21

Je ne quittai pas mon appartement de tout le week-end. J’étais censé travailler le samedi soir au restaurant, mais le courage me manqua ; je ne téléphonai même pas pour dire que j’étais malade.

La découverte du cadavre de Queel passa au journal télévisé ce soir-là. La police disait ne pas avoir encore de piste, même s’il était connu pour s’être fait des ennemis dans le cadre de son activité de galeriste. On voyait des images de sa résidence, et un plan de la galerie d’Anna Donatella dans le quartier de Richmond. Une voisine déclarait que c’était un homme calme, qui donnait parfois de petites réceptions. Personne n’avait rien entendu de bizarre le soir du meurtre, ce qui fut un soulagement.

Malgré cela, il semblait impossible qu’on ne se fasse pas prendre. J’attendais – avec terreur, oui, mais aussi beaucoup de résignation – que la police vienne frapper à ma porte, et c’est durant ces interminables journées que je compris le désir paradoxal du criminel : être arrêté. Cela, au moins, mettrait un point final à toute l’affaire.

Mais il n’arriva rien. J’étais désespérément seul. De temps en temps, me réveillant, je tournais en rond dans l’appartement avant de reprendre des somnifères. Il m’arriva aussi de passer une matinée entière prostré au bord du lit. Je contemplais les murs tout en me rongeant les ongles jusqu’au sang. Lorsqu’il fallait manger – une obligation plutôt qu’un besoin physique –, je grignotais du pain sec et buvais du lait directement à la bouteille, laissant le liquide dégouliner sur ma poitrine et le sol de la cuisine.

J’aurais pu aller voir la police pour expliquer mon rôle dans les crimes auxquels j’avais été associé, et marchander une sorte de clémence. Tout bien considéré, ma participation était indirecte. J’avais conduit la voiture, oui, mais ce n’était pas moi l’auteur du vol ou de la contrefaçon. J’étais là quand Queel avait été assassiné, mais j’ignorais que c’était ce que Max avait en tête et je n’avais pas pressé la détente moi-même. Justifications que tout cela, assurément, mais c’était néanmoins la vérité.

Pourtant – et cela aussi était la vérité –, l’idée d’aller tout raconter à la police ne me traversa jamais l’esprit. Pas une seule fois. Je voulais vivre en France avec Sally, Max et James, et mener l’existence qu’on m’avait promise. Je voulais rendre visite à Edward et Gertrude à Berlin, flâner au bord de la Seine, écrire des livres. Déjà, je savais que mon avenir était entremêlé au leur, et il était hors de question que cet avenir se déroule dans ce pays coupé du monde où nous avions eu la malchance de naître. Je les aimais, j’aurais fait n’importe quoi pour eux. Je préférais même courir le risque de finir en prison plutôt que de les perdre. Et je désirais, par-dessus tout, être avec Sally.

 

Très tôt le mardi matin, on frappa à ma porte. J’étais dans la cuisine en train de faire la vaisselle, à seulement deux mètres de ce mystérieux visiteur. Je me figeai pour écouter, un tampon à récurer détrempé à la main. Le robinet gouttait. Finalement, une voix chuchota mon nom. C’était Max. J’ouvris, heureux de voir un visage familier.

– J’avais peur que ce soit la police, dis-je.

Max fronça les sourcils et me fit signe de me taire. Il entra, vérifia qu’on était bien seuls.

– J’ai cherché plusieurs fois à te joindre.

Il décrocha le récepteur du téléphone et secoua le socle.

– Il est débranché ?

Je restai perplexe un instant, avant de me souvenir.

– Ah, oui ! Je… euh… C’est moi. Je voulais dormir.

Il s’accroupit. Quand il se redressa, il tenait entre les mains la prise arrachée. Ce n’était plus qu’un rectangle de plastique cassé et une gerbe de fils.

Je haussai les épaules.

Il reposa le récepteur, et me considéra par-dessous sa frange noire.

– Tu as une mine affreuse.

– Merci. J’ai eu du mal à…

– Et c’est une vraie puanteur ici. Comme la niche d’un vieux chien.

– Décidément. Merci.

– Il faut que tu viennes à l’entrepôt.

– Pourquoi ?

