18

J’étais à la maison en train de regarder la télévision tout en m’efforçant de ne pas prendre froid. Mes radiateurs étaient clairement insuffisants : je pouvais voir fumer mon haleine. Je songeais à Sally, me désolant de ne plus pouvoir retenir l’image de son corps (sa chute de reins, son mollet) comme un artiste pourrait se tracasser de ne pas réussir à tracer une courbe.

La Femme qui pleure était en notre possession depuis plus d’une semaine, ce qui était bien plus long que prévu. L’anxiété de Max allait grandissant, et M. Crisp avait contacté Anna Donatella pour s’informer de nos progrès. Même si la copie était sur le point d’être achevée, il faudrait encore plusieurs jours, à supposer qu’il n’y ait pas d’autres contretemps. Nous redoutions que la transaction échoue – même si Gertrude nous assurait que tout avançait à merveille.

Le téléphone me fit sursauter. C’était Edward. Il gémissait comme un homme qui souffre. Après une entrée en matière des plus brèves, il demanda à m’emprunter de l’argent.

– Combien ?

– Deux cents ?

– Dollars ?

Il éternua.

– C’est possible ? S’il te plaît… On ne va pas pouvoir finir le… Dora sans ça. On est malades comme des chiens. Et alors, on se fera tous baiser. Tu ne sais pas de quoi M. Crisp est capable.

Cela m’inspira une terreur soudaine, comme si, telle une meute de chiens sauvages, la peur que je tenais en respect depuis si longtemps se déchaînait.

– Que veux-tu dire ?

J’entendis un grognement.

– Tu tiens vraiment à le savoir ? Il a déjà menacé de me couper les doigts avec un sécateur.

– Merde !

Je cherchai mes cigarettes d’une main tremblante. De l’autre, j’agrippai le récepteur téléphonique, inhalai son odeur de plastique familière. Et si on se faisait pincer, si la copie n’était pas assez convaincante ?

– On te remboursera dès qu’on aura fini le boulot, insista-t-il. Quand on aura – nouvel éternuement – été payés.

– Je dois aller au distributeur, dis-je enfin.

– Super. Merci. Oh… Tom ? Je peux te demander un autre service ?

J’hésitai.

– Bien sûr, dis-je, mais je me méfiais déjà.

 

C’est ainsi que, de manière improbable, je me retrouvai à le transbahuter dans ma voiture, par une nuit glaciale, pour l’aider à se ravitailler en héroïne. Il m’apprit que la police avait exercé une répression sévère, mettant leurs dealers habituels sur la touche. Gertrude était trop malade pour venir – à peine si elle avait pu soulever la tête de l’oreiller pour me dire bonjour –, mais je le conduisis dans une demi-douzaine d’endroits à travers Melbourne. Il pleuvait, et le chauffage était en panne.

Le comportement d’Edward, si affable d’ordinaire, était perturbant ; c’était un pauvre hère qui reniflait, éternuait et tremblait à mes côtés. Son haleine sentait le fruit pourri à cause du sirop pour la toux qu’il avalait au goulot (« pour la codéine, tu sais »). Il geignait et tremblait sur son siège, comme si c’était horriblement inconfortable. Les essuie-glaces couinaient affreusement.

Suivant ses indications, je me garai près d’une maison victorienne dans George Street. Il disparut à l’intérieur pendant une dizaine de minutes tandis que je l’attendais. Puis il m’orienta vers une autre maison dans Napier Street. Là non plus, rien, mais on lui avait donné un tuyau et il croyait tenir une piste : apparemment, il y avait un réseau clandestin qui traversait toute la ville, et auquel il venait de se brancher.

On alla au sud de la Yarra River jusqu’à la banlieue de St Kilda et sa plage sordide. Des prostituées déambulaient dans Grey Street en serrant le col de leur manteau. J’attendis dans la voiture, garé dans une petite rue, tandis qu’Edward filait dans une résidence sur le front de mer. Une habitante connaissait quelqu’un qui avait encore de l’héroïne à vendre. Une créature hirsute aux cheveux crêpés – comme un clone de Robert Smith, le chanteur de The Cure – arpentait la rue. Je tripotais le bouton de la radio tout en fumant.

