Pendant plusieurs jours, entre deux plonges au restaurant, je devins un genre de gardien-coursier pour Edward et Gertrude, rôle que j’étais heureux de jouer en échange de l’autorisation d’observer leur travail. Ma présence sur les lieux d’une activité criminelle était potentiellement compromettante, mais le loft exerçait sur moi une irrésistible attraction.
En outre, cela me permettait de m’éloigner de Cairo, où je guettais obsessionnellement la voix de Sally, son pas, le toc-toc à ma porte que je n’entendais jamais.
L’accès au loft était interdit à toute personne non impliquée dans le vol. James ne venait jamais, et Max très rarement. Edward avait une nouvelle exposition programmée pour le mois prochain, et cela justifiait son indisponibilité et ses doigts maculés de peinture. Toujours au bord du chaos, Gertrude et lui passaient leurs journées à essayer de soutirer de l’argent pour se procurer de la drogue, après quoi ils peignaient toute la nuit.
J’allais leur chercher des kebabs et des pizzas dans Lygon Street, ou bien des cigarettes au kiosque à journaux. J’emmenais Buster – qui s’était remis de sa blessure – pour de courtes promenades. Une ou deux fois, on m’envoya au Johnny’s Green Room arracher Edward au jeu d’arcade Galaga, devant lequel il pouvait passer des heures en transe pour s’accorder une pause après avoir mélangé des pigments.
Le vol de La Femme qui pleure figurait quotidiennement aux infos. La presse ne ratait pas une occasion de vilipender Patrick McCaughey, le directeur du musée, et je dois avouer qu’il faisait pitié à voir. Il multipliait les mea culpa quant aux failles du système de sécurité et au fait que les vigiles, quand ils faisaient leur ronde en dehors des heures d’ouverture, n’allumaient même pas mais se contentaient de balayer les gigantesques salles d’exposition avec le faisceau de leurs lampes-torches. Lorsque McCaughey supprima leurs sièges aux surveillants pour faire plus sérieux, ces derniers se mirent en grève. On exigeait sa démission. Un responsable religieux très en vue écrivit à un journal pour dire que la disparition de cet abominable tableau était un bienfait. Tous les avions et bateaux qui quittaient le pays étaient fouillés, et le ministre fit retourner de fond en comble l’école d’art.
Loin de distraire les deux faussaires de leur tâche, l’ambiance à l’atelier – le froid glacial à peine combattu par un vieux radiateur, la menace constante de l’arrestation, ce régime misérable à base de pain et de cigarettes – canalisait leur énergie, peut-être de la même façon qu’elle avait canalisé l’énergie de Picasso. En dépit de ces conditions difficiles, l’atmosphère était souvent sereine.
Pendant qu’ils se chamaillaient sur le meilleur moyen de procéder, je feuilletais les monographies et biographies consacrées à Picasso et leur racontais des anecdotes intéressantes : sa rencontre avec Dora Maar dans un café en 1936, époque où Hitler préparait l’Allemagne à la guerre ; le fait que, malgré son statut d’artiste contemporain parmi les plus célèbres du monde, il n’était pas encore devenu à cette époque l’artiste le plus riche de l’Histoire. Cette année-là, il était sur le point de réaliser de grandes choses, et je croyais bêtement qu’il en était de même pour nous. Il avait remarqué que la peinture n’était pas une opération esthétique mais une forme de magie destinée à faire l’intermédiaire entre ce monde hostile et nous. Ici même, sous mes yeux, cette magie était en train d’opérer.
D’ordinaire indécise et vague, Gertrude avait pris le contrôle des opérations, Edward adoptant le rôle de l’assistant râleur qui mélange les pigments, va chercher ceci ou cela et nettoie les pinceaux. Tout en travaillant, il avait développé une batterie de superstitions qui, croyait-il, assureraient le succès de l’entreprise – il se méfiait des bananes, par exemple, et les avait bannies du loft ; il laissait une bougie allumée en permanence pendant qu’il travaillait ; il ne mélangeait ses ingrédients que dans le sens des aiguilles d’une montre. Gertrude, elle, était visiblement détendue et semblait même moins affectée par ses nombreuses maladies mortelles.
