La fête se déroulait dans une grande maison victorienne à Carlton. On arriva vers vingt-trois heures trente, Max et moi, et on se gara de l’autre côté de l’avenue. Je serrais fort le volant moite pour empêcher mes mains de trembler.
La soirée semblait battre son plein : les bribes d’une chanson de Prince et des éclats de rire nous parvenaient jusque dans la voiture, où nous fumions. Une fille aux cheveux longs se trémoussait dans l’entrée – c’était la fameuse Dancing Susan. Des gens sortaient de la maison pour se regrouper dans la véranda. Malgré le temps humide, d’autres se rassemblaient sur le balcon à l’étage. Curieusement, cette vision me rebuta : on eût dit des asticots rongeant une carcasse.
– On doit vraiment y aller ? Je ne me sens pas très bien.
– Il faut se montrer. Tu comprends, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai.
Max m’agrippa par l’épaule.
– Tout va bien se passer. Je te promets que je vais te protéger. Il faut rester unis pendant encore une semaine, et ensuite ce sera terminé. Réfléchis – on est presque en France.
J’avais la bouche aigre, une boule dans la gorge – comme une concrétion de vomi. J’acquiesçai de nouveau. C’était tout ce dont j’étais capable.
Bouillonnant d’énergie, il ouvrit sa portière et sortit sur le trottoir.
– Et maintenant, on va se bourrer la gueule !
On trouva James dans le vestibule plein à craquer. Plus nerveux qu’à l’ordinaire, il tirait sur ses manches et se massait le cou. Visiblement, il était ivre. Le vin rouge avait coloré ses lèvres et, tels des flocons de neige sale, des cendres parsemaient les revers de sa veste de velours noir.
– Alors ? Que s’est-il passé ?
– Ne t’inquiète de rien, petite tête, dit Max en regardant autour de lui, les mains enfoncées dans ses poches.
Il salua de loin une fille qui descendait l’escalier.
Mais James ne se laissait pas aussi facilement distraire.
– Comment ça ? Dis-moi ce qui s’est passé.
Max éluda d’un geste.
– T’occupe…
– Toi et ton plan débile ! Comme si ça pouvait tenir la route.
Max l’attrapa par la manche, mais James se dégagea. Max recommença, plus fermement cette fois.
– Écoute, dit-il à voix basse. Ressaisis-toi, bon sang ! On touche au but. Ne va pas tout gâcher maintenant. Le problème est réglé. Fais-moi confiance.
James, son gobelet en plastique à la main, avala une grosse gorgée de vin. Il secoua la tête et pinça les lèvres ; il était au bord des larmes.
Voyant que la manière forte ne marchait pas, Max lui entoura les épaules et le serra contre lui. Jusque-là, je n’avais pas noté la différence de taille : Max faisait quelques centimètres de plus. Il enfouit son visage dans les cheveux grisonnants de James et embrassa le sommet de son crâne.
– Tout ira bien, chuchota-t-il. C’est bientôt terminé. On va pouvoir se barrer d’ici. D’accord, mon biquet ?
On nous bousculait pour passer. J’étais mal à l’aise, mais James sourit, rassuré.
– Je sais. Pardon, Max. C’est…
Il finit son vin et fit la grimace.
– J’ai dû un peu trop forcer sur le vin…
Max le relâcha.
– Du vin. Oui. Excellente idée. Je vais nous chercher un verre, d’ac ? Ça va, maintenant ?
– Oui.
– C’est bien sûr ?
James hocha la tête et réajusta sa veste.
– Surveille-le, me chuchota Max avant de fendre la foule.
Se débarrassant de son gobelet, James s’essuya le nez avec un mouchoir. Après plusieurs tâtonnements infructueux, il parvint à sortir une cigarette tordue et l’alluma.
– Dis-moi, Tom… Que s’est-il passé ce soir ? Qu’a-t-il fait ? Qu’avez-vous fait tous les deux ?