Ce ne fut pas long. Bientôt la portière s’ouvrit, Edward replia sa grande carcasse à l’intérieur, et une femme, qu’il me présenta sous le nom de Skye, s’installa à l’arrière. Après un bref conciliabule, il me fit emprunter Canterbury Street qui nous ramenait vers le sud de Melbourne.

– Et maintenant, où va-t-on ?

– À l’Orphelinat. On va voir Spider.

L’Orphelinat était un immense squat dans Clarendon Street. S’il avait effectivement servi d’hospice au milieu du XIXe siècle, il était abandonné depuis une vingtaine d’années et avait été investi par plusieurs bandes qui avaient dressé leur camp dans ses ailes délabrées.

Je me garai à l’écart de la rue principale, près d’un des hauts murs de la propriété. Sur fond de nuages bas, on pouvait distinguer la silhouette d’une flèche de travers, un pan de toit d’ardoises. Jurant qu’ils n’en avaient que pour une minute, mes passagers s’éclipsèrent, Skye laissant un relent de sueur et de patchouli éventé dans son sillage. Je les vis s’éloigner à la hâte et tourner au coin de la rue.

Une demi-heure s’écoula, puis une heure. Pas trace d’eux, ni d’autre chose. Je m’aventurai à l’extérieur et, après avoir hésité, franchis le grand portail dégondé.

Le bâtiment était en ruine, plongé dans le noir. Ici et là, des monceaux de détritus détrempés, des gravats, des poutres. Ça empestait le caoutchouc brûlé. L’atmosphère était sinistre, et je ne fus guère rassuré par mon premier aperçu des occupants des lieux – deux skinheads dégingandés, chaussés de bottes militaires, se réchauffaient les mains au-dessus d’un feu, songeant peut-être à la Nuit de cristal. Je m’arrêtai pour réfléchir à la suite, mais signalai malencontreusement ma présence en marchant sur des éclats de verre.

Les deux skins, bouche bée comme un duo de clowns rieurs, se tournèrent dans ma direction. Ils ne parlaient pas. Mon instinct me conseillait de faire discrètement demi-tour, mais à ce stade, il était facile de n’en faire aucun cas, un peu comme un père de famille apprend à dédaigner les glapissements de sa progéniture. Je m’avançai donc et annonçai que je cherchais Spider. C’est alors que je notai la présence d’un autre skin – une fille – dans un fauteuil, derrière eux, qui sifflait une bouteille de vin.

Ce trio me dévisagea pendant une éternité. Enfin, la fille expliqua comment se rendre chez Spider : traverser la cour, emprunter un couloir, tourner à gauche puis gravir une volée de marches.

– Cherche le panneau Asile. Mais attention aux hippies. Ils sont complètement tarés ce soir. Ils ont tous pris des psychotropes.

Comme pour souligner son avertissement, j’entendis un choc lointain, suivi d’un cri de joie. Les skins échangèrent des sourires.

Après les avoir remerciés, je partis dans la direction indiquée. Je passai une demi-heure pénible et surréaliste à errer dans un dédale de corridors obscurs, enjambant des tas d’ordures et cherchant à tâtons mon chemin à travers des salles à l’abandon. De temps en temps, au sein de ce bâtiment gigantesque, je distinguais de la musique, les échos d’une fête. Garder mon sang-froid représentait un effort considérable, et seule la peur de ne jamais retrouver mon chemin tout seul m’incita à persévérer.

La seule personne que je croisai fut une adolescente dans un couloir qui m’ignora et, mâchonnant une mèche de ses cheveux telle une Ariane déjantée, contempla un point au niveau du plafond croulant. Tout cela était déjà suffisamment terrifiant, mais ce qui me perturba le plus, ce fut les toilettes des orphelins : une rangée de petits lavabos poussiéreux fixés près du sol, des miroirs fêlés, un tas de souliers d’enfants dans un coin.

Par miracle, je tombai sur l’antre de Spider. Comme on me l’avait signalé, il y avait un panneau en métal à l’extérieur de la pièce indiquant Asile pour orphelins – le nom de l’établissement d’origine, arraché du portail –, mais le A avait été entouré d’un cercle. D’abord les skinheads, maintenant les anarchistes. Super.