Un radiocassette constellé de taches de peinture était presque toujours allumé, réglé sur 3RRR, la station de radio indépendante et alternative, ou bien passant des cassettes où étaient compilées des musiques bizarroïdes, tantôt exaspérantes, tantôt relaxantes. C’est là que je découvris les charmes douteux de groupes comme Throbbing Gristle, Fœtus, Swans, Einstürzende Neubauten, Sonic Youth et Birthday Party. Je revois Edward en blouse, testant une mixture de son cru, l’analysant sous toutes les coutures, tandis que « I Love Her All the Time » gazouille en fond sonore.
Le petit calepin qu’ils avaient consulté le jour où on leur avait apporté le tableau était, en réalité, un manuel mis au point par un faussaire tristement célèbre, Elmyr de Hory, que Gertrude avait connu petite.
Elle m’en dit plus sur ce personnage ; de fait, ce qu’elle me raconta justifierait un autre livre, et (comme je devais l’apprendre plus tard) de Hory a d’ailleurs fait l’objet d’une biographie signée Clifford Irving qui inspira Vérités et mensonges, le pseudo-documentaire labyrinthique d’Orson Welles.
– Je l’ai rencontré en 1964, me dit-elle tout en peignant. Je n’étais qu’une enfant. Il se cachait à Sydney quand Interpol soupçonna que certains tableaux passant en Europe pour des chefs-d’œuvre modernistes étaient en réalité de sa main.
« Il se trouve que mon père fit sa connaissance et se mit à l’inviter à des barbecues, même si ma mère ne l’appréciait guère. Mon père se flattait d’être un homme d’affaires cultivé. Ce fut une déception pour lui quand Elmyr quitta l’Australie au bout d’un an.
Avec son accent hongrois, sa cravate et son monocle, de Hory devait avoir le charme de l’exotisme à cette époque, tel un oiseau migrateur détourné de sa trajectoire. Ce charismatique étranger sympathisa avec la petite Gertrude, alors âgée de huit ans, et – reconnaissant peut-être en elle un talent et une ambition à sa mesure, ou se débarrassant tout simplement d’une pièce à conviction pouvant l’envoyer en prison – il lui donna le carnet, en plus d’une pauvre valise en carton contenant ses outils de travail.
– C’est une mine de renseignements, me déclara-t-elle un soir où l’on feuilletait la centaine de pages couvertes de gribouillis et d’illustrations. Certaines pages sont difficiles à lire mais ce que je comprends suffit amplement pour réaliser ce travail. Recettes de pigments, préparation des supports, astuces pour appliquer la peinture et faire vieillir les toiles. C’est d’une valeur inestimable.
– Comment se fait-il que ce soit en anglais ?
Elle haussa les épaules.
– Un de ses amis a dû traduire, je pense. Tel que je le connaissais, Elmyr devait espérer en tirer de l’argent, un jour…
Déchiffrant un certain nombre de paragraphes, j’appris qu’on peut donner un aspect vieilli à une encre en la mélangeant à la même quantité d’eau, qu’on laisse ensuite s’évaporer ; que le borate peut être utilisé pour sécher des enduits ; que pour fabriquer ce que l’on appelle en anglais des « traces de renard » (indiquant l’ancienneté de l’œuvre) il faut gratter la rouille d’un vieux clou sur du tissu, presser cela sur du papier et l’enfermer dans un sac en plastique pendant une semaine.
– Et le plus beau, ajouta Gertrude, c’est que comme de Hory peignait à la même époque que Picasso, le matériel qu’il m’a donné correspond à ce que Picasso aurait lui-même utilisé.
