qui préférait voir dans ces tactiques la preuve d’une intelligence brillante et non les prémices d’une personnalité totalitaire.

Mais on frappa de nouveau, plus fort cette fois, et Max prononça mon nom.

– Salut, dit-il, une fois à l’intérieur. Tu ne faisais pas la sieste, si ?

– Excuse-moi. J’ai cru que c’était Eve.

Max frissonna. Pour d’obscures raisons, son aversion pour Eve était encore plus prononcée que la mienne. S’inspirant de Willy Wonka dans Charlie et la chocolaterie, il faisait comme si elle n’était pas là, et si elle arrivait à le coincer dans l’escalier ou le jardin, il ignorait ses questions (« Quel est cet étrange grésillement désagréable ? » disait-il) jusqu’à ce qu’elle décampe, de préférence au bord des larmes.

Il fit la grimace et se tapota la poitrine avec une délicatesse théâtrale.

– Tu sais que sa mère nourrit toujours le petit génie… à ses mamelles flétries ? « Le lait magique de maman », comme dit Eve. C’est écœurant à voir, comme une scène tirée de ces tableaux de la fin du monde au Moyen Âge.

– Comment tu sais ça ?

– Rien de ce qui se passe à Cairo ne m’échappe. Bref, dit-il en s’affalant dans mon fauteuil, je pourrais l’empêcher de venir t’embêter…

– Comment ?

– En disant à sa mère que tu es un pédophile.

Il fit un geste sinistre de tripotage avec ses doigts.

– Ils sont partout de nos jours, tu sais.

– Euh, non merci.

– Comme ça, elles garderaient leurs distances…

– Oui, et les autres aussi.

– Ce n’est pas toujours une mauvaise chose. On a moins tendance à se disperser. À propos, où en est ton roman ?

J’eus un geste d’impuissance. Il n’est rien de plus idiot que de vouloir écrire un roman, si ce n’est rendre publique une pareille ambition. La seule forme de fiction dont j’étais capable à l’époque, c’était mes rares coups de fil à Dunley, au cours desquels j’abreuvais mes parents – dans l’ignorance l’un et l’autre du changement de mes priorités éducatives – de récits sur mes condisciples et professeurs imaginaires, en m’inspirant de gens que j’avais rencontrés à des soirées ou à travers mes lectures. Je devais rester sur le qui-vive au cours de ces conversations, de peur que ma mère (qui avait la mémoire des noms) me demande si j’allais toujours au cinéma avec mon nouvel ami José Arcadio ou si Mme du Maurier s’était avérée un meilleur professeur de lettres qu’elle n’en donnait l’impression au début de l’année universitaire.

Faire la plonge pour gagner sa vie et aller à des tas de soirées ne constituait pas en soi une vie des plus enrichissantes, et quand je cessai enfin de voir dans mon inscription ratée à l’université autre chose qu’un simple oubli, l’idée que je menais une existence de bohème tout en écrivant un roman fut une consolation. Les progrès, toutefois, étaient lents. J’avais un calepin dans lequel je griffonnais des choses (en général ivre, tard dans la nuit), des idées de personnages et d’intrigues qui, le lendemain matin, au grand jour, s’avéraient fatalement – quand c’était lisible – absolument idiotes.

Cette visite de Max était une chose rare : j’aurais pu compter sur les doigts d’une seule main les fois où il était venu chez moi. Il n’était pas lui-même, se montrait même nerveux, se levant d’un bond à tout instant pour aller fureter et se rassurer sur le fait que nous étions bien seuls.

Je fis du thé et, une fois installé, demandai des nouvelles de son œuvre.

– Je ne peux pas dire que j’y aie beaucoup travaillé, ces temps-ci, mais maintenant que les frasques de l’été sont passées, j’ai hâte de m’y remettre. J’ai buté sur un ou deux trucs que je crois avoir résolus. J’ai besoin de caresser le piano, tu sais…

Il m’avait un peu parlé du poème du XIXe siècle sur lequel se basait son travail. C’était, si j’avais bien compris, une sorte de poème en prose pré-surréaliste sur le déclin d’un roi fou. Il m’avait récité de larges extraits de ce texte fiévreux (« Une tête à la main, dont je rongeai le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme le héron, au bord du précipice creusé dans les flancs de la montagne »), mais ses explications quant à la réflexion qu’il menait étaient aussi confuses qu’enthousiastes, et s’arrêtaient toujours brusquement, impliquant par là que son interlocuteur était de toute façon incapable de comprendre.