Si j’avais espéré entrer dans une fumerie d’opium au luxe décadent (petits tapis, eunuques en babouches fumant le narghilé, conteurs aux joues caves), je m’étais lourdement trompé. La chambre était froide et miteuse, éclairée par une seule lampe qui semblait tout droit sortie d’un hôpital et était posée au sol. Mon arrivée à l’improviste ne parut étonner personne.

Visiblement, ils étaient tous défoncés. Assis sur un divan déglingué, Edward et Skye étaient penchés au-dessus d’un jeu de cartes étalé sur la housse déchirée. Un autre type – sûrement Spider, notre hôte – était accroupi par terre, sans aucun doute occupé à une infâme activité. C’était le plus maigre, le plus maléfique des hommes qu’il m’ait été donné de voir, un échantillon d’humanité encore inédit pour moi : joues couvertes de croûtes, yeux enfoncés dans les orbites, mains tatouées de toutes sortes de svastikas.

Faute de connaître les usages en vigueur chez les dealers, je me glissai au côté d’Edward et lui suggérai de retourner à la maison – Gertrude devait se demander où nous étions passés. Spider ricana et déchira le coin d’une page du magazine Penthouse. Avec une lame de rasoir, il répartissait une poudre blanche dans de petits sachets faits maison. Un bout de sein et de bouche sur papier glacé fut manipulé par ses doigts en lambeaux et ajouté à un petit tas. Il fredonnait tout en travaillant.

Edward était trop occupé pour réagir à ma suggestion, mais Skye releva la tête et sourit.

– Je suis en train de lui lire l’avenir. On n’en a pas pour longtemps.

Je m’aperçus que les cartes disposées entre eux sur le divan étaient celles d’un tarot.

Skye reporta son attention dessus.

– Oh, oh, dit-elle, incapable de dissimuler sa consternation. Le Neuf d’Épée. Hum…

Edward se redressa.

– Quoi ?

Le menton dans la main, elle médita sur le tirage de cartes aux couleurs criardes qui comprenaient, aux yeux du profane que j’étais, tout un tas de visions désagréables – entre autres un squelette sur un cheval blafard.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda de nouveau Edward, désignant ce squelette à cheval autour duquel des gens tombaient comme des mouches. La Mort ?

Skye fit la grimace et remua la tête, répugnant à faire une prédiction aussi hardie.

– Pas forcément la Mort. Le changement, plutôt. Et le changement peut être très bénéfique, tu sais.

– Quel genre de changement ?

– Qui sait ? Tu as des projets ?

– Oh, oui. J’ai l’intention de renoncer bientôt à la drogue et d’aller vivre à Berlin.

– Bravo ! C’est peut-être ça.

– Mais ça pourrait aussi être la Mort ?

– Ben, oui.

Edward pressa une main contre son front et émit un gargouillis désespéré.

– Mais pas forcément la tienne, ajouta Skye.

Là, elle désigna le Neuf d’Épée, qui représentait une femme assise sur un lit, le visage dans les mains. À côté d’elle, sur le mur noir, étaient disposées les neuf épées.

– Celle-ci représente ta situation actuelle, dit-elle gaiement, peut-être dans l’espoir de s’éloigner d’une sinistre prédiction. Tu vois ces épées suspendues au-dessus de sa tête ? Cela représente en général l’anxiété, le désespoir. La tromperie aussi, éventuellement… Mais placée dans cette configuration, ce n’est pas si mal. Laisse-moi voir. Qu’est-ce qu’on a d’autre ?

Spider vint se pencher, en s’appuyant sur ses genoux, pour examiner les cartes. Il respirait bruyamment, comme s’il venait de courir le marathon, alors qu’il n’avait pas parcouru plus de trois mètres.

– Tu pourras tirer les cartes à Janie, après ? gémit-il. Tu sais, pour le bébé et tout ça…

Skye leva sur lui ses yeux bordés de khôl.

– Pas de problème, Spider. Ça roule pour toi, Janie ?

Là, quelque chose remua au fond de la pièce et un visage se matérialisa dans le noir, telle une lune pâle s’élevant dans le ciel nocturne. Une jeune femme s’avança avec un sourire timide.

– Ça va, je crois. Tu sais ce que c’est…

Skye eut une exclamation compatissante.

– Ouais. Ce sera plus très long, maintenant.

La dénommée Janie hocha la tête, s’approcha, et se laissa enlacer dans les bras maladroits de Spider. Horrifié, je m’aperçus qu’elle était enceinte jusqu’aux yeux.