La valise contenait un bric-à-brac de pinceaux en crin de cheval, couteaux à palette encroûtés de peinture, flacons de poudres colorées, bocaux remplis de diverses essences, bouteilles d’huile de lin, pages de notes, tampons encreurs, cachets en caoutchouc et tout un attirail. Il y avait aussi des morceaux de charbon, des bouts de craie, des petits pots de mordants ou de diluants. Une fois ouverte, elle dégageait une odeur de terre, puissante et chaude. Je compris alors la tentation fabuleuse du faussaire : ce désir de se mesurer à un génie reconnu du siècle. Tout artiste entretient une conversation avec ses prédécesseurs. Comme T.S Eliot l’a montré, aucun artiste ne se comprend indépendamment des autres. Le défi de reproduire un Picasso, c’est comme de monter sur le ring pour combattre Mohamed Ali, écrire une pièce de théâtre à laquelle Shakespeare aurait pu assister depuis les coulisses, jouer pour Beethoven. Mon talent vaut le sien, pense le mystificateur. Pourquoi est-il riche et célèbre, alors que moi je trime dans l’ombre ? C’était encore plus valable pour Gertrude, qui en tant que femme avait dû se battre pour être crédible dans un monde cultivant le mythe de l’artiste mâle angoissé et solitaire : Rothko, Pollock, Caravage, Van Gogh. Comme la plupart des faussaires, elle n’était pas motivée par l’appât du gain ; elle voulait simplement égaler le maître.
– Mon propre père m’a découragée d’être une artiste, me raconta-t-elle une autre fois. Il fréquentait la bohème, mais ce n’est pas parce qu’on aime les chiens qu’on a envie que sa fille se mette à aboyer ! Il devait trouver que c’était une façon de se… déclasser. J’ai dû m’enfuir avec Edward, et on s’est mariés à la mairie de Melbourne. Mon père a eu honte de moi quand j’ai fait des études d’art, puis il a été fier de mes quelques succès. Tout ça, c’est terminé, bien sûr. Je suis passée de mode depuis un petit moment. Avec son baratin post-moderne, ce fumier de Queel a convaincu Anna de cesser de m’exposer dans sa galerie. Mon travail est devenu ringard. La vraie peinture est morte. Edward vend parfois, et pour un bon prix, mais la plupart des gens sont passés à autre chose.
C’était aux alentours de trois heures du matin, au cours de la première semaine de travail. L’œuvre originale était posée sur un chevalet. À côté, sur un autre chevalet, se trouvait la copie en cours d’exécution. Sur le plan de travail étaient éparpillés d’autres fragments de toile pour tester des couleurs et des traits. Il y avait aussi des livres remplis de reproductions des carnets de croquis de Picasso grâce auxquelles Gertrude espérait comprendre l’armature sous-jacente des tableaux. Tout cela était éclairé par des lumières vives.
La copie prenait tournure, mais pas aussi vite qu’espéré. Gertrude avait promis de la réaliser en l’espace d’une semaine, mais elle avait du retard. Inexplicablement, la version que j’avais sous les yeux me semblait moins avancée que la veille. Lorsque je le lui fis remarquer, elle me répondit fermement que j’étais ridicule et que c’était elle, la spécialiste.
Je n’ajoutai plus rien, mais la toile restait vierge en de nombreux endroits et cela, s’ajoutant au manque d’empressement du couple, commençait à m’irriter. Edward avait déjà consacré trois heures, cette nuit-là, à chercher de l’héroïne (il y avait une sorte de « pénurie »), et une fois les injections faites, Gertrude et lui avaient encore perdu du temps à se disputer pour savoir qui avait produit le premier album des Stooges. Edward fouilla parmi les centaines de disques entassés dans des caisses en plastique mais fut incapable de trouver le disque perdu afin de régler cette question, et le fait qu’il ne cessait d’en mettre d’autres sur la platine n’arrangeait rien.
– Oh, disait-il en brandissant une pochette. Des siècles que je n’ai pas entendu Trout Mask Replica…
J’étais trop timide pour leur rappeler que plus vite ils en auraient terminé, plus vite on pourrait se débarrasser de la contrefaçon, après quoi ils seraient libres de s’acheter des tonnes d’héroïne et de se disputer autant qu’ils voudraient à propos d’obscurs albums de rock. James m’avait bien prévenu, et je me demandais ce qui se passerait si jamais la copie n’était pas assez bonne, ou si les contacts d’Anna Donatella ne donnaient plus de nouvelles pour une raison ou pour une autre. Il valait mieux ne pas y penser.