Je ne savais pas quoi dire. Certains actes sont trop monstrueux, et les mots bien dérisoires pour tenter de les décrire. Je regardai autour de moi d’un œil distrait. La plupart des gens étaient un peu plus âgés que moi. Je reconnus un ami junkie d’Edward qui portait des boucles d’oreilles chatoyantes de différentes couleurs. Une femme qui s’était inspirée du look de Madonna (bas résille déchirés, rouge à lèvres sanglant, breloques) fumait une cigarette, avachie contre le chambranle de la porte. J’aurais voulu savoir si elle avait été témoin de la scène incongrue entre James et Max, et, l’espace d’un instant, ma honte d’être vu avec eux dépassa l’écœurement que je ressentais depuis les événements de la soirée.
Au même moment, deux hommes ivres morts heurtèrent un vélo calé contre le mur ; celui-ci bascula et tomba par terre, sa roue tournoyant paresseusement. On les regarda se fondre dans la mêlée en se soutenant par les épaules. Je ne répondis pas à la question de James, et il n’insista pas. Soit il avait déjà deviné, soit il ne tenait plus à savoir. Il fuma sa cigarette et sortit d’un pas chaloupé sans rien ajouter.
La suite de la soirée fut un cauchemar bizarre et animé. Edward et Gertrude étaient apparemment venus, mais on ne les avait pas vus depuis une heure environ. Sally, elle, s’était abstenue.
Si j’aimais l’idée de faire la fête et étais toujours content d’être invité à ce genre de mondanités, je n’étais en revanche pas sûr d’en éprouver réellement du plaisir. Mon affligeante timidité m’empêchait de parler avec des inconnus ou de danser. Je restais donc à l’écart, buvant et fumant sans trop savoir quoi faire pour donner l’impression que je m’amusais alors que rien dans mon allure ne pouvait le laisser supposer. Tout ceci était décuplé cette nuit-là à un point presque intolérable.
Dans la salle de bains, je découvris une baignoire remplie de glaçons à moitié fondus et de bouteilles de bière. Quand j’en attrapai une, les glaçons tintèrent comme des bijoux de pacotille. Après la bière, je bus à longs traits un infect vin rouge dans un gobelet en plastique. Je fus acculé dans un coin par un Anglais prénommé Rod, qui me raconta les aventures coquines qu’il avait eues à Byron Bay, quelques semaines plus tôt. De temps en temps, j’entrapercevais Max : se disputant à propos de Cole Porter avec un gamin qui avait un visage rond comme la lune et un appareil dentaire ; se réchauffant les mains au-dessus d’un brasero improvisé dans une poubelle, derrière la maison ; assis sur les marches, la main sur le genou d’une rousse à taches de rousseur.
À un moment donné, un hippie guilleret me tendit un joint alors que je faisais la queue devant les toilettes extérieures. Je n’étais pas un fan de marijuana, mais je tirai dessus avec gratitude. Une fois les W.-C. libres, je m’assis sur le couvercle froid et y restai aussi longtemps que je l’osai sans encourir les foudres de ceux qui attendaient toujours leur tour. À un crochet pendait une ribambelles de petits drapeaux de prière tibétains où étaient imprimées, je suppose, des invocations en dzongkha à la divinité Tara, mais il pouvait tout aussi bien s’agir de recettes pour le thé au beurre de yak ou d’indications pour arriver à Lhassa par la route, pour ce que j’en savais. Chaque fois que je parvenais à oublier ce qui venait de se passer, ça me revenait comme un boomerang. Je me pris la tête à deux mains. Peut-être ai-je pleuré ; ce n’est pas impossible. Rien n’était impossible.
Un peu plus tard, je me retrouvai dans la cuisine, en train de parler avec une fille aux yeux noirs. On s’était déjà salués à des fêtes, et Naomi m’avait toujours semblé être l’un de ces individus plutôt amoureux de leur intelligence bourgeonnante. Elle portait un pull rouge et moulant, exhalait un délicieux parfum fruité et – plus exotique – le mélange cinq épices. C’était, j’imagine, le type de fille que j’aurais côtoyée à la fac si j’avais pris la peine de m’y inscrire. Cela me rappela le jour où j’étais revenu de la clinique vétérinaire avec Max et Gertrude, quand Buster s’était fait tirer dessus, et les groupes d’étudiants qu’on avait aperçus depuis la voiture. Cela remontait à huit mois à peine, et pourtant j’avais l’impression que c’était dans une autre vie, à une époque où je n’avais pas encore franchi le Rubicon. Alea jacta est, selon la formule que César est censé avoir prononcée au moment de franchir le fleuve. Le sort en est jeté.
