L’aérodrome de Sunbury se trouve à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Melbourne, au milieu de grandes plaines balayées par le vent. En roulant tranquillement, on mit une heure à arriver. La métropole fit place à la banlieue, qui à son tour fit place à des visions pastorales de prés et de chevaux.
L’ambiance était tendue. Tout allait dépendre des deux prochaines heures. Edward s’était assis à côté de moi et fumait cigarette sur cigarette. J’avais déjà noté que, lorsqu’il y avait des blancs dans la conversation, son visage passait par plusieurs expressions comme s’il était plongé dans un échange muet avec lui-même (lèvres pincées, tête opinant), et durant cette expédition ses traits furent particulièrement animés.
Anna Donatella trônait sur la banquette, les mains jointes sur ses genoux, telle une reine se rendant dans son château à la campagne. De temps en temps, elle faisait claquer sa langue avec dégoût devant les lotissements qui s’étalaient tout autour de l’aéroport principal, et je me souvins qu’elle s’était vantée à un vernissage de n’avoir pas quitté le centre-ville depuis 1979. Manifestement, la simple vue de la banlieue la perturbait.
Edward, lui aussi, était atterré.
– Que font les gens dans un bled pareil ? marmonnait-il par moments. Ils traient leurs vaches, je suppose. Ils bricolent ? Je ne sais pas. À quoi pense ce bourrin, à ton avis ? À nous regarder comme ça. Beurk ! Sale bête…
Anna me fit quitter la route principale et franchir une voie de chemin de fer. L’aérodrome était petit et triste. Outre un hangar abritant un bimoteur bleu, il y avait une cabane en tôle qui faisait visiblement office de secrétariat. Un banc d’église malmené par les intempéries se trouvait devant. Trois autres avions légers étaient amarrés à proximité. Deux buissons frissonnaient dans le vent. Nul ne parlait tandis qu’on regardait à travers le pare-brise, guettant des signes de vie.
Edward était de plus en plus nerveux. En plus de pianoter sur ses cuisses, il avait commencé à battre la mesure avec le genou et s’essuyait sans arrêt les paumes sur son pantalon. Il me semblait que son anxiété n’était pas justifiée : cette ultime étape – la remise du tableau en échange de l’argent – n’était sûrement qu’une formalité.
– Là ! dit Anna en frappant la vitre de l’ongle au moment où un homme mince et barbu, vêtu d’une salopette sale, sortait du bureau et nous faisait signe d’avancer.
Edward poussa un geignement et pesta tout bas. Anna lui pinça l’épaule.
– Du calme, Edward. Du calme.
Suivant les indications du barbu, j’allai me ranger dans l’herbe, devant le bureau. Anna baissa sa vitre, et l’homme se pencha à l’intérieur. Il suçait un bonbon avec énergie, et le parfum de caramel envahit l’habitacle.
– Salut, dit-il, avec un petit geste de la tête en direction de mes deux passagers.
– Bonjour, Oliver, dit Anna. Ravie de vous voir.
– Qui c’est, lui ? demanda l’autre en pointant le doigt sur moi.
– Tom, répondit Anna. Notre chauffeur.
Je me retournai pour lui tendre la main, mais il m’ignora et recula pour aller ouvrir le coffre.
– Alors, venez. Crisp est à l’intérieur. Il est déjà énervé d’avoir dû attendre à cause de vous. N’aggravez pas votre cas, hein ?
On sortit de la voiture et on récupéra dans le coffre le tableau soigneusement emmailloté, avant d’aller nous entasser dans le minuscule bureau où M. Crisp nous attendait.
On procéda aux salutations, mais – fait étrange, compte tenu du pataquès autour de cette histoire de transfert – nul ne me prêta la moindre attention.
Au mur était affiché un calendrier périmé avec la photo d’un petit aéronef, juste à côté de la page centrale chiffonnée de Playboy montrant une playmate blonde se prélassant sur une couverture de pique-nique. Il y avait un réfrigérateur dont la porte en verre laissait entrevoir des canettes de boissons fraîches, et une étagère supportant des vis et diverses pièces de machine.
– C’est pas trop tôt ! dit M. Crisp. Je désespérais de vous, Edward. C’est vrai. Mon acheteur est de plus en plus nerveux. Qu’est-ce qui vous retardait ?
– Désolé, s’excusa Edward. On a eu un contretemps.
– Ça ne vous regarde pas.