– La contrefaçon d’objets d’art a une longue et illustre histoire, ajouta-t-elle. Comment s’appelait ce type pendant la guerre, Edward ? Celui qui a fait les Vermeer ?
Edward releva la tête du couvercle d’un récipient en plastique qu’il utilisait comme palette. Sa bouche était molle, ses pupilles pareilles à des aigles planant dans les cieux pâles de ses iris.
– Van Meegeren, dit-il d’une voix rauque. Le Christ à Emmaüs.
Gertrude repoussa une mèche rousse derrière son oreille.
– C’est ça. Et ce n’est pas tout. Il y a eu forcément quelques Joconde en circulation après le vol. Le marché de l’art regorge de faux, vois-tu. Je sais de source sûre qu’il y a un portrait signé Van Gogh ici même, à Melbourne, qui est un faux. Warhol, lui, fait tirer quelques sérigraphies par ses assistants pour ne pas se salir les mains. Rodin avait tout un bataillon d’assistants. Dalí a signé des milliers de feuilles vierges avant qu’on en fasse des estampes. Celui qui a signé n’est pas toujours celui qui a réalisé l’œuvre, mais en général personne ne s’en soucie.
– Qu’est devenu ce van Meegeren ?
Gertrude toussota dans son poing et marmonna.
– Quoi ?
– Il a été arrêté parce qu’on croyait qu’il avait vendu des trésors culturels néerlandais à des nazis. Il est ensuite devenu accro à la morphine et en est mort.
– Ah… Et Elmyr de Hory ?
Silence gêné. Edward s’affairait avec ses flacons de pigments.
– Oh, ce pauvre Elmyr. Il est… euh… mort dans les années soixante-dix. Après avoir pris trop de cachets. Un suicide, a-t-on dit.
Toxicomanie, collaboration avec les nazis, suicide. Tout cela n’était pas très encourageant.
– Mais qu’est-ce que tu fabriques, Edward ? dit Gertrude. Il me faut du lilas pour les lèvres. Et un peu plus dilué cette fois, si ça ne t’embête pas.
– En fait, c’est mauve. Et je suis en train de chercher. Une minute. Je crois que j’ai besoin d’encore un peu de…
– Cherche pas, trouve ! fit Gertrude avec un drôle de hennissement.
Edward testa sa couleur sur un coin de toile avant de lui présenter la pâte qu’il avait concoctée. Ils l’analysèrent sous une lampe, puis Gertrude, satisfaite, y trempa son pinceau et contempla les deux toiles – l’original et son double à l’état d’ébauche – avant de se lancer, donnant quelques rapides coups de pinceau.
Telle était sa méthode : examen et comparaison approfondis, puis soudain passage à l’acte. Elle m’avait dit combien il était difficile de reproduire l’effet bâclé qui caractérisait l’œuvre, qu’il fallait agir rapidement. Le risque de commettre des fautes en était augmenté et c’est pourquoi elle réfléchissait longuement au préalable.
En dépit du caractère laborieux de cette méthode, je dois reconnaître que c’était efficace ; sa propre version prenait forme sur la toile (très) lentement mais sûrement, tel un monstre vert aux traits en dents de scie surnageant dans un bain de lait.
Elle recula, et poussa un grognement satisfait.
– Imiter, c’est la façon la plus pure de faire des choses belles et intéressantes.
Edward gémit.
– Change de disque ! Je vais faire du café.
– Tu veux écrire ? me demanda-t-elle, une fois Edward parti.
J’acquiesçai, répugnant plus que jamais à l’avouer haut et fort.
– Pourquoi ?