Dans la lumière diffuse, ces quatre têtes penchées au-dessus des cartes évoquaient une assemblée de sorcières digne de Goya. Les toxicomanes – selon mon expérience limitée – tendaient à être des individus cyniques, et je fus étonné de les voir manifester autant de respect pour ce charabia. Depuis, cependant, j’ai appris qu’il y a des affinités entre dépendance à l’héroïne et occultisme. L’obsession du secret, le fétichisme des objets liés à son usage (cuillères spéciales, ceinture préférée pour le garrot), l’amour du langage crypté (smack, cheval, dope) et des ambiances sinistres, et – par-dessus tout – la croyance qu’on peut vivre soi-même sur un plan supérieur, contrairement au commun des mortels qui n’a pas encore connu le frisson divin. L’héroïnomane, comme l’occultiste, est amoureux de la mort, ou du moins de ce qu’il en entrevoit.

L’espace d’une minute, j’eus l’impression d’être la seule personne éveillée dans la pièce. Puis, comme activés par un signal qu’ils étaient seuls à percevoir, ils remuèrent. Skye repoussa une natte de sa coiffure afro qui lui tombait dans l’œil. Spider ramena Janie dans les ténèbres, où l’on entendit grincer un matelas, des paroles tendres.

Edward, comme s’il répondait à mes doutes inexprimés sur ce qui venait de se passer, se gratta le nez et déclara :

– La grand-mère de Skye était médium, tu sais…

Je me sentis tenu d’exprimer de la curiosité pour cette précieuse information. De plus, parler servirait à masquer les bruits suspects émanant du fond de la pièce.

– Oh, c’est vrai ?

– Oui, dans les années vingt, répondit Skye. Elle faisait partie d’un cirque itinérant avec son frère aîné. C’est un don qui se transmet de mère en fille dans notre famille. Mon frère ne sait pas lire les cartes… Il ne sait même pas lire une BD ! Moi je tire souvent les cartes. Aux musiciens, en particulier. Le type du groupe The Shower Scene from Psycho. Même Nick Cave lors de sa tournée, l’an dernier.

J’étouffai un soupir et regardai du côté d’Edward pour voir sa réaction à cette fanfaronnade. Il s’était souvent moqué de la tendance des héroïnomanes de Melbourne à se prétendre amis de rockers célèbres. « À les entendre, m’avait-il dit, tout le monde a partagé une seringue avec ce bon vieux Nick. »

Mais Edward s’était encore assoupi.

– Ouais, continua Skye. Les cartes ont été bizarres avec lui. Bon, à nous, Eduardo. Neuf d’Épée. Tromperie. Et la femme assise sur le lit pleure.

Edward se réveilla en sursaut et essuya la bave sur son menton.

– Elle pleure ?

– Oui. C’est pas une bonne carte. Prends garde à la femme qui pleure. Elle attire toujours des ennuis.

Il était plus de deux heures du matin quand on sortit en chancelant de l’Orphelinat. Je raccompagnai Skye à St Kilda, puis revins à Carlton par les rues détrempées et désertes. Je gravis l’escalier de l’entrepôt pour boire un verre de vin, mais au lieu de rentrer ensuite directement chez moi, comme je l’avais pourtant prévu, je m’endormis profondément sur le canapé d’Edward et Gertrude.

Lorsque je me réveillai, la matinée était déjà bien entamée. Il n’y avait aucun signe de vie. Quelqu’un avait jeté une couverture sur moi au cours de la nuit, mais il faisait toujours très froid. J’entendis une porte claquer au vent. Un bruit répétitif, lancinant, énervant.

 

Une fois réveillés, nantis d’un nouveau stock de drogue, Edward et Gertrude étaient en pleine forme. La journée s’étira en longueur. Craignant de voir Sally – et, dans une même mesure, de ne pas la voir –, je retardais le moment de rentrer. Le temps était exécrable, venteux et pluvieux. On passa tous les trois la journée dans l’atelier, la pièce la plus douillette. En fin d’après-midi, Edward et Gertrude se retirèrent dans leur chambre pour se faire un shoot et, après avoir encore tergiversé, ils se remirent au travail. La pluie crépitait sur le toit de zinc, étouffant presque la musique diffusée par le radiocassette.