– C’est là où vous vous trompez, Edward. Tout me regarde. Donc, je repose la question : quel genre de contretemps ?
Edward lissa ses cheveux en arrière et jeta un coup d’œil à Anna.
– Euh… je…
M. Crisp se fendit d’un sourire glaçant à la Dickens – avide, sardonique –, et je compris aussitôt pourquoi Edward avait tellement peur de lui.
– On a eu du mal à trouver du smack, et ça nous a retardés, voilà tout. C’est un peu la pénurie, actuellement.
M. Crisp – qui s’était perché au bord du bureau, comme prêt à attendre la réponse aussi longtemps que nécessaire – se gratta lentement le menton. Après quelques secondes de réflexion, il se leva, satisfait.
– Bon, d’accord. Voyons ce que vous m’avez apporté. Doucement, Oliver. Doucement.
Oliver prit le paquet, le déposa sur le banc et le déballa tandis que M. Crisp, penché par-dessus son épaule, lui donnait ses instructions sur un ton jovialement menaçant. Il respirait par la bouche et s’exprimait par des aboiements, comme si parler était une activité douteuse qu’il ne pratiquait qu’à regret.
– Pas le couteau ! Tu veux tout abîmer ? Merde, Oliver. Défais le nœud. Le coin, là… Attention à ce bout de ruban adhésif. Là. Bon sang, fais attention, tu veux ?
À la vue du tableau, je fus de nouveau frappé par son énergie, son érotisme torturé. Nul ne parlait. D’un geste impatient, Crisp demanda une cigarette à Oliver. Ce dernier obtempéra. Tous deux lorgnaient La Femme qui pleure en fumant (bouche pincée, grimaçant, penchant la tête), tel un couple de pirates ébahis cherchant à déchiffrer une carte au trésor d’une complexité inattendue.
– Quelle merde ! dit M. Crisp. Moi, j’en donnerais pas deux dollars, mais « les goûts et les couleurs », hein ? Un million de dollars pour ça. J’avais vu les photos dans le journal, mais…
Les mots pour exprimer son indignation semblèrent lui manquer.
Finalement, Edward frappa dans ses mains et désigna du pouce la porte refermée.
– Bon. Voilà. La Femme qui pleure, c’est elle. Si on réglait la question… euh, financière, qu’on puisse s’en aller ?
Oliver et M. Crisp le regardèrent, incrédules. La porte s’ouvrit derrière nous, faisant passer un courant d’air froid.
La figure de M. Crisp s’épanouit en un large sourire.
– Eric ! Vous voilà. Je croyais que vous étiez tombé dedans ! Quel courage. Déjà que je déteste chier dans les toilettes publiques, mais ici, c’est carrément dégueulasse. J’aurais fait dans mon froc !
Sa compassion pour les souffrances du nouveau venu semblait sincère, mais celui-ci lui lança un regard de mépris non dissimulé avant de s’approcher du tableau.
– Que fait-il ici ? demanda Edward.
– Eh bien, si vous êtes en train d’arnaquer le musée, qui dit que vous n’êtes pas en train d’en faire autant avec nous ? Il faut bien s’assurer qu’on a le bon, non ? Je ne voudrais pas payer pour du vent. Mais vous n’avez pas l’intention de nous doubler, n’est-ce pas ?
Il mima l’emploi d’une paire de cisailles pour couper ses propres doigts. Le geste était déjà assez intimidant, mais il s’accompagnait d’un ignoble bruit de gorge imitant sans équivoque celui d’os qui se brisent.
Cela fit ricaner Oliver, et je m’aperçus que c’était le type que j’avais vu depuis la chambre de Gertrude ; celui qui avait tiré sur le pauvre Buster. Si je n’avais pas déjà compris que les trafiquants d’art n’étaient pas des esthètes fumeurs de cigares, portant des sous-pulls à col roulé et voyageant en jet privé, mais d’ignobles gangsters, cet échange aurait achevé de m’ôter mes illusions.
Eric était de toute évidence un expert, et il enfila une paire de gants blancs avant d’orienter une lampe de bureau au-dessus du tableau et de se mettre à l’ouvrage, le visage au ras de la toile. Il sortit divers articles d’un sac de voyage : des cotons-tiges, une loupe, des fioles, ainsi qu’une monographie de Picasso.
