25

Dévasté par tout ce qui s’était passé en l’espace de vingt-quatre heures, et pas encore tout à fait dégrisé, je bus un verre d’eau avant de gravir l’escalier en porte-à-faux qui menait au toit.

Max et Sally étaient là, installés dans des transats. Curieusement, ils parurent surpris de me voir mais, comme toujours, Max se ressaisit ; il se leva pour me serrer la main avec enthousiasme.

– Bonjour, bonjour ! On prend le bon air. La vue est chouette, non ?

Je les saluai d’un signe de tête. Sally regardait vers l’ouest, du côté où le soleil se couchait derrière les ormes des jardins Carlton. Réticente, semblait-il, à croiser mon regard.

Tout à coup, l’attitude de Max changea. Il posa une main sur mon épaule et m’attira vers lui, alors qu’il n’y avait personne dans les parages pour nous entendre.

– M. Orlovsky nous a raconté que les flics étaient venus chez toi aujourd’hui ? Que voulaient-ils ? C’était au sujet du tableau ? Que leur as-tu dit ?

Je tentai de l’apaiser.

– Relax. Je n’ai rien dit.

– Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

Je fus interloqué par sa froideur.

– Tout va bien, Max. Ça n’avait aucun rapport.

– C’était quoi, alors ? Dis-moi tout.

Il m’écouta, yeux écarquillés, expliquer l’histoire du dossier d’inscription que la police avait trouvé dans les affaires d’une suspecte dans l’affaire du Tueur de Moonee Ponds, comment mon patron avait prévenu ma mère et cetera ; l’enchaînement des événements qui avait conduit la police à ma porte, ce matin-là.

Pas une seule fois il ne détacha son regard de mon visage, comme s’il cherchait à déceler des signes de duperie. Alors même que je ne disais que la vérité, sa curiosité trop insistante alliée à mon désir désespéré de le convaincre me rendaient nerveux.

– Bon, dit-il à la fin. C’est ahurissant, cette histoire. Et ils ne t’ont rien demandé sur… Dora ?

– Rien.

– Tu es sûr que ce n’était pas un piège ?

– Certain. Mais j’ai bien cru qu’on était cuits ! En plus, mon père était là, avec ma tante et mon oncle. C’était affreux. Quelle journée…

– Où est ton père, à présent ? dit-il en regardant autour de nous, comme si ce dernier pouvait surgir de derrière un poteau.

– Il est rentré à Dunley.

– Je vois, je vois. Quelle horreur.

Il s’interrompit pour digérer tout cela.

– Mais bien joué. On ne pensait pas que tu nous balancerais, mais enfin, on doit être sur nos gardes.

Sally était restée effacée pendant toute la durée de cet échange, attentive, la pointe du pied traçant des huit dans le vide. Sa cheville nue était dorée par les feux du soleil couchant. Son mollet était pris de contractures régulières.

Max mit les mains sur mes épaules pour mieux me regarder dans les yeux.

– Tom.

– Oui.

– On a réussi. Je ne crois pas qu’on t’ait remercié convenablement. Rien n’aurait pu se faire sans toi. On a rendez-vous chez Edward et Gertrude demain, tu te souviens ? À dix-sept heures. On se partagera ce que tu sais, la recette, et on réfléchira plus posément à la façon de quitter cette île. Qu’en penses-tu ?

– C’est super.

– Ça va être formidable. Tu as ton passeport, je crois ?

– Pas encore. Je devais aller au bureau de poste hier, pour retirer les imprimés, mais avec tout ce tintouin…

– Oh. Ne t’en fais pas. C’est l’affaire d’une ou deux semaines seulement. En attendant, mieux vaut faire profil bas. Ne pas jeter l’argent par les fenêtres. Commencer tranquillement les bagages. Tu sais quoi ? Je vais aller chercher du champagne pour fêter ça. Boire à notre santé.

Il baissa la voix, adoptant un chuchotement de conspirateur.

– À notre bonne fortune !

L’idée d’alcool me donnait la nausée.

– Je crois qu’on a déjà pas mal bu à notre santé, hier soir.

– Eh bien, on va remettre ça ! Tous les trois. Chérie, on a toujours cette bouteille au frigo ?

Elle releva les yeux, surprise.

– Quoi ?

– Le champagne. On a toujours une bouteille au frigo ?

– Je ne crois pas.

– Alors, je vais chez le caviste. Je reviens tout de suite.

Sally se leva.

– J’y vais, Max.

Il l’arrêta d’un geste.

– Non ! Attends ici. J’insiste. Tiens-lui compagnie.