Je servis le thé. Max alluma une cigarette, se gratta le menton. Il portait un pantalon gris et un gilet bleu foncé démodé par-dessus sa chemise blanc cassé. Sa cravate rouge était de travers et ses cheveux en bataille.

– Écoute, dit-il enfin. Je peux te dire quelque chose ?

– Bien sûr.

– On se connaît depuis quelques mois, à présent.

– Oui.

– Je pense que tu es un type bien. Digne de confiance.

J’en fus sincèrement flatté.

– Merci.

Il se pencha en avant, les coudes sur les genoux, et regarda autour de lui avant de reprendre la parole.

– Bon, inutile de tourner autour du pot. C’est très sérieux. Nous allons nous lancer dans une aventure et j’estime qu’il serait juste de te donner une chance d’y participer. C’est une décision collective.

Son ton était sinistre au point d’être drôle, et je ne pus réprimer un ricanement perplexe, qui fut accueilli par un regard réprobateur. Avalant mon thé d’un trait, j’adoptai une expression qui se voulait plus appropriée.

– Tu sais, ce tableau de Picasso à la National Gallery dont tout le monde a parlé ?

– La Femme qui pleure ?

– Tu l’as déjà vu ?

Je fis non de la tête.

– Pourquoi ?

– On va le voler.

S’ensuivit alors un silence singulier dans lequel s’engouffra un torrent d’images. Depuis que le musée avait acquis cette œuvre au début de l’année, les journaux locaux regorgeaient d’informations et de commentaires sur le sujet : la somme d’un million six cent mille dollars déboursée par la National Gallery of Victoria pour cette acquisition ; la folie que c’était de dépenser autant d’argent pour de l’art étranger au lieu de subventionner de jeunes artistes australiens ; ou encore la lettre d’un lecteur affirmant que c’était moins bien que ce que faisait sa petite nièce âgée de trois ans, et cetera. Sans trop de peine, je pouvais faire surgir dans mon esprit les verts acides du portrait et les lèvres mauves, les yeux semblables à de voraces monstres marins.

Faute de trouver une réponse plus adéquate, j’éclatai de rire.

Il se renfrogna.

– Heureux de voir que tu trouves ça drôle.

– Oh, arrête ton char ! C’est pas sérieux, quand même ?

– Si. On va le faire…

Et je compris, stupéfait, que c’était vrai.

– Qui ça, « on » ?

– Tout le monde participe d’une manière ou d’une autre. Moi. Sally, Gertrude, Edward ; une autre fille nommée Tamsin et son frère jumeau George. Tamsin est une amie de James. Une jeune communiste qui étudie l’art et nous vient d’Angleterre. Elle connaît le musée comme sa poche. Ce sont eux, les jumeaux, qui prendront le tableau. Ils sont un peu dingues, très politisés. Ce sont eux qui ont démoli la vitrine du musée, il y a quelques années, pour protester contre je ne sais plus quoi. James est un peu réticent mais il aura sa part du gâteau. Au fond, il fera tout ce que je lui demanderai.

Je bondis et levai les mains pour le faire taire.

– Je n’en crois pas mes oreilles. De quoi parles-tu ? Quel gâteau ?

– Chut ! Calme-toi. Je sais que ça paraît fou.

– Oui, et encore, le mot est faible.

– Mais tout est bien planifié. On l’a déjà fait. Enfin, pas exactement, mais on a déjà fait un truc analogue et personne ne s’est aperçu de rien. Et maintenant, rassieds-toi, s’il te plaît.

Finalement, j’acceptai de reprendre ma place tandis qu’il m’expliquait leur plan qui – était-ce en raison de ma fatigue ou du simple charisme de Max ? – commença à me paraître réellement plausible. Ces jumeaux gauchistes avaient un ami qui travaillait comme gardien au musée et qui savait qu’il n’y avait pas de système de sécurité particulier pour La Femme qui pleure, en dépit de la valeur et de la notoriété du tableau. Ils passeraient la nuit cachés dans un placard à balais, sortiraient après l’heure de fermeture pour détacher la toile du cadre à l’aide d’un tournevis spécial. Le lendemain matin, à l’ouverture, ils se mêleraient au public et sortiraient par la grande porte.

