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Une semaine plus tard environ, après le petit-déjeuner, je refermai la porte sur mon havre de fraîcheur et m’avançai sur la passerelle avec de jeunes plants, un arrosoir en fer-blanc et un sac de terreau, ainsi qu’un plantoir déniché dans un placard de la salle de bains. Mon intention était de ressusciter les jardinières de Tante Helen sur le toit de la résidence grâce à des plantes aromatiques fraîches.

Même à huit heures trente du matin, je reconnaissais bien la torpeur songeuse, et presque post-apocalyptique, propre aux matinées de Melbourne en plein cœur de l’été. Certains détestent l’été à Melbourne – et, en effet, ça peut être une saison pénible, avec ses vents du nord chargés de sable, ses brusques sautes d’humeur et ses jardins publics qui dépérissent – mais pour moi, ce fut toujours la plus belle période de l’année, et ce matin-là mon cœur se gonflait de joie comme un ballon. L’innocence, je l’ai compris depuis, est un état à chérir et à redouter tout à la fois.

Le toit était une surface de béton bordée par une rambarde, de dix mètres sur vingt environ, qui épousait la forme en U de l’immeuble. Il était jonché de pots de fleurs desséchées, de transats, et de détritus divers abandonnés lors des nombreuses fêtes qui avaient dû s’y tenir – banderoles sales, bouchons, mégots et cadavres de bouteilles. Si l’endroit était encore partiellement à l’ombre, dans une heure ou deux la chaleur y serait intenable.

À ma grande surprise, j’aperçus tout au fond Max Cheever, installé dans une chaise longue en piteux état. Quoique déjà protégé du soleil par les branches du poivrier, il s’était installé sous un gros parasol rougeâtre planté dans un poteau creux peut-être destiné autrefois à soutenir une structure quelconque, par exemple une marquise. Face à lui, me tournant le dos, son ami Edward. Chacun tenait dans sa main un éventail de cartes à jouer. Sur une table basse branlante, entre eux, d’autres cartes pêle-mêle.

Max parlait d’une voix empreinte d’ironie, flûtée :

– Mais, Edward, pour l’amour du ciel, la démocratie a fait son temps. Il n’y a aucune raison de croire que ce régime prévaut sur les autres formes de gouvernement. Va faire un tour en ville, un de ces jours. Ou mieux : prends le tram le matin, à l’heure de pointe, et tu comprendras ce que je veux dire. Non seulement ces gens ont le droit de voter, mais la loi les y oblige. Pourtant, la moitié d’entre eux n’ont jamais entendu parler de… je ne sais pas, moi… Charles Dickens. Tout ce qui les intéresse, c’est les troènes de leur maison de banlieue et les performances d’Allan Border. Ils lisent les romans de Jackie Collins. Ils trouvent que Rambo est un type épatant. Et ce serait à eux de choisir nos gouvernants ? Non. Désolé, c’est non. Nous avons besoin d’un autre système, d’une sorte de… d’aristocratie, si tu veux. Une dictature éclairée. Les beaufs ne savent pas ce qui est le mieux pour eux. Je ne confierais pas mon chien à la plupart d’entre eux…

Après cette tirade, Max se relaxa dans son transat au ras du sol, son pied droit – chaussé d’une espadrille bleue – remuant au-dessus de son genou gauche. Il portait une chemise blanche au col ouvert, un pantalon crème et un canotier effiloché ; le tout évoquait les années vingt.

Malgré les lunettes noires qui dissimulaient ses yeux, je sentis son regard glisser sur moi, noter ma présence et retourner aux cartes qu’il avait en main. Ce fut l’affaire d’une seconde, et pourtant je sentis que j’avais été évalué, jugé indigne d’intérêt et rejeté. Rien ne permettait de croire qu’il se souvenait de notre première rencontre. Les yeux toujours sur son jeu, il se pencha sur le côté, souleva une tasse au motif floral, et but une gorgée avant de la reposer dans sa soucoupe.

– C’est ton tour, tu sais, dit-il à son ami.