Il l’embrassa (longuement, langoureusement) sur les lèvres et se précipita dans l’escalier en sifflotant. Peu à peu, le bruit mourut. Un silence contraint s’installa entre Sally et moi.

– Sally…

– Tais-toi.

Bien qu’agissant sur un coup de tête, j’avais repassé ce scénario dans ma tête des dizaines de fois.

Je fis un pas vers elle.

– Sally, viens avec moi.

Elle toussota pour couvrir les derniers mots de mon cri du cœur. C’était très délicat de sa part : ainsi, elle pouvait faire semblant de ne pas m’avoir entendu, et moi de n’avoir rien dit.

Mais ce fut plus fort que moi.

– Sally, je…

– J’ai dit : Tais-toi.

– Ne pars pas avec Max. Viens avec moi.

– Quoi, m’enfuir avec toi ? Pour aller où ?

– N’importe où.

Elle soupira, comme exaspérée d’avoir affaire à un nigaud comme moi. Et je me rappelle avoir noté cela, sachant déjà que cette image me torturerait pendant des années.

Je cherchai mon paquet de cigarettes dans ma poche de chemise. Je lui en offris une.

Elle refusa d’un signe de tête.

– Je ne fume plus.

Je tentai une autre approche.

– Je sais que Max te frappe.

– Ne sois pas ridicule !

– Et ces saignements de nez ? Je ne suis pas complètement stupide, tu sais. La fois où tu t’es cachée chez moi, pour ne pas qu’il te voie ?

– Mon Dieu. Tu ne vas pas t’y mettre ! Je saigne facilement du nez, c’est tout. Depuis toujours. Max ne porterait jamais la main sur moi. Jamais. Ne fais pas de moi le miroir de tes fantasmes. Je ne suis pas une demoiselle en détresse. L’année dernière, une clique d’étudiantes lesbiennes m’a accostée dans Lygon Street pour me tenir le même discours. Elles voulaient me sauver de moi-même. Elles m’ont insultée parce que je porte le nom de Max depuis mon mariage. J’aurais trahi la cause des femmes ! Moi, j’aime Max. On est mariés. Jusqu’à ce que la mort nous sépare, et cetera – des choses que tu ne peux pas encore comprendre.

Un tel mépris à mon égard me révolta.

– Tu sais qu’il couche avec d’autres ?

Elle me considéra en haussant les sourcils.

– Moi aussi, non ? Mais je ne l’en aime pas moins.

J’écrasai du plat de la main un moustique qui s’était posé sur mon bras. Voir la petite trace rouge me procura une certaine satisfaction, jusqu’au moment où je compris que ce sang était le mien.

– Mais je croyais que…

– Désolée, mais tu as mal compris.

– Je t’aime.

Mon Dieu, pensai-je. Comme je suis lamentable. Je m’étais promis de ne pas m’humilier, et pourtant c’était précisément ce que j’étais en train de faire. J’étais devenu ce genre de garçon qui grimpe les étages d’un bâtiment qui s’écroule. Cherchant quoi ?

Elle tiqua.

– C’est ce que tu crois, mais tu ne me connais pas, Tom. Tu n’as que dix-huit ans. J’ai presque dix ans de plus que toi. C’est quoi l’amour, pour toi ? « Une chaumière et un cœur » ? L’amour, c’est compliqué, embrouillé. Une forêt sombre. C’est difficile de trouver comment en sortir, à supposer qu’on le veuille.

« Tu sais, l’an dernier, à une fête, un horrible mec aux cheveux longs a essayé de me draguer. Il se croyait irrésistible, pensait que j’allais tout de suite le suivre. Je lui ai dit d’aller se faire voir, mais Max l’a appris et, un peu plus tard, comme le type partait, Max s’est jeté sur lui. Il s’avéra que c’était un genre de rocker, et l’un de ses gardes du corps a tabassé Max. Il lui a cassé une dent, filé un coquard. Mais Max s’en fichait. Il le referait, pour moi. Il ferait n’importe quoi pour moi. Et une fois qu’il en aura fini avec Maldoror, il sera célèbre et personne ne se souviendra de ce chanteur pathétique.

Elle souriait en repensant à cette histoire.

– Aimer ne suffit pas toujours, tu sais. Je suis désolée si je t’ai amené à croire le contraire. Toi et moi, ce n’était qu’un…

Sa voix resta en suspens. Elle secoua la tête.

– Quoi ? C’était quoi ?

– Rien. Désolée. Je suis vraiment désolée.

J’étais gêné, furieux. Cette conversation ne prenait pas la tournure escomptée. Comment se faisait-il que tout aille de travers, et si vite ?