– Ils sortiront avec un tableau valant plus d’un million de dollars ?

– En gros, c’est l’idée. La toile n’est pas très grande, une fois extraite de son cadre. Cinquante-cinq centimètres sur quarante-six, pour être précis. Ça se dissimule facilement sous un manteau ou au milieu de cartons à dessin. C’est l’un des points encore à déterminer. On a prévu d’agir en hiver. Quand tout ce battage médiatique sera retombé. On a déjà fait des essais, et personne n’a rien vu.

– Quel genre d’essais ?

– Ils se sont cachés dans ce placard à trois reprises, et se sont baladés en pleine nuit dans les salles. Encore la nuit dernière, en fait. Et on remettra ça avant de passer à l’action.

– Les gardiens ne font pas de rondes ?

– Si, mais à heures régulières. Ce n’est pas un problème. Pour nous, le risque n’est pas énorme. Ce n’est pas comme s’il y avait des caméras dissimulées partout dans le musée.

– Donc, vous projetez de voler un tableau célèbre. Et après ?

Max se frotta les mains.

– C’est là que ça devient vraiment intéressant.

– Parce que jusque-là, c’était très ennuyeux…

– Oui. Non. Bref. Tu l’ignores encore, mais Gertrude est un excellent peintre, une technicienne géniale. Elle réalisera une copie, nous vendrons l’original à des gens qui pratiquent ce genre de transactions, et on rendra l’autre au musée. On le planquera dans un endroit plutôt facile à découvrir, ou on le laissera à un arrêt de tram ou dans une gare. Comme ça, le musée le récupérera et nous, on aura plein de fric. Tout le monde sera content.

– « Des gens qui pratiquent ce genre de transactions » ? C’est-à-dire ?

– Des relations d’Anna Donatella.

– Parce qu’elle est dans le coup, elle aussi ?

– Elle a les contacts. Mais pas cet horrible Queel. Lui, il ne doit pas être mis au courant. Il est dangereux.

– Je croyais que c’était Edward, le peintre ?

– Edward est un peintre exécrable. Il vend bien, mais c’est au fond un amateur. C’est ce que le marché désire, aujourd’hui. Le public veut du sensationnel, une œuvre qui se marie avec le divan et le tapis. Gertrude est la seule véritable artiste, mais plus personne ne s’intéresse à ce type de travail. Trop sérieux, trop subtil, trop profond. Le public aime ce qui lui donne l’impression d’être l’égal de l’artiste, pas son inférieur. Elle était représentée par Anna Donatella il y a quelques années, mais Queel l’a virée. Edward et elle forment un tandem fantastique quand il s’agit de ce genre de choses, en tout cas. Lui, c’est un artiste merdique, mais il a le sens de la couleur. C’est lui qui mixe les pigments et ainsi de suite, tandis qu’elle exécute le véritable travail. C’est elle qui a peint ce Soutine qui se trouve dans leur atelier, pour s’exercer. Même époque, et cetera. Tu l’as vu ?

– Oui, c’est très bien fait, mais je ne crois pas qu’il soit aussi facile d’écouler des faux. Une œuvre célèbre a une généalogie. Il y a les qualités des peintures utilisées…

– Pas besoin d’inventer un pedigree : cette œuvre en a déjà un ! C’est toute la beauté de la chose. D’ailleurs, on a déjà fourgué deux Norman Lindsay…

J’avais peine à le croire.

– Lesquels ?

Max leva la main.

– Désolé, mais je ne peux pas te le dire. Il ne faut pas ébruiter ces choses-là. En fait, je n’aurais pas dû t’en parler. Sache seulement que c’est facile quand on a le bon carnet d’adresses. Le marché de l’art est plein de faux. Marchands et musées ne sont pas très regardants, car ils ne tiennent pas à savoir qu’une pièce qu’ils ont payée des millions ne vaut en réalité qu’une vingtaine de dollars. On ne se fera pas prendre.