À force de les observer, j’avais compris que peindre est une entreprise alchimique tout autant qu’artistique. Edward passa un certain temps à feuilleter le cahier d’Elmyr de Hory et d’autres livres sur la technique, mélangeant ses pigments et diverses autres substances pour obtenir les couleurs et textures adéquates. Il avait toutes sortes d’anecdotes curieuses à raconter sur l’histoire des couleurs et de la peinture : le bleu de Prusse fut inventé en 1704 ou 1705 ; le rouge carmin est extrait des cochenilles femelles ; le mauve fut découvert par hasard par un jeune chimiste qui espérait créer de la quinine synthétique au XIXe siècle.

Mais les couleurs les plus utilisées dans le tableau de Picasso étaient une palette de verts.

– Et le plus étonnant, déclara Edward en utilisant une spatule pour étaler une nouvelle mixture sur sa palette en plastique, c’est que contrairement aux apparences, le vert, qui a l’air si naturel, est l’une des couleurs les plus difficiles à obtenir. Jaune mêlé de bleu. Cennino Cennini utilisait la malachite. Ça provient de l’oxydation des sulfures de cuivre. De la corrosion, en fait…

Depuis le corps principal de l’entrepôt, on entendit sonner la cloche à l’entrée. Gertrude, qui connaissait sans nul doute tous les petits exposés d’Edward, s’éclipsa pour aller ouvrir.

– Un type a fait un vert magnifique au XVIIIe siècle à base d’arsenic. On appelle ça le vert de Scheele. Une teinte devenue très populaire et utilisée notamment pour les papiers peints, malgré sa forte toxicité. C’est sûrement de ça qu’est mort Napoléon, d’ailleurs…

À ce moment-là, on entendit le murmure d’une conversation animée. Edward s’interrompit au milieu de sa phrase, perturbé. Même Buster, qui roupillait sur un fauteuil, releva la tête.

Le brouhaha se rapprocha. C’était Max, la voix haut perchée et affolée, qui délirait.

– C’est la cata, disait-il. La cata absolue…

Il apparut dans l’embrasure de la porte, échevelé, une écharpe rouge nouée de travers sur sa gorge. Ses cheveux et le col de son trench-coat étaient trempés.

– Il est au courant ! déclara-t-il.

Edward fit un geste avec sa spatule, l’équivalent d’un haussement d’épaules.

– De quoi parles-tu, Max ?

– Queel. Il sait que le tableau est ici. Il sait ce qu’on fabrique.

Il y eut un silence stupéfait, le temps que l’information passe. Je remarquai que Sally restait derrière Max. Ses cheveux aussi étaient mouillés, et une grosse mèche restait collée à sa joue. Elle fuyait mon regard. J’avais espéré me détacher d’elle en cessant de la voir, mais à cet instant mon cœur se mit à battre follement dans ma poitrine, tel un poisson pris dans une nasse.

– On est foutus, dit Edward.

– Mais comment… ? dit Gertrude.

Max s’affala dans un fauteuil. Il donnait l’impression de ne pas avoir dormi depuis plusieurs nuits, et il sentait la laine mouillée.

– C’est Anna Donatella qui m’a téléphoné. Disant que Queel l’avait appelée un peu plus tôt dans la journée, surexcité. Il lui a raconté qu’il était venu ici ce matin sous prétexte de voir où en était Edward pour l’expo. Il a dit qu’il avait eu un drôle de pressentiment, qu’il avait toujours pensé que c’était nous qui avions fait le coup. Bref, la porte d’en bas était ouverte, il est entré comme dans un moulin…

Je me souvins du bruit de cette porte qui claquait et qui m’avait réveillé.

– Combien de fois vous ai-je dit de faire attention ? dit Max. Tom dormait à poings fermés sur le canapé – il me jeta un regard noir, comme si dormir était un crime en soi – et vous deux, vous étiez complètement dans les vapes…

– On avait mal dormi, déclara Edward.

– Oui, renchérit Gertrude. Très mal.

Max soupira.

– Quoi qu’il en soit, l’un de vous a laissé la clé de l’atelier sur la table de la cuisine et il s’est introduit à l’intérieur. Il a vu les deux tableaux.

– C’est absurde, dit Edward.