En parallèle, il consulta une poignée de notes. Il souleva la toile vers la lumière, la tâta ici ou là avec le pouce, la considéra sous toutes les coutures. Il la retourna et inspecta le châssis tout en fredonnant, poussant de temps en temps des grognements de satisfaction.
Comme s’il s’était trouvé face à un peloton d’exécution, Edward fixait un point sur le mur opposé. Ses poings étaient serrés et, par sympathie, les miens aussi. Anna, qui semblait ne pas avoir compris la signification de la petite pantomime de M. Crisp, s’était installée sur la seule autre chaise du bureau et jouait avec l’une de ses chaussures.
Pendant ce temps, Eric trempait dans une fiole un coton-tige dont il fit rouler l’extrémité sur l’angle supérieur droit du tableau. Puis il l’examina, cherchant sans doute des traces de peinture fraîche ou de vernis qui trahiraient l’âge véritable de l’œuvre. Les sourcils de M. Crisp s’arrondirent par avance. Anna releva la tête, attentive. Même Oliver cessa de bayer aux corneilles en reluquant Miss Juin 1984. Enfin, Eric reposa le coton-tige, tint le tableau à bout de bras et le contempla fixement. C’était sûrement le test final.
Mais M. Crisp s’impatientait.
– Qu’est-ce que vous fabriquez ?
– J’attends l’émotion.
– L’émotion ?
– Vous savez ce que c’est, je suppose ? L’impression qui se dégage de l’authenticité. L’instinct.
– Quel genre d’émotion ?
– C’est un processus difficile à décrire, mais on sait quand c’est là ou pas, voilà tout. Comme l’amour. On sait quand c’est le grand amour. Il faut pénétrer dans le monde pictural de la toile.
– Hé, minute ! Vous êtes en train de me conseiller de lâcher un paquet de pognon sur la foi d’une émotion ?
– C’est ce qui s’appelle l’intuition de l’expert. Ce pour quoi vous me rémunérez, en fait. J’ai bien peur qu’il n’existe pas de meilleure arme.
M. Crisp se calma pendant une bonne trentaine de secondes.
– Le temps est écoulé, mon ami. Vous l’avez, votre émotion, ou quoi ?
Eric acquiesça.
– Oui. Le tableau est authentique.
Edward émit un gargouillis soulagé.
– Évidemment ! lança sèchement Anna Donatella. Qu’est-ce que vous croyiez ?
L’entrepôt résonna d’applaudissements à notre retour. Brandissant des baguettes chinoises, Max et Sally formèrent une haie d’honneur. Gertrude fit des serpentins avec de vieux journaux. L’argent fut caressé et admiré avant d’être planqué sous l’évier de la cuisine. Anna acheta du vin et du scotch chez le caviste. Edward s’éclipsa – bien évidemment pour aller se procurer sa dose – et à son retour, Gertrude et lui dansèrent sans discontinuer sur « Heroes », la chanson de David Bowie qui était devenue leur hymne personnel en raison des références à Berlin et son mur de la honte. Oubliant pour une fois son mépris pour le rock, même Max frappa dans ses mains et fit un petit numéro. Je réussis à danser avec Sally et tentai (en vain) de sonder l’état de ses sentiments à mon égard. Elle était réservée, et même un peu froide, mais j’étais décidé à l’ignorer.
On trinqua en l’honneur de Gertrude et Edward, pour leurs talents de peintres. À George et Tamsin pour leur audace. À nous-mêmes, êtres géniaux. On siffla et on trépigna de joie. Anna Donatella déambulait dans l’appartement en répétant à tue-tête : « Je le savais bien, que c’était jouable… »
Même James, d’ordinaire si timide, monta sur une chaise (un verre dans une main, un cigarillo dans l’autre) pour déclamer un de ses poèmes qu’il trouvait particulièrement pertinent.
À présent je constate qu’une fois de plus
J’en suis réduit à être
Un intrus, voleur du rêve de défunts.
J’avais lu dans des livres que l’art n’est pas facile,
Mais nul ne m’avait prévenu que l’esprit se répète
Dans son ignorance de la vision des autres. Je suis toujours
Le cygne noir du trépas sur des eaux étrangères.
S’ensuivit un silence étonné, comme s’il venait d’exprimer une désagréable vérité. Enfin, Max prit la parole. Il leva son verre pour proposer un autre toast – à ces fichus cygnes noirs – et, docilement, on vida nos verres d’un trait.