Excellente question. Écrire me semblait être une activité intéressante, mais je ne m’étais jamais vraiment interrogé sur mes motivations. Si je voulais être brutalement honnête avec moi-même, il y avait le désir de reconnaissance et de célébrité, mais c’était trop peu glorieux pour que je l’admette. J’aspirais à être dans les journaux du week-end, à voir mon œuvre disséquée par les critiques, à être loué pour ma production dans un domaine que je vénérais.
Je préparai mentalement une réponse plus structurée – j’avais un message à transmettre, je souhaitais m’inscrire dans l’histoire de la littérature –, mais mon trouble avait dû donner raison à Gertrude, car elle enfonça le clou avec le sadisme de celui qui achève l’adversaire déjà à terre.
– Qui se donnerait la peine de réaliser une œuvre s’il ne pouvait la signer de son nom ? Les artistes parlent volontiers de la joie de créer, mais prendraient-ils autant de plaisir s’ils restaient dans l’anonymat ? Écrirais-tu un roman s’il était publié sous pseudonyme ? Le faussaire, lui, ne met pas son moi en jeu. Le plaisir réside dans la création, dans le fait d’ajouter un peu de beauté à ce monde. C’est, je le répète, très pur…
– N’empêche que tu trempes toujours dans une escroquerie, dis-je, réticent à céder à son argument, ce qui n’aurait fait qu’éclairer mes motivations d’un jour suspect. Tu es en train de réaliser une contrefaçon.
Gertrude pointa sur moi le bout mordillé de son pinceau.
– Nous trempons dans une escroquerie. Ne l’oublie pas. Par ailleurs, la notion d’authenticité est douteuse. Pourquoi s’intéresser à l’artiste ? Enfin, quelle importance, si l’œuvre plaît ? Si on admire un tableau peint par Gertrude Degraves dans un entrepôt en 1986, au lieu d’un Picasso peint à Paris en 1937 ? Si quelqu’un trouve un sens à cette œuvre, y puise du plaisir ou du réconfort ? Ce faux Vermeer a été salué comme l’œuvre d’un génie jusqu’au jour où on a réalisé que ce n’était pas de lui. Si la différence entre l’original et la copie est aussi ténue, alors c’est qu’ils se valent. Et cette Femme qui pleure sera aussi bonne que l’original. Songe aux poèmes d’Ern Malley. Tout le monde les trouvait formidables – et certains le sont ! – jusqu’au jour où la supercherie fut révélée.
« Notre appréciation de l’œuvre d’art est souvent sans commune mesure avec ses qualités esthétiques intrinsèques, poursuivit Gertrude, s’échauffant sur ce thème. Ce qui intéresse les gens, c’est l’aura qui l’entoure. L’artiste, l’époque de sa création, et ainsi de suite. Comme pour une marque. C’est ridicule. Dans les musées, on en voit qui passent au pas de charge devant une œuvre. Puis ils s’aperçoivent qu’elle est signée d’un peintre célèbre, alors ils reviennent pour s’extasier. Bang ! Leur opinion change du tout au tout…
Edward réapparut avec une tasse de café bien chaud.
– Fini, le prêchi-prêcha ?
Gertrude l’ignora et se jeta de nouveau sur la toile.
– L’ennui, c’est qu’il n’y a plus rien à copier, car le métier s’est dramatiquement dégradé. Aux Beaux-Arts, on n’enseigne même plus le dessin. Juste un fatras de théories. Regarde la fresque de Keith Haring à Collingwood. C’est à la portée du premier venu. Pas besoin d’avoir du métier. Un tas de personnages de BD chevauchant une limace géante. Pfff ! Ça aurait pu être peint par une bande d’ados attardés dans le cadre d’une activité périscolaire.
Edward se mit à glousser, avala de travers son café et fut pris d’une quinte de toux. Après quoi, ils poursuivirent le travail sans se disputer pendant un moment.