– La copie est prête. On s’en débarrasse aujourd’hui. Le directeur du musée a frappé aux portes de tous les ateliers de Melbourne ce week-end. Il a même publié une lettre ouverte dans le journal. Ils sont persuadés que les coupables sont des artistes d’ici. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne se pointent chez Edward et Gertrude. Bref, tu vas devoir nous amener à la gare de Spencer Street. George et Tamsin laisseront le faux dans un casier, à la consigne.

– À la consigne ?

– Oui. Ensuite, ils préviendront le musée par téléphone.

– Quoi ?

– Il faut se débarrasser des tableaux – les deux ! Faire disparaître tout ce qui nous relie à cette affaire, quitter le pays.

– Je ne peux pas.

– Et pourquoi donc ?

– Je ne peux pas. Tu m’avais dit que ma mission consistait à vous conduire du musée à l’entrepôt. C’était notre accord.

Il s’approcha de moi, et pas de façon amicale.

– Écoute, je sais que le plan ne s’est pas déroulé comme prévu, mais on touche au but. Je te le promets !

Je reculai, trébuchant sur une pile de livres posés contre le mur. Pour gagner du temps, j’allumai une cigarette. Sans prévenir, la pluie tambourina sur le toit et déborda de la gouttière sur la passerelle, à l’extérieur de mon appartement. Puis, le grain passa, et le calme revint.

– On a besoin de toi, Tom. Tu as été super. Très utile. Tu es l’un des rares en qui on peut avoir confiance. S’il te plaît…

– J’ai peur.

– Je sais, mais il ne faut pas. On y est presque. Personne n’a rien vu, l’autre soir.

– Qu’en sais-tu ?

– Crois-moi. Je sais ce que je fais. Sinon, on aurait déjà été arrêtés. Il n’y a pas à s’inquiéter, je t’assure.

C’était absurde, mais je fus apaisé par ses dérisoires mots de réconfort – sans doute parce que je ne demandais qu’à l’être. Max désigna le petit tapis dans le couloir.

– Tu l’as remis où je t’ai dit ?

Je fis signe que oui.

Il alla lisser une vague dans le tapis de la pointe du pied. Puis il me regarda et sourit.

– Alors, on y va ?

Ce n’était pas la peine de discuter mais, dans une volonté pathétique de prouver mon indépendance, je fis semblant d’hésiter avant d’accepter de l’accompagner.

Je dois être profondément narcissique pour croire que les grands bouleversements intérieurs dont je suis l’objet se reflètent forcément dans le monde matériel – même si je ne suis sûrement pas le seul. Après tout, qui n’a jamais – après avoir subi le décès d’un proche, par exemple, ou une grave maladie – éprouvé l’envie de confier à quelqu’un, fût-ce un inconnu, à quel point cela l’a changé ?

C’est dans cet état d’esprit que je quittai Cairo pour la première fois depuis plusieurs jours. Je fus perplexe et déçu de noter que tout était exactement comme la semaine précédente, et d’ailleurs en tout point identique à ce que j’avais découvert en arrivant ici huit mois plus tôt (exception faite du changement de saison) : arbres, rues, courts de tennis, circulation. Les gens vaquaient à leurs occupations. Un chien courait après sa balle dans le parc, de l’autre côté de l’avenue. Deux mères derrière leurs poussettes riaient d’une blague tout en se promenant sous les arbres. Ne savaient-elles donc pas, pensai-je, qui elles venaient de croiser sur le trottoir ?

Tout le monde était dans le loft quand on arriva là-bas, en ce froid mardi matin : Edward et Gertrude, James, Sally, George, Tamsin, et la redoutable Anna Donatella. Tamsin, qui était chargée de larguer la copie, portait une jupe et des talons hauts pour se fondre le plus possible dans la masse des employées de bureau. George était lui aussi vêtu avec une élégance inhabituelle.

L’accueil fut réservé. Nul ne parla de Queel. En revanche, je décelai une sorte de respect exagéré qui n’est rien d’autre, après tout, qu’une forme de peur. On ne parla guère au moment de se rassembler dans l’atelier pour examiner la toile, couchée sur l’établi. À mes yeux, l’illusion était parfaite, et même si j’admirais le tableau, je n’en ressentis que peu de plaisir. La chose était faite.

