Heureusement, je fus bientôt lavé de cette odieuse accusation. Tandis que l’inspecteur Powell restait pour me surveiller, son collègue se rendit en délégation avec Caroline et Eve chez Max et Sally. Si personne ne leur ouvrit, en chemin l’inspecteur réussit à établir à travers les dires de la mère et de sa fille que je n’avais absolument pas touché cette dernière et que son allégation se basait sur la réflexion en l’air d’un voisin excentrique (et souvent ivre). Finalement, la plupart de mes visiteurs importuns s’en allèrent.
Mes épreuves, cependant, n’étaient pas terminées. Malgré la fatigue et ma gueule de bois lancinante, je dus supporter un déjeuner éreintant avec mon père au bruyant restaurant Tiamo, dans Lygon Street. On parla de tout et de rien : Barbara s’était blessée au talon d’Achille en jouant au tennis ; leur agence immobilière marchait bien ; le football club de Dunley collectait des fonds pour créer un nouveau vestiaire. Cela résonnait dans mes oreilles comme les nouvelles d’un pays lointain dont je n’avais que faire. Je ne m’étais pas retrouvé seul à seul avec mon père depuis des mois, et j’avais conscience d’être maussade et peu coopératif.
Mon père me dévisagea, une fourchette de spaghettis marinara fumants en suspension entre ses lèvres et l’assiette.
Au bout d’un moment, il la reposa.
– Tu étais si mignon quand tu étais petit, dit-il en prenant une serviette en papier pour s’essuyer la bouche. Je me souviens qu’un jour, tu avais environ huit ans, tu as essayé de fuguer. Tu avais un sac rempli de trucs, des sandwiches et une pomme, ce genre de choses. Tes sœurs t’ont surpris en train de te faufiler le long de la maison. Tu t’étais imaginé que tu avais été adopté. Je ne sais pas où tu croyais aller. Retrouver ta vraie famille, peut-être…
Je me souvenais de cette journée – le chant des cigales, le contact coupant de l’herbe de la pampa sur mes doigts alors que je filais en catimini.
Mon père rit tout seul et se mit à enfourner ses spaghettis.
Je songeai à ce que m’avait dit Sally un jour : qu’il faut avoir le courage d’affronter sa famille.
– Alors, dis-je, c’était vrai ?
Mon père mastiquait ses pâtes.
– Quoi ?
– Vous m’avez adopté ?
– Tu parles sérieusement ?
Mon cœur battait très fort. Je hochai la tête.
Léchant ses lèvres luisantes de graisse, mon père disposa ses couverts sur son assiette.
– Qui t’a mis cette idée en tête ?
– Rosemary et Meredith ont toujours affirmé cela.
– Oh, je vois. Et depuis quand tu les écoutes ?
Je fus surpris de sentir des larmes brûlantes sous mes paupières. Une jeune serveuse fit tomber un verre de vin près de notre table, déclenchant les ovations d’une bande d’étudiants éméchés.
Lorsque les éclats de verre furent balayés, j’avais retrouvé la parole.
– Je croyais que Tante Helen était… qu’elle pouvait être ma mère.
Mon père parut sur le point de rire, mais il réussit à se contrôler.
– Helen ? Pourquoi Helen, précisément ?
Je haussai les épaules.
Mon père soupira et se prit le visage dans les mains.
– Mon Dieu, dit-il en refaisant surface. Bon. J’ai deux ou trois trucs à te dire au sujet d’Helen.
Il observa une autre serveuse, la plus jolie, qui naviguait entre les tables en tenant les assiettes à hauteur d’épaule. Il se racla la gorge.
– Ta tante n’était pas ta mère, Tom. Ta mère est ta mère, et je suis ton père.
– Alors, pourquoi cette grosse dispute entre vous et elle ?
– Oh, ça… C’est donc à cause de cette histoire ?
Il baissa la voix.
– Écoute, ç’aurait été un miracle qu’Helen soit ta véritable mère. Ta tante… bon. Ta tante aimait, euh… les femmes. On s’est disputés quand sa… copine, pour parler comme toi, a emménagé chez elle. Une Anglaise qu’elle avait rencontrée lors d’une croisière sur le Rhin. Et elle voulait venir passer Noël chez nous avec elle. Mais on a refusé. Pas devant les enfants.