Au mur, au-dessus de l’établi, étaient exposées une dizaine de peintures de Gertrude, de sa série « Les Gargouilles ». Pas plus grande qu’une carte postale, chacune était l’effrayant portrait d’un être fantomatique scrutant le monde extérieur comme depuis les meurtrières d’un château fort. Certains avaient un capuchon sur la tête, d’autres agrippaient le bord de la toile de leurs doigts noueux, comme prêts à sauter dans le monde matériel. Depuis ces sombres meurtrières, ils ressemblaient à un monstrueux jury de lutins, braquant leurs yeux globuleux et injectés de sang sur l’atelier avec une horrible allégresse, comme s’ils avaient devant eux des cadavres, et non des œuvres d’art en devenir – une impression renforcée par les bougies allumées sur le plan de travail et l’atmosphère clandestine qui régnait dans la pièce.
Gertrude prit un siège pour allumer une cigarette et évaluer son travail. Elle parut s’endormir l’espace d’un instant, comme les héroïnomanes ont coutume de le faire, avant de se réveiller en sursaut, à temps pour éviter que la cendre ne tombe par terre.
– Et Tamsin ? dit-elle.
Elle faisait sans doute allusion à la seconde lettre que celle-ci avait envoyée aux médias. Dans cette missive, elle menaçait de brûler le tableau si les exigences des prétendus Terroristes Culturels Australiens (dont la création d’un prix : « La Rançon Picasso ») n’étaient pas satisfaites. Une fois de plus, Max s’était énervé contre ce qui, pour lui, était une façon d’attirer sur nous l’attention de la police.
– Max a cru préférable d’envoyer James lui parler. C’est lui qui la connaît le mieux…
– Absolument. Inutile d’envoyer Max. Ça ne ferait que l’exaspérer. Dieu sait de quoi elle est capable.
– Je ne sais pas si James est la bonne personne pour aller la raisonner, intervint Edward.
– James est plus dur qu’il n’en a l’air, rétorqua Gertrude. Et il fera tout ce que Max lui dira.
C’était vrai. Les deux hommes avaient une relation bancale, basée au moins en partie sur la propension de James à subir n’importe quelle humiliation de la part de son ami.
– Pour quelle raison ? demandai-je. Pourquoi James se laisse-t-il tyranniser ?
Comme par mimétisme, Gertrude pinça les lèvres et se pencha pour modifier celles de sa Femme qui pleure.
– Parce que James est désespérément amoureux de Max, voilà pourquoi. Et quand une relation est aussi déséquilibrée, il y a souvent de l’exploitation à la clé. Max n’est pas un saint. Il profite de cette situation.
Bien que m’efforçant d’afficher un air impassible (qu’est-ce qu’être « cool », après tout, sinon garder son flegme en toutes circonstances ?), je fus choqué. Je n’avais jamais rencontré d’homosexuels, et a fortiori jamais noué des liens d’amitié avec l’un d’eux. Je pensai à toutes les fois où j’avais été seul avec lui – sa façon de mettre la main sur mon épaule, les nuits où l’on sortait des bars en titubant, nous soutenant mutuellement. Un soir, alors qu’on était particulièrement ivres et qu’il était particulièrement tard, il avait insisté pour que je dorme dans son lit au lieu de rentrer chez moi.
– Ne t’en fais pas pour lui, dit Edward. Il sait où trouver du réconfort. De temps en temps, il va à ce sauna gay dans Peel Street.
Cette rue n’était qu’à quelques blocs de chez James, au croisement de Smith Street. C’était d’ailleurs là qu’un soir, rentrant d’une fête à Collingwood, je l’avais vu et fait monter dans ma voiture. Je racontai cette anecdote, ajoutant que James avait paru assez content de lui pour des raisons qu’il avait refusé de divulguer.
Rejetant la tête en arrière, Edward éclata de rire. Une dent en or miroita au fond de sa bouche – trésor parmi les ruines des autres dents noircies.
– C’est parce qu’il venait de se faire sucer par une brute épaisse sapée comme les Village People !
Gertrude lui donna un coup de pinceau.
– Edward ! Je t’en prie. Je ne peux pas continuer dans ces conditions. Remets-toi au travail. Peux-tu me faire un peu plus de ce mauve ? Très pâle, pour le bas du mouchoir. Tu vois ça ? Pareil.