– Tu sais ce qui s’est passé chez Queel, ce soir-là ?

Là, elle se détourna.

– Il a assassiné Queel, continuai-je. De sang-froid. Pour rien.

– Ça devient un peu freudien, non ? Tu veux me conquérir ou le démolir ? D’ailleurs – elle ramena une mèche blonde derrière son oreille – ce n’était pas pour rien. Bien au contraire.

– Il est revenu dans la pièce avec un flingue et il l’a buté. Une balle en pleine poitrine. Je n’en croyais pas mes yeux.

Sans y penser, j’avais fait le geste de braquer une arme sur elle.

– Ah, tu étais là ? La police pense que c’est l’une de ses copines foldingues…

– Oui, tu sais très bien que j’y étais.

– Comment t’es-tu rendu là-bas ?

– Quoi ? Quelle importance ? J’avais pris ma voiture. Tu étais présente quand Max m’a demandé de le conduire chez Queel.

– Hum… Je ne m’en souviens pas. Au fait, où est-il, ce flingue ?

– Sous mon parquet.

– Ton parquet ? Dis-moi, on t’a vu là-bas ?

– J’espère que non. Sinon, on aurait déjà été arrêtés.

– Donc, c’est ta parole contre celle de Max. Car Max a passé une bonne partie de la soirée avec moi. Jusqu’au moment où il est allé à cette soirée, dans Drummond Street.

Même si ce n’était pas un alibi très solide, la chair de poule gagna ma nuque tandis que je comprenais toute la portée de sa déclaration. Je regardai, derrière elle, les HLM de Brunswick Street, baignées d’une lueur orangée. Quelqu’un – homme, femme ou enfant, je ne pouvais pas bien voir à cette distance – s’avança sur un balcon pour secouer un torchon ou un petit tapis.

– Mais tu sais que ce n’est pas vrai ! bredouillai-je, et dans ma voix je détectai la triste plainte de l’enfant qui comprend qu’on s’est joué de lui.

Sally chassa une brindille de sa jupe verte avant de reporter son regard – à présent limpide et cruel – sur moi.

– Parfois, on ferait n’importe quoi par amour. Même des choses qu’on n’a pas envie de faire. Un jour, tu comprendras.

Mon cœur était comme vidé de sang, l’air avait quitté mes poumons. Quelle chose épouvantable que l’amour ; il est presque impossible d’être sûr des sentiments de quelqu’un, et pourtant on sait instantanément quand l’amour n’est plus là. Presque comme si – tel l’oxygène – l’absence d’amour était plus notable que sa présence.

– Et tu étais au courant pour Helen ? Et sa copine Pat ?

Elle acquiesça.

– Mais tu n’as rien dit quand je t’ai raconté que je la prenais pour ma mère…

Elle ne bougea pas. J’entendis des pas dans l’escalier et Max refit surface, brandissant une bouteille de champagne et trois coupes.

Je ravalai ma colère. Je ris, bien trop fort, et tendis les verres pendant qu’il nous servait. Sally protesta, sans succès.

Max leva son verre. Il nous regarda tour à tour.

– Mes amis. Mes merveilleux amis.

Et on but.

– Et maintenant, dit-il. Il y a encore une annonce à faire.

Sally s’interposa :

– Non, non ! Je ne crois pas que ce soit le bon moment pour…

– Quelle idée ! Ça fera plaisir à Tom.

Max se racla la gorge et se redressa de toute sa hauteur.

– Tu sais quoi ? On va avoir un bébé.

– Max, ce n’est pas encore absolument sûr…

– Moi, j’en suis sûr, mon amour. À cent pour cent. Ça va être une grande aventure. Nous tous en France, le bébé…

Avec la lenteur d’un poison, cette nouvelle circula en moi, paralysant une partie de mon corps, puis une autre. Le choc, c’est l’absence de toute émotion – plutôt qu’une émotion en tant que telle –, qui fait que le monde semble avoir été aspiré dans une autre dimension.

J’imaginais notre petit groupe, vu d’une certaine distance. Max, Sally et moi sur le toit. Sally serrait le col de sa veste rouge, les yeux baissés, tandis que Max, qui lui entourait les épaules, avalait d’un trait le contenu de sa coupe.

Et je me tenais là, avec la mienne, m’avançant pour embrasser Sally sur la joue et étreindre Max. Notre expression était difficile à déchiffrer, et j’étais bien trop loin pour entendre ce qui se disait. Mais il y avait ce rire, le rire de Max, flottant pour l’éternité dans l’air nocturne.