Me sentant vulnérable, debout sur ce toit, dans l’éclat somptueux du soleil, le plantoir dans une main et le sac de terreau dans l’autre, j’hésitai. Un filet de sueur zigzaguait sur mon torse. C’était accablant, peut-être comparable au fait d’oublier ses répliques sous les projecteurs aveuglants d’une scène de théâtre. J’étais si décontenancé par la présence de ces deux hommes que j’avais oublié pourquoi j’étais monté sur ce toit. Un tram passa dans Nicholson Street derrière moi, faisant tinter sa cloche.

J’ai toujours considéré la plupart des êtres humains avec ce mélange de peur et de perplexité qu’on réserve en général aux lions, par exemple, ou à d’autres bêtes sauvages ; ce sont de mystérieuses créatures, sûres d’elles-mêmes et de leur place sur cette planète. Moi, en revanche, je n’ai jamais eu aucune assurance et j’avance dans la vie en espérant toujours que la décennie qui suivra m’éclairera sur la façon dont je dois me comporter. Il m’a fallu toute une existence pour comprendre que la plupart des gens sont confrontés à de semblables incertitudes, mais il est désormais trop tard pour tirer profit de ce savoir.

Ce matin-là, mon instinct, peaufiné par des années de gêne en société, me dicta de faire comme si je venais de me souvenir de quelque chose d’important (me frapper le front d’une main, m’adresser une réprimande) et de battre en retraite dans l’escalier pour me réfugier dans mon appartement et attendre un moment plus opportun pour remonter sur le toit, en espérant que j’en aurais le courage. Mais curieusement, rassemblant une audace que j’ignorais posséder – et encore moins être capable de mobiliser –, je me mis à fureter dans les trois grosses jardinières en bois où j’avais autrefois cueilli du basilic et de l’origan pour Tante Helen.

Ces jardinières étaient abîmées mais parfaitement utilisables. On ne pouvait en dire autant de leur contenu : il ne restait plus rien d’organique. À la place, je déterrai mégots et bouchons, languettes de canettes en aluminium et éclats de verre. Je mis ces déchets de côté avant de répandre le terreau et de planter le basilic, le thym et le persil avec l’espoir d’avoir une réserve d’herbes aromatiques à ma disposition dans les mois à venir. C’était réconfortant de sentir la terre sous mes ongles et le plantoir dans mon poing ; la tâche était insignifiante, mais au moins c’était dans mes cordes.

Pendant que je m’activais, je détectai le cling des tasses posées par terre, la rumeur d’une conversation languide. La plupart du temps, Max et Edward restaient assis sans parler, absorbés par leur partie de cartes. Je hasardais parfois un regard dans leur direction ; ils ne faisaient aucun cas de moi.

Planter ces herbes n’était pas un labeur harassant, mais à cause du soleil, qui s’était maintenant levé au-dessus de la résidence, je fus bientôt en nage. Me redressant, je réalisai à mon grand désarroi que le robinet se trouvait dans la chaufferie, à l’autre extrémité du toit : il faudrait donc passer juste à côté des deux hommes pour remplir mon arrosoir. Durant les vingt minutes qu’il m’avait fallu pour nettoyer les jardinières et faire mes plantations, j’avais réussi à réprimer ma gêne, mais le malaise revint de plus belle.

À ce moment-là, Max se releva en chancelant, accompagné par les jurons pleins de frustration de son adversaire.

– Bon, rami encore, j’en ai peur. Je vais pisser un bock. Je t’ai roulé dans la farine. Et entre nous, avec cette victoire nous en sommes à… (il consulta un calepin, sorti d’une poche de son pantalon avec un moulinet du bras)… vingt-deux à vingt en ma faveur.

Puis il traversa le toit avec une certaine grâce, comme à bord d’un navire qui tangue, et descendit par l’escalier tout en sifflotant.