J’étais défoncé, mes sens étaient aiguisés et j’avais des fourmillements, la bouche désagréablement sèche. De temps en temps, le monde semblait sur le point de fondre ou d’adopter une consistance plus gélatineuse ; les placards écaillés, l’évier, le frigo – tout était trouble sur les bords. Le sol en lino noir et blanc penchait et tanguait.
Voulant sauver les apparences, je m’efforçai de me concentrer sur Naomi. Elle étudiait la sociologie à l’université de Melbourne. J’étais pleinement conscient de la chaleur de sa hanche contre la mienne. Je simulais de l’intérêt pour le sujet, sirotant mon abominable piquette tandis qu’elle dissertait sur Roland Barthes et la sémiotique, mais tout ce que je voulais, c’était me retrouver seul avec elle quelque part. Je ne l’avais jamais trouvée attirante auparavant, mais j’aspirais à cette sorte de consolation qui ne se trouve qu’auprès d’un être humain. Simplement pour m’oublier pendant quelques instants.
– C’est très intéressant, disait-elle. Si on fait une analyse sémiotique minutieuse de l’émission « Le Juste Prix », on voit bien que le projet n’est rien de plus que… Oh, non ! C’est bien ce con de Max Cheever ?
Je suivis son regard. En effet, Max venait de débarquer dans le salon adjacent et initiait sa jolie rousse aux subtilités du fox-trot. Ils étaient tous deux ivres et il y avait bien trop de monde pour s’essayer à cette danse. Lorsqu’ils faillirent renverser quelqu’un, la réprobation se lut sur les visages.
– Faites attention, voyons !
– Tu le connais ? me demanda Naomi.
Je répugnais à l’admettre, de peur de compromettre mes chances avec elle, mais il aurait été impossible de m’en tirer par un mensonge. Heureusement, elle n’attendit pas ma réponse pour justifier son antipathie.
– Il a couché avec une copine à moi, Danielle, cet été. Il lui plaisait beaucoup et lui a fait plein de promesses. Il s’est bien foutu d’elle. En fait, il est marié à une blondasse. Beurk ! Tu te rends compte ? Quel sale type. J’aimerais bien lui dire le fond de ma pensée. Dani était effondrée. Heureusement qu’elle n’est pas là, ce soir…
Je me souvins de la lettre que j’avais trouvée dans mon appartement, le jour où j’avais emménagé. Très cher Max, merci infiniment pour hier. Je savais donc désormais qui était la mystérieuse « D ».
– Il s’est battu avec Michael Hutchence à une fête, l’an dernier, à Brunswick, poursuivit Naomi. Quand il était venu faire ce film, Dogs in Space, tu te rappelles ? Hutchence avait dragué sa femme et Max a tenté de le démolir. C’est du moins ce qu’on raconte. Et puis, il paraît qu’il bat sa femme.
Je perdis de vue Max et sa rouquine. Il était tard. Toutes les tables et tous les rebords de fenêtre étaient couverts de bouteilles vides et de cendriers. Une épaisse nappe de fumée planait au-dessus des derniers danseurs dans la salle à manger. Je me faufilai à travers la foule en tenant Naomi par la main, et on s’installa à l’abri des regards, en haut de l’escalier. Elle était si chaleureuse, si douce. Ses lèvres étaient suaves et pétillantes, comme du cidre.
– Tom ! Te voilà ! Je t’ai cherché partout.
On se retourna. C’était Max, planté dans l’escalier à quelques marches de distance et brandissant une bière. Son équilibre semblait précaire. La rousse avait disparu.
– Tu connais ce type ? me demanda Naomi.
Max parut outragé.
– S’il me connaît ? C’est mon meilleur ami ! Allez, viens, Tom. On s’en va. Je suis épuisé.