Gertrude pressa une toute petite main constellée de taches de peinture sur sa bouche en signe de détresse. Elle avait les larmes aux yeux.

– Oh, non ! On était malades comme des chiens hier soir. J’ai dû laisser les clés en évidence. Je suis désolée…

– Et qui a laissé la porte d’en bas ouverte ?

Je levai la main pour admettre ma faute, penaud.

– Moi, sûrement. Je suis le dernier à être entré ici et je n’avais pas prévu de m’attarder. Mais j’étais trop fatigué…

Max secoua la tête, déçu et furieux. J’éprouvai une honte puérile et sentis une rougeur se propager sur mon cou et jusqu’à mes oreilles.

– À ton avis, il va faire quoi ? demanda Edward.

– Qu’est-ce qui l’intéresse, en général ? Comme tout galeriste qui se respecte, il veut sa part…

– Qu’en sais-tu ?

– Je lui ai téléphoné. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? dit-il au milieu de nos protestations indignées.

Gertrude, qui était restée sur le seuil avec Sally, prit Buster dans ses bras et pénétra dans l’atelier. Elle désigna les tableaux.

– Mais on touche au but ! C’est l’affaire de deux jours, tout au plus. Tu ne peux pas le tenir à distance ? On y est presque.

Les deux tableaux étaient côte à côte sur leurs chevalets respectifs. Je m’aperçus que je ne remarquais même plus à quel point la copie avait fini par ressembler à l’original. À première vue, il était difficile de les distinguer. Il ne restait plus qu’à vieillir encore un peu le support de la copie et à retoucher les parties marron en bas de la toile. Comme Max l’avait promis, Gertrude avait accompli un exploit extraordinaire ; ce tour de force surpassait presque celui de Picasso.

– Hélas, Gertrude, ça ne suffira pas. Il vaut mieux que Queel soit dans notre camp, plutôt que risquer qu’il aille voir la police ou qu’il compromette toute l’opération. Faut-il te rappeler qu’on a déjà dépassé la date butoir ? Et pas qu’un peu ! Tu avais dit que tu n’aurais pas besoin de plus d’une semaine, mais ça fait presque deux. M. Crisp s’impatiente. Il veut son tableau. Ses clients n’attendront pas éternellement, tu sais.

Gertrude agita les mains comme une écolière réprimandée.

– Je sais. Pardon. On a eu des problèmes pour trouver… certaines fournitures. Pardonne-moi, Max.

Ce dernier parut se radoucir, mais à contrecœur.

– Pour le moment, il faut le faire taire. Qu’il n’aille pas voir la police pour toucher la récompense. S’il en parle à qui que ce soit, on finira tous en prison.

La prison. Même si j’avais lu dans le journal que c’était une conséquence possible de notre acte, nul n’avait jamais prononcé ce mot. Nous vivions depuis si longtemps dans notre propre écosystème qu’il avait été facile – bien trop facile – d’oublier que nous avions tous trempé dans un crime grave qui, si on nous arrêtait, nous vaudrait d’être emprisonnés pendant de longues années. La prison.

La cassette qui diffusait Mark Stewart & The Maffia s’essouffla à la fin de la bande et s’arrêta avec un petit clac.

Max poussa un grognement de satisfaction.

– Dieu merci, ça c’est fini, au moins !

Edward reposa sa palette sur l’établi déjà jonché de matériel de peinture, de bouts de toile et de papier.

– Combien veut-il ? La récompense est de cinquante mille dollars.

Max sortit un paquet de cigarettes de sa poche et en alluma une avant de répondre.

– Je ne sais pas. J’irai le voir ce soir. C’est ce qui a été décidé.

Il pointa le bout incandescent de sa cigarette dans ma direction.

– Et j’ai besoin que tu me conduises chez lui.

– Max ! dit Gertrude. On ne peut pas faire confiance à Queel.

– Je le sais, ma chère. Ce soir, il y a une fête dans cette grande maison de Drummond Street. Je crois qu’on devrait tous y aller. Gertrude, peux-tu appeler James et le prévenir ? Tom et moi, on vous rejoindra là-bas dans quelques heures.

Gertrude se baissa pour reposer Buster au sol.

– Max, que vas-tu faire ?

– Parler, je te l’ai dit. Lui parler.

On retomba dans un silence morose.