Je repensai à la nuit où je l’avais entendu parler avec Edward sur la coursive. Qu’avait dit Edward ? C’est pas juste un tableau de nanas à gros seins avec les fesses dans l’eau, genre Norman Lindsay.

– Pourquoi ne pas vendre le faux à ces… relations ?

Max hésita.

– Tu te rappelles quand on était chez Edward, le jour où la navette Challenger a explosé, et qu’on a eu de la visite ? Quand tu étais resté dans la chambre avec Gertrude ?

Je ne l’avais pas encore digéré.

– C’est toi qui m’as ordonné d’y rester !

– Oui, je sais. Ces… associés ne croient pas qu’une femme puisse être un aussi bon faussaire, donc on les laisse penser que c’est Edward. Ça énerve Gertrude, mais en fait, la question n’est pas là. Bref, il y avait un homme là-bas, M. Crisp, et c’est à lui qu’on vendra le vrai tableau. Son garde du corps l’avait accompagné, ce jour-là…

Il grimaça.

– Tu te rappelles ce qui est arrivé à Buster ?

Je ne répondis pas. Le pauvre Buster était resté dans le plâtre pendant trois semaines et il me faisait pitié quand je le voyais se traîner à travers le loft comme un vieux grincheux.

– Les responsables du musée, quant à eux, seront si contents d’éviter une humiliation internationale qu’ils accepteront presque n’importe quoi. La police abandonnera les recherches, nos amis feront sortir du pays le tableau authentique et nous, on touchera l’argent. Picasso a mis un seul jour à peindre cette toile. Nous, on peut bien prendre une semaine. Tant que tu n’as pas vu Gertrude peindre, tu n’as rien vu. Elle est géniale.

– Et en quoi pourrais-je vous être utile ?

– Je savais que tu serais partant. Je savais que tu avais le cran nécessaire. Bon, alors, on peut difficilement sortir ce truc de la ville en tram. Pour commencer, il pourrait pleuvoir. Et puis, il faudra filer le plus vite possible. Il ne faudrait pas endommager la peinture au cours du transport afin de préserver sa valeur marchande. Si elle est abîmée, à quoi bon ?

Comme pour prévenir mes inévitables objections, il éleva la voix :

– On a besoin de quelqu’un qui puisse l’apporter chez Edward, c’est tout. Anna Donatella ne peut pas, car elle est trop connue. Toi et moi, on se garera à proximité pour attendre Tamsin et George. J’en ai parlé avec les autres et tout le monde estime que tu seras parfait dans ce rôle. L’important, ce n’est pas seulement de trouver quelqu’un qui sache conduire et possède une voiture ; c’est de trouver celui qui mérite cette opportunité. Qui mérite cet argent. Nous voulons que tu participes. J’ai dû retenir Sally qui voulait t’en parler tout de suite ; elle a énormément d’affection pour toi, mais j’ai préféré attendre de mieux te connaître.

Je repensai à deux ou trois conversations entre eux, ces derniers temps, qui avaient tourné court quand j’étais apparu, et à la fois où j’avais vu Max se disputer avec James dans les jardins Carlton. Même si rien n’avait changé dans leur attitude, je vivais dans la peur de transgresser à mon insu le code de conduite de ce petit groupe et d’être excommunié. J’avais si totalement uni ma destinée à la leur qu’une telle perspective était impensable, insupportable. Dans ce contexte, apprendre qu’ils complotaient de voler une célèbre œuvre d’art, c’était d’une certaine façon un soulagement.

Sa tasse de thé était restée intacte. Max se leva, alla chercher la bouteille de sherry de Tante Helen dans le buffet et remplit deux verres.

– Tom, on va en tirer un paquet de thune. On pourra en vivre pendant des années. Tu te vois faire la plonge jusqu’à la fin de tes jours ? Ensuite, on ira tous ensemble vivre en France. Sally, James et moi. Edward et Gertrude iront à Berlin, parce que… euh, c’est là où les gens comme eux ont tendance à aller. Tout est beaucoup moins cher en Europe. Je finirai Maldoror, et toi tu pourras écrire ton roman. Vivre comme Hemingway, ou Henry Miller – les morpions en moins. Ce sera formidable. Ça nous changera la vie. Fini notre long exil. Voici la chance de laisser une trace, de faire quelque chose dont les gens se souviendront pendant des décennies. Et tout ce que tu as à faire, c’est d’embarquer des gens dans ta voiture et de parcourir quelques kilomètres…

– Des gens et un Picasso volé.