Naomi s’écarta de moi comme si elle s’était brûlée.
– Tu m’as menti.
– Naomi, je…
– Natalie ! Je m’appelle Natalie. Ah, vous êtes bien tous les mêmes…
Elle se leva, s’appuya au mur et redescendit d’un pas lourd, bousculant Max avant de disparaître.
Ce dernier repoussa une mèche de ses yeux.
– Dis-moi, cette fille, c’est… (il s’interrompit pour roter)… de la dynamite, non ?
C’est seulement quand on tenta de traverser la rue que je réalisai à quel point il était ivre. À peine s’il pouvait marcher. Quand enfin je l’eus guidé jusqu’à la voiture et poussé sur la banquette, mes efforts furent salués par les encouragements avinés des fêtards qui nous observaient depuis le balcon.
Même si les effets du joint s’étaient estompés, j’étais encore soûl et pas du tout en état de conduire. Mais comme la perspective de raccompagner Max à pied à travers le parc ne m’enthousiasmait guère, je choisis de tenter ma chance. D’ailleurs, il était presque cinq heures du matin et la circulation était quasi nulle.
Ne voulant – ou ne pouvant – pas se tenir droit, Max s’affala sur toute la longueur de la banquette, où il se mit à marmonner et à gémir. Je démarrai avec une prudence exagérée, me rappelant tout haut les détails des manœuvres, comme s’il m’était possible ainsi d’avoir la précision d’un automate.
– OK. Mets ton clignotant. Tourne ici dans Johnston Street. Doucement. Voiture en face. Lentement, mais sûrement…
Max surgit de la banquette tel Michael Myers dans Halloween. Je sursautai. Le moteur brouta et cala.
– Merde, quoi ! Tu m’as foutu la trouille !
Son haleine était bouillante dans mon cou quand il se pencha entre les deux sièges avant.
– Natalie, hein ? Jolie comme un cœur…
Mécontent, je redémarrai et attendis de pouvoir tourner en toute sécurité dans Nicholson Street pour réagir.
– Elle a dit qu’elle te connaissait.
– Ah bon ?
– Oui. Tu as couché avec une copine à elle… Danielle ?
Il en fallait plus pour le désarçonner.
– Danielle ! Oh, oui. Un vrai canon, cette fille. Des jambes incroyables… !
C’était plus que je ne pouvais en supporter.
– Qu’est-ce qui te prend de courir après d’autres filles alors que tu es déjà marié avec Sally ? Elle…
Je choisis mes mots avec soin, peinant à réprimer mon indignation.
– Elle est tellement formidable…
Max se racla la gorge.
– Oh, Tom, tu es bien gentil, mais tu es si…
– Quoi ? Si quoi ?
– Ben, tu sais. Si vieux jeu. Si ennuyeux…
Je me hérissai. Dans sa bouche, c’était la pire des insultes, investie qu’elle était d’une dimension morale : plus qu’un simple inconvénient en société, la banalité était une faute spirituelle. Dans son monde il valait mieux être méchant, antipathique, laid, ou même dingue. Bref, tout sauf chiant.
– On ne peut pas se laisser ligoter par une institution aussi archaïque. Personne n’a rien à y gagner. D’ailleurs, j’adore Sally. Elle me manque quand elle prend son bain. Son corps et son odeur me manquent, quand elle n’est pas là. Je ferais n’importe quoi pour elle, et réciproquement. N’importe quoi.
Il s’interrompit et se renversa contre le dossier, savourant sans aucun doute le souvenir des jambes de Danielle.
M’étant arrêté dans Hanover Street, je m’aperçus qu’il avait tourné de l’œil. Je fus tenté de le laisser dormir dans la voiture, mais me ravisai.
S’ensuivit une longue et frustrante comédie au terme de laquelle, ayant réussi à l’attirer hors de la Mercedes, je parvins à lui faire franchir le portail de la résidence et monter l’escalier extérieur. Soudain, tandis que je pestais tout bas, l’idée m’effleura que c’était quasiment comme transporter un cadavre, et là, je le lâchai sur le béton, où il atterrit lourdement.