Ayant recueilli nos louanges, Gertrude se mit à envelopper la toile dans un souple papier de protection.

– Attends ! dit Tamsin, sortant une enveloppe de sa poche. Glisse ça là-dedans.

– Écoute, dit Max, vos foutues notes auraient pu mener la police à notre porte.

– Mais ça n’a pas été le cas, si ? Allez, Max. Fais pas chier.

– C’est quoi, le message ?

Tamsin le lui tendit. Max lut, puis le donna à Gertrude.

– D’accord, les conneries habituelles. Tu peux le mettre.

Gertrude utilisa du papier kraft pour finir, noua le tout avec de la ficelle et tendit le paquet à Tamsin.

– Prends-en bien soin. Ces casiers de consigne dans le hall de la gare ont la taille idéale. Ça devrait être simple comme bonjour. Tu le déposes là-dedans et c’est parti !

– Marche avec assurance, dit Max, et personne ne se doutera de rien.

Tamsin eut un grand sourire. Visiblement, elle s’amusait.

Était-ce les somnifères qui m’abrutissaient encore, ou une réaction psychologique aux événements des derniers jours – je ne le saurai jamais, mais je vécus comme un somnambule les heures qui suivirent. On déposa les jumeaux à la gare, Tamsin ayant le paquet rectangulaire sous le bras. Pour moi, George et elle étaient éminemment suspects, mais personne ne faisait attention à eux. On se gara dans une rue adjacente pour attendre dans la voiture en fumant.

Un quart d’heure plus tard, George frappa à la vitre, annonça que c’était fait et s’en alla avec sa sœur.

– À plus tard, à l’entrepôt, dit-il par-dessus son épaule.

C’était peu après dix heures du matin. Se débarrasser de la contrefaçon avait été tel que Gertrude l’avait prédit, « simple comme bonjour ».

On retourna à l’entrepôt. Là, Anna Donatella nous annonça qu’elle avait parlé à M. Crisp au téléphone. Il était convenu qu’Edward et elle le rencontreraient cet après-midi-là sur un aérodrome, en dehors de la ville.

Cet imprévu plongea Edward dans l’affolement, et je le revis alors me confier à quel point M. Crisp était un type effrayant.

– Mais ce n’était pas le plan ! gémissait-il. Pourquoi moi ? Anna n’a qu’à y aller seule. C’est elle qui a tout arrangé. Je ne l’ai jamais accompagnée jusque-là…

Anna croisa les bras sur sa poitrine.

– Il veut te voir. Il a bien insisté. Toi et moi.

– Mais pourquoi ?

– Je ne sais pas, Edward. Il veut peut-être faire affaire directement avec le faussaire. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

Edward réclama l’arbitrage de Max.

– Tu avais promis de te charger de ça.

– Je ne vois pas ce que je peux faire. M. Crisp veut vous voir tous les deux.

Gertrude intercéda. Elle posa la main sur le bras d’Edward.

– Tout ira bien. Promis.

Il la contempla. Son front était luisant de sueur.

– C’est vrai ?

C’était une scène étrange, chargée d’une signification que je ne comprendrais que plus tard.

– Oui, dit-elle enfin.

– Mais comment faire pour aller là-bas ?

Tous les regards se braquèrent sur moi.

Je fis non de la tête. La terreur que cette expédition inspirait à Edward avait déteint sur moi.

– Pourquoi ne pas prendre votre voiture ? Conduire vous-mêmes ?

Anna fit un pas en avant.

– Parce qu’on connaît ma voiture. On ne doit pas me voir circuler aujourd’hui. D’ailleurs, vous n’avez pas le choix, jeune homme.

– Qu’est-ce que ça signifie ?

– Vous le savez très bien.

Et je le savais, en effet : engagé comme je l’étais dans cette aventure, je n’avais plus qu’à boire le calice jusqu’à la lie.

Ainsi la question fut-elle réglée. Il faisait froid mais il y avait du soleil, un temps agréable pour une virée en voiture. Même si je n’avais guère dormi cette nuit-là, j’étais très calme quand on rangea ce chef-d’œuvre à un million de dollars sous de grosses couvertures, dans le coffre de ma vieille Mercedes.