Edward, encore dans l’ignorance de ma présence, alluma une cigarette et se renversa dans son transat, croisant ses chevilles nues. L’odeur de sa cigarette se mêlait à celles du poivrier, du béton chaud et des gaz d’échappement dans la très passante Nicholson Street. Bruts et exotiques, ils formaient comme un parfum emblématique de la ville et de ce qu’elle offrait, pour le meilleur et pour le pire, les raisons mêmes qui m’avaient amené à travailler si dur pour en arriver là.

Je m’avançai vers le robinet avec mon arrosoir. Percevant mon approche, Edward me salua du bout de sa cigarette, avant de se pencher en avant pour battre le jeu de cartes.

Je remplis mon arrosoir le plus lentement possible puis marchai jusqu’à lui, m’aspergeant maladroitement le genou droit. Au sol, autour des deux transats et de la table de jeu improvisée, il y avait trois assiettes dans lesquelles étaient ratatinées des bougies consumées. En fait, celle qui subsistait sur cette espèce de chandelier à trois branches près de mes pieds brûlait toujours, même si sa flamme était presque invisible sous ce soleil. De laiteuses gouttes de cire séchée avaient éclaboussé le béton.

Edward poussa un petit cri de surprise en me découvrant près de lui. Je n’avais jamais vu une dégaine aussi excentrique, et le souvenir de notre première rencontre est resté vivace en moi jusqu’à ce jour. Il avait entre trente et quarante-cinq ans. Son visage était fin, presque délicat, avec un nez pointu, une bouche comme un petit bec, et une tignasse noire (grisonnante par endroits) qui lui tombait sur le front. Il était vêtu de façon tout à fait inappropriée pour la chaleur estivale, portant une élégante chemise bleu foncé et un pantalon noir, mais son allure quasi cadavérique était égayée par une montre digitale pour enfant à l’effigie du Grand Schtroumpf. Il me regarda en battant des paupières avec dans ses yeux très bleus un air de discret dégoût.

– Oui ? dit-il, alors que je n’avais pas encore parlé.

Ses dents étaient inégales et jaunies, comme s’il s’était récemment empiffré d’une réglisse infâme. Il me faisait l’effet d’un oncle sinistre tiré d’un conte de fées, impression qui, par la suite, s’avéra d’une justesse troublante.

– Excusez-moi, dis-je, mon courage m’abandonnant alors que je parlais, mais je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer votre partie de cartes.

– Tiens donc.

Il battit à nouveau des paupières, puis regarda autour de lui comme pour chercher à localiser la fête encore moins intéressante que je venais de quitter.

Puis il porta sa tasse à ses lèvres et je réalisai que ce n’était pas du tout du thé mais, ô stupeur, du whisky. Une bouteille au tiers pleine était posée par terre, à côté de la caisse de lait. Max et lui buvaient du whisky. À neuf heures du matin, un dimanche. Dans des tasses.

– Moi, c’est Tom, dis-je, conscient de me comporter comme un petit provincial. Tom Button.

– Tom Button ? fit-il d’un ton moqueur, comme si mon nom prêtait à rire.

Il s’essuya les lèvres, reposa tasse et soucoupe par terre.

– J’ai emménagé la semaine dernière. Dans l’appartement numéro 20.

Ses yeux se plissèrent et il parut réfléchir.

– Seigneur. C’est toi qui écoutais les Pink Floyd, l’autre jour ?

Sa formulation laissait entendre qu’admettre un tel crime équivaudrait à avouer ma participation à l’Holocauste, mais était-ce préférable de nier, au risque d’être démasqué ? Tandis que je cherchais en vain une réplique judicieuse, je sentis mes oreilles quasiment s’embraser.

Tâchant de détourner son attention et de sauver la situation, je désignai ses cartes.

– Ma tante m’a appris à jouer au rami.

– Ah.

Idiot, pensai-je. Idiot. Idiot.

– Elle habitait ici. C’est-à-dire : avant sa mort. Helen Button. Vous l’avez peut-être connue.

– Je n’habite pas ici.

Il eut un petit geste de son poignet osseux.

– Je vis en… Italie.