– Aïe, grogna-t-il. C’est froid…
Le jour pointait, et les nuages étaient gonflés d’une lueur nacrée. Des oiseaux gazouillaient et voletaient de branche en branche – difficile de ne pas prendre leur babil pour de la moquerie. En dépit de la température, j’étais trempé de sueur. J’hésitais à le planter là.
Puis Sally apparut, pieds nus, emmitouflée dans un manteau de fourrure blanc. Elle était pâle, échevelée, d’une beauté époustouflante. Je fus troublé par son apparition inattendue. Elle, en revanche, ne parut pas très étonnée de nous voir dans cet état-là.
– Chéri, murmura-t-elle en s’accroupissant auprès de Max. Allez, viens, chéri.
Max poussa une plainte.
Elle s’efforça à son tour de le relever. Elle massa ses épaules, passa les doigts dans ses cheveux noirs.
– J’ai fait un truc affreux, bougonna-t-il.
Je m’avançai, paniqué. Ce n’était pas le moment de faire une telle confession, et surtout pas ici, à proximité de l’appartement d’un voisin.
– Max, dis-je à mi-voix.
Il posa un regard vitreux sur Sally, puis sur moi. Ses lèvres étaient pailletées de salive.
– J’ai fait beaucoup de choses affreuses. Beaucoup…
– Je sais, dit Sally. Nous aussi. Mais ça ne compte pas pour moi.
Il lui saisit le bras.
– C’était incroyable, Sally.
Il me regarda, comme pour chercher une confirmation.
– Hein, Tom ?
J’étais trop pétrifié pour parler. La voix perçante d’Eve flotta à travers le jardin depuis son appartement – elle faisait sans doute un mauvais rêve.
Max sourit et se remit tant bien que mal sur ses jambes. Le prenant chacun par un bras, on parvint à le propulser à l’intérieur de l’appartement, puis dans le couloir et jusque dans la chambre. Il tomba à plat ventre sur le lit et sombra dans un sommeil de plomb. Il avait toujours sa gabardine fripée.
– Garde un œil sur lui, dis-je quand Sally me raccompagna à la porte.
On s’immobilisa dans l’entrée.
– Merci, dit-elle.
– Ce n’est rien.
Elle m’embrassa sur la bouche.
– Si ! C’est beaucoup et tu le sais bien…
Je me demandais ce qu’elle pouvait suspecter. Je sentais qu’il fallait prononcer des mots éloquents mais, seul avec elle, j’étais paralysé par la timidité. Elle me considéra avec une expression qui ressemblait à de l’amour, mais qui n’en était pas tout à fait. De la pitié, peut-être. Long silence. Ces doigts divins qui lissaient une mèche folle derrière son oreille, un coup d’œil émouvant sur son décolleté, la chaleur de son sommeil.
– Tout va bien, dit-elle en secouant la tête, comme pressée de dissiper tout sentiment menaçant de troubler la situation. On y est presque. C’est bientôt fini.
C’était une bien maigre consolation.
– Et ensuite ?
Elle tira quelque chose de sa poche et me tendit un flacon de somnifères.
– Tiens. Prends-en. Tu as l’air d’avoir besoin de dormir.
Je lui attrapai le poignet.
– Réponds-moi, je t’en prie. Qu’allons-nous devenir ? Nous deux ?
Elle me repoussa.
– Arrête…
– Tu sais ce qui s’est passé cette nuit ?
On entendit un cri depuis le fond de l’appartement, puis un choc. Je m’écartai d’elle quand Max réapparut, plus agité que jamais.
– Ah ! dit-il en m’apercevant.
Il titubait à travers le couloir.
– Laisse-nous, chuchota-t-il à Sally avant de se tourner vers moi.
La toisant de toute sa hauteur, il leva la main comme pour la frapper – et de fait, elle se crispa visiblement – mais se lissa en fait les cheveux.
– Sally, s’il te plaît. J’ai dit : laisse-nous seuls un moment. J’ai besoin de lui parler. En privé.