Max admit cette légère nuance.

– Certes, mais je serai avec toi, si ça peut te rassurer. Il y a, quoi, quatre kilomètres entre le musée et l’adresse d’Edward ? En passant par Swanston Street, c’est vraiment à deux pas. Le risque est minime pour nous. Si Tamsin et son frère ne sortent pas quinze minutes après l’ouverture du musée, on s’en va et on laisse tomber. Ce n’est pas un crime d’attendre près d’un musée public, si ?

– Bon, alors, dis-je enfin, incapable de dissimuler mon scepticisme. À supposer que le plan fonctionne, combien revendras-tu cette toile célébrissime ?

– S’il te plaît, ne sois pas comme ça, Tom. M. Crisp nous l’achètera – en espèces, je précise – cent cinquante mille dollars. On en a discuté tous ensemble et décidé de t’en donner quinze mille.

C’était beaucoup, l’équivalent de deux ans de salaire. Je me renversai sur mon siège pour réfléchir. Le monde extérieur s’était désintégré depuis que Max avait commencé à m’expliquer son plan. Je n’entendais plus les oiseaux, les voitures, ni même les trams qui faisaient pourtant un certain boucan en passant dans Nicholson Street. Le soir tombait. Je n’avais pas allumé et le crépuscule s’était infiltré dans la pièce.

J’écoutais, éberlué, Max me parler des recherches approfondies que Gertrude avait menées sur la technique de Picasso, des toiles qu’elle avait méticuleusement préparées avec les produits d’époque, d’un manuel mystérieux qu’elle possédait et qui avait été écrit par un célèbre faussaire hongrois. C’était si improbable, si fou, si merveilleux.

– Et le plus beau, disait Max, c’est que le scénario est le même que lorsque La Joconde a été volée au Louvre en 1911. Quelqu’un s’était caché dans un placard, avait décroché le tableau et était reparti. Ils avaient mis deux jours à s’apercevoir de sa disparition ! Et tu sais qui la police avait convoqué ? Un Espagnol aux jambes arquées nommé Pablo Picasso. Tout ça, c’est un hommage.

– Ou une copie…

– Très juste ! Notre Femme qui pleure, on ne l’appelle que Dora, le prénom du sujet du tableau. Ne jamais, au grand jamais, en parler autrement à partir de maintenant. L’essentiel, pour le moment, c’est de ne pas bouger. Je vais bosser sur Maldoror, et rien ne va se passer pendant quelque temps, je pense. Toi, tu n’as à te soucier que de ton rôle. C’est comme une cellule d’espions – seules les personnes concernées sont directement informées. Je te tiendrai au courant en temps utile.

Max se leva pour partir. Je le raccompagnai à la porte, mais soudain, il mit sa main sur ma poitrine et s’avança au point que je crus qu’il allait m’embrasser sur la bouche. Ça n’aurait pas été tellement étrange, vu l’atmosphère d’intimité clandestine dans laquelle notre conversation venait de se dérouler.

Nous étions face à face dans le petit vestibule. Je sentais son haleine imprégnée de sherry et de tabac, la lotion parfumée qu’il appliquait sur sa crinière.

– N’oublie pas, dit-il en agitant le doigt devant mon visage. Motus et bouche cousue.

Il eut un rire peu convaincant.

– Sinon, je serai obligé de te buter.

Une fois seul, je m’effondrai sur le divan et contemplai le plafond bas, repassant ces dernières heures dans mon esprit. L’épisode avait rapidement pris le caractère flou et distordu d’un conte – écrit, peut-être, par Edgar Poe – dans lequel un mystérieux visiteur relate ses incroyables aventures à un narrateur incrédule. Des bribes de l’après-midi flottaient devant mes yeux. Je ne cessais de visualiser les tas de billets, Max écartant sa frange, les mégots accumulés dans le cendrier, les frondaisons du poivrier devant ma fenêtre, oscillant tels des paréos de Polynésiennes.