Peu avant vingt heures, Max et George allèrent dans une cabine publique pour téléphoner au quotidien The Age et expliquer où trouver notre version de La Femme qui pleure. Ils revinrent dix minutes plus tard, tout sourire. L’opération s’était déroulée sans anicroche. C’était grisant d’avoir participé à cela, de connaître les nouvelles avant tout le monde.
La fête se poursuivit pendant des heures. On avait laissé la télévision allumée, guettant un flash d’information. Un bulletin tardif s’ouvrit sur l’arrestation d’une SDF impliquée dans l’affaire du tueur de Moonee Ponds. Il y avait un périmètre de sécurité, une maison pouilleuse, une femme frêle embarquée dans une voiture de police. La restitution du tableau volé était évoquée juste après. On voyait la toile extraite un peu plus tôt dans la soirée du casier 227 par un expert en criminalistique. Un gros plan du visage épanoui de Patrick McCaughey annonçant que, sans l’ombre d’un doute, c’était le véritable tableau, indemne, qui rentrait au bercail. « Il est, semble-t-il, intact », affirmait-il.
La soirée se termina aux petites heures du jour, le mercredi matin. Il y eut une longue discussion sur le partage de la somme et il fut décidé que, compte tenu de l’ivresse générale, il valait mieux remettre ça au surlendemain. Toute inquiétude sur l’opportunité de laisser des espèces à un couple de junkies en manque comme Edward et Gertrude fut balayée par Max, qui avait confiance en eux.
Dehors, c’était presque l’aube. Un vent frais furetait sur le parking désert où la Mercedes était garée, baladant papiers gras, canettes vides et touffes d’herbe comme s’il cherchait quelque chose. Lorsque je rentrai chez moi, ce matin-là, la ville ressemblait à une belle et patiente machine s’apprêtant à reprendre du service.
Sur la route, des bribes du poème de James me revinrent en mémoire, et l’extrait prit soudain une dimension accusatrice que je n’avais pas remarquée de prime abord. J’étais intrigué par l’image finale. De fait, ce cygne noir (si étrange et pourtant si familier, comme quand on visite une ville à laquelle on a longuement rêvé) me hanterait pendant des années, jusqu’au jour où – en découvrant avec une certaine déception que ce n’était pas un texte de James – je tomberais sur le poème original d’Ern Malley (Dürer : Innsbruck, 1495) qu’il avait cité.
Comme d’habitude, je me garai dans Hanover Street. Je sortis de la Mercedes et franchis le portillon pour fouler le jardin détrempé. Tout était irréel, mais au moins c’était terminé. Et en plus, on s’en était tirés. En montant l’escalier, je réfléchis au fait que j’allais pouvoir remplir la paperasse pour mon passeport ; après quoi, plus tard dans la semaine, on se rendrait dans une agence de voyages pour prendre nos billets d’avion pour l’Europe. Je me rappelle l’odeur de feuilles humides et d’œufs au plat. Mais ce dont je me souviens le mieux – avec une acuité qui ne s’est pas estompée avec le temps, et dont la simple pensée suffit à provoquer en moi, encore aujourd’hui, un sentiment de panique extrême –, c’est ce qui se passa sur le palier.
Je perçus un brouhaha de conversation, une voix familière, d’autres qui ne l’étaient pas. Sur le béton, un triangle de lumière s’allongeait depuis ma porte ouverte. Je vacillai – tendu, sceptique – sur la passerelle. Un type trapu, muni d’un bloc-notes, sortit de mon appartement. Il était vêtu d’un veston gris mal coupé et d’un pantalon noir.
Au début, cet inconnu ne remarqua pas ma présence. Un moineau se posa sur une branche proche, provoquant une cascade d’eau de pluie. Une porte claqua à l’étage inférieur. Puis, l’homme me considéra. Il avait une moustache broussailleuse, des joues rougeaudes. Même si je sentais bien qu’il y avait quelque chose d’insolite, ces impressions disparates refusaient de former un agrégat cohérent. Il sourit, baissa les yeux sur sa liasse de papiers. Il hocha la tête en réponse à la voix familière provenant de l’appartement. Puis il se tourna de nouveau vers moi, sourcils froncés, et je notai l’arme glissée dans son étui, contre sa hanche.
– Ah ! dit-il en me montrant un insigne plastifié. Bonjour ! Inspecteur Bird, brigade criminelle de Melbourne. On vous a cherché partout.
La fête, apparemment, était finie.