Elle pivota sur ses talons et s’éloigna vers la chambre avec raideur.
– Tu ne devrais pas lui parler ainsi, dis-je d’une voix tremblante.
Il me jeta un regard cinglant.
– Pardon ?
J’ouvris la bouche mais mon courage m’abandonna.
– Ne t’en fais pas trop pour elle, m’avertit-il en scrutant l’obscurité du couloir.
Puis, satisfait d’être seul avec moi, il fouilla dans la poche de son trench-coat.
– Tiens. Tu le remettras sous la lame du parquet. J’avais oublié.
Je regardai ce qu’il me tendait. Le flingue. Horrifié, je me reculai.
Interprétant peut-être mon effroi comme une simple réticence à accepter quelque chose qui ne m’appartenait pas, il s’obstina.
– Non, non. C’est à toi ! C’était à ta tante.
– Max, je ne veux pas de cette arme chez moi.
Avec une violence surprenante, il m’empoigna par le col de ma chemise.
– Écoute, dit-il d’une voix basse et féroce. Ce qui est fait est fait. Je l’ai fait pour nous tous – toi y compris. Et tu as participé, que tu le veuilles ou non. Tu étais là-bas, mon garçon.
Le canon du pistolet s’enfonçait dans mes côtes. La peur m’empêchait de parler. Quand enfin j’y parvins, ce fut dans un souffle :
– Tu vas me tuer ?
Il examina mon visage comme s’il avait oublié qui j’étais. Puis il me lâcha.
– Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai vidé le chargeur avant de partir de chez lui, tu ne te rappelles pas ?
Non, je ne me rappelais pas, mais je haussai néanmoins les épaules en signe d’accord, ou du moins d’acquiescement.
– Sa place est dans une boîte à chaussures, sous une lame du parquet dans l’entrée. Sous le tapis. Tu la soulèves avec la lame d’un couteau à beurre et tu le jettes là-dedans. Ça ne risque rien. Ta tante le gardait au cas où. Depuis des lustres.
Je pris l’arme. Froide et compacte. Je la contemplai au creux de ma main.
– Comment as-tu fait pour entrer chez moi ?
– J’ai un double de la clé.
Je me rappelai la nuit précédant le vol, quand je l’avais trouvé dans mon appartement en rentrant.
– Ta tante voulait qu’on puisse entrer chez elle, si jamais elle tombait dans la douche. Tu connais les vieux. Et maintenant, cache-moi ça, bon sang ! M. Orlovsky aime se lever de bonne heure. Ne le montre à personne.
Il me poussait vers la sortie.
L’idée de rentrer tout seul était insupportable, et je lui empoignai le bras – bêtement, comme un passager du Titanic espérant des secours.
– Et maintenant ?
– Rien. Ne dis rien à personne. Fourre ce flingue dans ta poche, rapporte-le chez toi et remets-le à sa place.
– On ne devrait pas s’en débarrasser ? Le jeter dans la rivière ?
– Ressaisis-toi. Le pire pour le moment, ce serait de paniquer.
Il se dégagea sèchement et me regarda empocher l’arme avant d’ouvrir la porte et de s’écarter pour me laisser passer.
– À propos, chuchota-t-il par l’ouverture de la porte, avant de la fermer complètement. Essuie-la bien. Tes empreintes digitales sont dessus, à présent.
Il y avait en effet une vilaine boîte à chaussures sous la lame du parquet, dans l’entrée. C’était, bien sûr, celle qui grinçait toujours quand on marchait dessus.
J’essuyai l’arme avec un torchon, l’en enveloppai, et la remis dans la boîte avant de replacer la lame de parquet et de redisposer la carpette. J’appuyai de tout mon poids dessus et, sans surprise, elle poussa comme un gémissement de douleur. Je revérifiai pour m’assurer que rien ne transparaissait, marchant à cet endroit un nombre incalculable de fois, puis me mettant à quatre pattes pour rechercher des grosseurs ou irrégularités révélatrices.