Je ne trouvai rien d’autre à dire. Edward tira sur sa cigarette avec une langueur étudiée – en fait, il s’endormit pendant quelques secondes avant de se réveiller en sursaut. Pas surprenant, s’il avait passé la nuit à picoler. Puis il toussa et consulta sa montre Grand Schtroumpf.

– Quoi, neuf heures ? Ce tournoi a suffisamment duré, je crois.

– Vous jouez depuis combien de temps ?

– Oh, des années…

– Non, je veux dire : ce tournoi.

– Oui. J’avais compris la question.

Je ris et rougis derechef jusqu’aux oreilles, mais mon embarras fit vite place à ce mélange familier de rancune envers cet individu et de désir désespéré de gagner son amitié. Par conséquent, je persévérai.

– En tout cas, si vous cherchez un autre partenaire…

Je laissai ma phrase en suspens, ma voix ployant sous le poids de son indifférence.

– C’est bien noté, merci, dit-il, avant de recommencer à battre les cartes de ses longues mains.

J’étais, semblait-il, congédié.

Je marquai une pause et partis arroser mes plantations à l’autre bout du toit. Puis je remballai mes outils et me retirai, pressé de m’enfuir. À mon grand désarroi, je tombai alors sur Max Cheever, qui était en train de remonter l’escalier. Il avait l’air distrait, plongé dans ses pensées. L’escalier tournant était étroit ; impossible de s’éviter. En le croisant je marmonnai un « Bonjour » qu’il ignora.

Mais un peu plus bas, j’eus une idée. La situation pouvait peut-être être sauvée.

– À propos, dis-je, La Jeune Fille à la perle, c’est Vermeer, pas Rembrandt.

Il s’arrêta avec lassitude, comme si je n’étais que le dernier d’une longue chaîne d’enquiquineurs. Il se retourna et me regarda, me remarquant peut-être pour la première fois.

– Je te demande pardon ?

– La Jeune Fille à la perle. Je vous ai entendus la semaine dernière, une nuit où vous rentriez chez vous. J’étais allé chercher un verre d’eau à la cuisine et vous parliez assez fort. Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que vous disiez.

Son regard passa au-dessus de ma tête pour plonger dans le parc de l’école catholique voisine avant de se poser sur moi. Il rajusta ses lunettes noires sur son nez busqué.

– Tu n’as pas pu t’en empêcher, hein ? Tu es qui, déjà ?

– Tom Button. Appartement numéro 20. Vous ne vous rappelez pas ? C’est moi qui vous ai remis la lettre.

– Ah, oui.

Je désignai ma porte, à quelques mètres de là.

– Vous vous teniez juste au niveau de la fenêtre de ma cuisine.

Il se pencha par-dessus la rampe pour se rendre compte.

– Je croyais que cet appartement était inoccupé.

– Je m’y suis installé il y a quelques semaines.

– Et tu es donc un expert en œuvres d’art, n’est-ce pas ?

Je rougis.

– Non, j’ai regardé dans un livre.

– Dans un livre ?

– Euh… oui.

Max me considéra derrière ses lunettes noires, comme pour déterminer s’il devait me croire ou non. Il passa la main dans ses cheveux. Puis, sans ajouter un mot, il me tourna le dos et se remit à gravir l’escalier pour poursuivre sa partie sur le toit.

Après cette humiliation, je me retirai dans mon appartement et m’installai sur le divan, tâchant de me calmer. Il me semblait m’être lourdement trompé dans mes efforts pour sympathiser avec mes nouveaux voisins. Je bus une tasse de thé.

Pour finir, je fourrai mon linge sale dans un grand sac en plastique et me dirigeai vers une laverie automatique dans Brunswick Street. En attendant la fin du cycle, j’allai prendre un café au Rhumbarella, de l’autre côté de la rue. Je rapportai ensuite le linge chez moi et passai le reste de l’après-midi à lire Cent ans de solitude assis dans l’herbe, dans les jardins Carlton qui étaient juste à côté. En rentrant, je découvris une enveloppe par terre, dans mon couloir. Le message était bref :