Toujours hilare, Edward se gratta le cou et examina pendant un certain temps ce qu’elle désignait.
– Hum. Très fin, hein ?
À l’aube, j’achetai des journaux au kiosque de Lygon Street et revins lentement par les jardins Carlton. Magnifique matinée. Les larges sentiers étaient jonchés de feuilles couleur tabac. Quelques personnes promenaient leurs chiens ou faisaient du jogging. Du jogging !
Je m’assis sur un banc humide de rosée pour fumer et lire la presse. Le National Times avait consacré deux pages au vol, assorties d’une grande photo de Patrick McCaughey, le directeur du musée, l’air hagard en dépit de son nœud papillon. S’exprimant depuis New York, le critique d’art Robert Hughes nous décrivait comme des « terroristes en peau de lapin », tandis que le président du Metropolitan Museum de New York suggérait que le vol n’avait pas été commis par un groupe d’artistes mais par « un seul illuminé ». Le Weekend Herald reproduisait en première page la seconde demande de rançon dactylographiée, dans laquelle Tamsin et George se référaient au ministre de la Culture comme à « un vieux con pétomane ». Une analyse graphologique signée d’un éminent expert (répondant au nom improbable de Humphrey Humphrey-Reeve), qui avait étudié les gribouillis sur l’enveloppe, concluait que son auteur était un homosexuel solitaire doué pour les arts.
Malgré les commentaires emberlificotés du directeur du musée, de la police et du ministre, personne n’avait la moindre idée de la façon dont le vol avait été commis et des responsabilités engagées. Une femme s’était même présentée spontanément pour affirmer avoir vu quatre hommes et une femme au comportement suspect dans le musée, ce matin-là (environ à l’heure où Max et moi attendions dans la voiture), mais les portraits-robots établis à partir de son témoignage ne ressemblaient à aucune des personnes impliquées.
Des gouttes dégoulinaient des ormes. Je me sentais tout à la fois épuisé et plein d’allégresse. Il me semblait voir le monde régénéré après avoir passé des années dans les ténèbres : les couleurs étaient plus vives, les détails plus précis. Un petit avion passa au-dessus de nos têtes, des oiseaux pépiaient. Je restai un moment à regarder deux femmes séduisantes, coiffées d’une queue de cheval, jouer au tennis sur l’un des courts voisins. L’une d’elles plongea pour décocher un coup puissant, poussa un cri, faillit tomber.
C’était un dimanche matin. Tout autour de moi, la cité s’éveillait peu à peu. J’imaginais un père de famille, en banlieue, préparant ses deux enfants à leur match de foot hebdomadaire ; ailleurs, une petite fille nourrissait son chat, tandis que dans un autre quartier un vieil homme clignait des yeux entre ses rideaux effilochés pour prévoir le temps. Toutes ces routines dérisoires, quotidiennes, qui font avancer la vie comme un jouet mécanique. Que disait Max ? Leurs lois ne valent pas pour nous.
Il faisait froid, mais il y avait du soleil. Le ciel était d’un splendide bleu outremer. Je me sentais entouré d’autres choses – des dizaines d’inspecteurs de police se rendant à leur travail, prêts à se lancer dans des perquisitions tous azimuts. L’idée me fit rire. Je savais où se trouvait La Femme qui pleure : tout près du commissariat. Connaître un secret donne du pouvoir. Plus le secret est gros, plus le pouvoir qu’il confère est redoutable.
Même un face-à-face avec M. Orlovsky (« Et-et-et-et cette peinture, hein ? ») dans le jardin, alors que je rentrais chez moi ce matin-là, ne put doucher mon optimisme. En dépit des progrès erratiques de Gertrude, des lettres délirantes de Tamsin aux autorités, et plus globalement du fait qu’on naviguait à vue, le plan – aussi improbable fût-il – se déroulait curieusement bien. Jusqu’au jour où, peu après, une succession d’événements fâcheux changea le cours des choses.