Dans la salle de bains, je me lavai les mains et m’aspergeai la figure. Puis je m’installai sur le divan et tâchai de dormir. Tout était étrange, comme si mes meubles avaient été remplacés par des copies au cours de la nuit ; de bonnes copies, mais assez différentes pour attirer mon attention. Ma table basse avait-elle toujours été écaillée, dans l’angle ? Le buffet avait-il toujours été à cette hauteur ?
Je me relevai et fis les cent pas avant de me rasseoir, cette fois dans un fauteuil. Au bout de quelques minutes, je ressortis l’arme de sa boîte pour la nettoyer de nouveau avec un chiffon humide avant de tout ranger une fois de plus dans sa configuration initiale. Je m’envoyai une bonne rasade de whisky. Le lino était froid, même à travers mes semelles, comme si je me tenais sur la banquise arctique. Je gardai ma main tremblante devant mon visage pendant un certain temps. Je ne sais pas pourquoi. Je me demandais, comme je me le demande encore, comment j’aurais dû réagir à ce qui s’était passé la veille. Je ne pouvais pas dire que je regrettais la mort de Queel, en tout cas pas de façon sincère, mais j’étais atterré par ma complicité involontaire.
Je pris une longue douche brûlante, immobile sous la mitraille. Ensuite, je m’examinai dans la glace. Mon visage s’évanouissait sous la pellicule de vapeur pour réapparaître quand ma paume essuyait le miroir. Je recommençai sans cesse – dans l’espoir, peut-être, de me surprendre moi-même et d’apercevoir l’homme que j’étais en train de devenir, plutôt que le gamin de dix-huit ans.
Que voyaient les gens, à présent ? Quand on publiait des photos dans le journal, les violeurs avaient toujours une tête de violeur, les assassins une tête d’assassin – un peu comme si leur apparence physique avait décidé de leurs actes et non le contraire. Pouvait-on deviner, en me voyant, que je m’étais rendu complice d’un meurtre, d’un vol et de contrefaçon ? Pour des raisons obscures, je m’étais toujours cru capable du pire ; ce matin-là, j’avais le sentiment que, plutôt que d’avoir fait quelque chose de totalement inattendu, j’avais dévoilé une facette de mon caractère jusque-là bien cachée. Des années plus tard, avec une émotion qui est peut-être la seule mesure valable de la vérité artistique, je suis tombé sur cette réflexion de Freud : « On trouve chez beaucoup de criminels, surtout jeunes, un puissant sentiment de culpabilité antérieur et non consécutif au crime. »
Le téléphone sonna, me faisant sursauter. Je ne bougeai pas et cela cessa mais recommença, cette fois sans s’arrêter.
Je soulevai le récepteur et le portai à mon oreille. J’étais encore nu et humide de la douche. L’eau gouttait sur le parquet. Tout ce que j’entendais, c’était de la friture, comme si des étincelles crépitaient à l’autre bout de la ligne.
Puis, la voix d’une femme, apparemment anglaise.
– Allô ? Allô ?
– Oui, allô ?
– Oh, enfin ! Je voudrais parler à Helen.
– Elle n’est pas là.
– Pardon ?
– J’ai dit : elle n’est pas là !
– Oh, je cherche à la joindre depuis une éternité. Il y a des semaines que ça ne répond pas. Elle est absente ?
Je ne savais que dire.
– Allô ? reprit la femme. Vous m’entendez ? La communication est très mauvaise.
– Qui est-ce ?
– Pouvez-vous me dire où elle est ? Je suis une très vieille amie.
– Helen est… morte. L’an dernier.
La connexion crépita de nouveau, puis fut coupée. Je raccrochai. Quand le téléphone se remit à sonner, j’arrachai la prise du mur dans un soudain accès de colère.
J’enfilai un peignoir, avalai deux somnifères, et m’allongeai sur le divan. Il était encore tôt en ce samedi matin. Ma peau avait quelque chose d’épais et d’inconfortable, comme un manteau mal coupé. Sous la porte, le vent gémissait tel un gobelin. J’entendais les oiseaux, le clic-clac chevalin de deux femmes qui marchaient dans la rue avec des talons hauts. Puis, plus rien, ou presque plus rien, juste la sombre rumeur du néant.