– Pourquoi ?
Il me regarda, sidéré, mais s’abstint de réagir, considérant sans doute que la réponse allait de soi.
– De toute façon, ça n’a pas duré. Pat est retournée vivre en Angleterre il y a quelques années.
– Une Anglaise ?
– Oui. C’était le prénom de sa… copine.
Je me souvins du mystérieux appel téléphonique, des cartes postales.
– Je crois qu’elle m’a téléphoné. La semaine dernière.
– Oui. Elle m’a appelé aussi. Helen et elle étaient toujours en bons termes – elles s’écrivaient même – mais Pat ignorait que ta tante était morte. Elle m’a dit qu’elle avait téléphoné au domicile d’Helen. Qu’on le lui avait dit. Toi, je suppose.
Je me sentis trahi et triste à l’idée que ma relation avec ma tante avait été gâchée à cause de cela.
– Écoute, c’était juste avant qu’on divorce, ta mère et moi. Une mauvaise période pour tout le monde. Et ensuite, il aurait été difficile de revenir en arrière. Des paroles impardonnables avaient été prononcées.
Cette révélation aurait dû, à juste titre, me soulager, mais c’était plus compliqué que ça : je me croyais étranger à ma famille depuis si longtemps que c’était contrariant d’entendre dire le contraire.
Mon père parut sincèrement consterné.
– C’est malheureux qu’on se soit séparés, ta mère et moi. Tu l’as sans doute mal vécu, mais il ne faut pas te sentir coupable. On adorait nos enfants. Le problème, c’était notre couple… Parfois, certaines choses arrivent à leur terme, voilà tout. On ne peut pas toujours prédire comment ça tournera. On se dit que ça va durer toujours. C’est ce qu’il y a de mieux quand on se marie, et de pire quand on se quitte, car on le vit toujours comme un échec…
C’était quasiment la seule allusion à une vie affective que mon père ait jamais exprimée, et je fus troublé par cette confidence inattendue. Je ne suis sûrement pas le seul à avoir du mal à voir mes parents comme des êtres humains à part entière, avec une intériorité : en général, je me gardais de telles possibilités exploratoires, les préférant figés dans le rôle que je leur avais assigné.
En tout cas, mon père sembla presque aussitôt regretter cet inhabituel épanchement. Il écarta son assiette et commanda un café (« Un petit caoua, s’il vous plaît »).
Tripotant les manches de sa chemise, il me déclara – puisque je n’étudiais même pas mais me contentais de « glandouiller » – qu’il avait décidé de vendre l’appartement. Rosemary attendait un autre enfant, il voulait lui donner un coup de main.
– De plus, tu devais le repeindre, tu te rappelles ? C’était notre accord. De toute évidence, tu n’as strictement rien fait.
Je tentai de dissimuler la détresse dans laquelle cette nouvelle me plongeait en examinant ma focaccia au salami.
– Pas de problème. De toute façon, je pars m’installer en France dans quelques semaines. Le temps d’obtenir mon passeport.
– Avec quel argent ? Tu as perdu ton travail, tu as oublié ?
– J’ai économisé.
Il prit un air méprisant.
– C’est ça ! En faisant la plonge dans un restaurant français…
– C’est la vérité.
– On n’aurait jamais dû te laisser venir vivre ici tout seul. Ton oncle est un imbécile, un bon à rien. Trop occupé à caracoler dans sa tenue en lycra. Le fautif, c’est moi. Il fallait te surveiller de plus près. Je ne te reconnais même plus.
Il s’interrompit pendant que la serveuse apportait le café.
– Tu ne te drogues pas, j’espère ?
Même si j’étais tenté de révéler tout ce qui s’était passé au cours des huit derniers mois, il n’en aurait pas cru ses oreilles. Je secouai la tête et pris une bouchée de mon déjeuner désormais froid.
On se fit des adieux maladroits, et je rentrai chez moi tard dans l’après-midi. Un petit message m’attendait, glissé sous la porte. Malgré sa brièveté, je reconnus l’écriture caractéristique de Sally, tout en boucles.
Sur le toit