Je rêve encore de Cairo. Ces rêves sont si frappants que parfois je me réveille en nage, déboussolé, m’attendant à voir une lumière couleur de miel ricocher sur le parquet et des entrelacs de poussière danser paresseusement dans l’air matinal ; à humer une douce odeur de tabac froid et l’arôme boisé d’un après-rasage au vétiver ; à entendre le grondement des trams et le pock des balles frappées sur les courts de tennis ombragés, de l’autre côté de la rue. Il y a dans ma bouche le goût âcre du whisky de la veille. La mélancolie d’un air tout simple au piano s’engouffre par une fenêtre ouverte. Je suis plein d’une chose tellement plus riche et savoureuse que l’amour, et ce n’est rien d’autre que ceci : son ardente promesse.
Dans mes rêves, ils sont tous là, aussi vivants que dans mon souvenir : Max et Sally ; Edward et Gertrude ; James ; Caroline et l’abominable Eve ; et même ma tante Helen, qui pourtant était décédée depuis plusieurs mois quand je me suis installé dans son appartement. Maria est quelque part à l’arrière-plan, marmonnant ses sentences télégraphiques, et aussi M. Orlovsky. Et voici Queel, qui se retourne – toujours avec un verre à la main.
Ces rêves ont également, à l’évidence, un caractère prémonitoire et menaçant, ce filigrane qui n’est perceptible que rétrospectivement. Ce sont comme des dépêches du passé. J’ai presque du mal à croire ce qui s’y passe, à quel point c’est féroce et beau. Revenir en arrière serait peut-être la plus belle chose au monde, mais sûrement aussi la pire.
Les rêves diffèrent d’une fois sur l’autre mais il y a une scène récurrente : je me tiens devant le mur de ce qui pourrait être une sorte de palais délabré, face à une élégante fresque qui ressemble au décor du Teatro Olimpico à Vicence. Sauf que dans mon rêve, l’arcade donne sur une forêt sombre et touffue qui se perd dans le lointain. À l’horizon se profilent une crête montagneuse, un ciel vieux rose, des nuages qui s’élèvent dans les airs telles des bouffées de fumée. J’admire ce trompe-l’œil pendant un certain temps.
Peu à peu, je m’aperçois qu’une porte (format carte postale) est en train de s’ouvrir tout doucement dans le coin inférieur gauche. De tout petits doigts s’enroulent autour du montant, des doigts qui pourraient être ceux d’un enfant mais d’un aspect simiesque ; les phalanges sont bien dessinées et il y a un soupçon de fourrure. La foule au sein de laquelle je croyais me trouver s’est évanouie. L’épouvante me saisit. La porte minuscule pivote sur ses gonds avec une lenteur intolérable. Sans aucun bruit. Elle est à présent grande ouverte et rien n’indique qui, créature ou humain, l’a poussée, mais il est clair pour moi – c’est la logique imparable des rêves – que je suis censé passer de l’autre côté, et que ce qui m’y attend est aussi magnifique que terrifiant.
Malgré tout ce qui s’est passé à Cairo, je suis déçu de découvrir à mon réveil que le rêve se limite à cela ; les effluves d’un été et d’un hiver depuis longtemps révolus. Je sais qu’on ne peut pas remonter le temps, mais cela ne m’empêche pas d’être parfois envahi par la nostalgie aux moments les plus inopportuns. Rien que la semaine dernière, alors que j’achetais des chemises en ville, je me suis interrompu dans ma conversation avec la vendeuse (la manchette de l’achat potentiel raide et un peu rêche entre mon pouce et l’index ; le sourire aimable de la jeune femme, avec une trace de rouge à lèvres sur ses dents) pour me demander ce que Sally Cheever aurait pensé de ce choix – l’aurait-elle approuvé ? – avant de réaliser avec un pincement au cœur qu’elle était sortie de ma vie depuis longtemps. Des années, en fait.
Il y a d’autres choses dont je me souviens, des choses si bizarres que même aujourd’hui, après toutes ces années, je me demande si c’est vraiment arrivé, si ce n’était pas tout simplement le fruit de l’imagination exaltée d’un jeune homme – une imagination à jamais associée à l’odeur de térébenthine et de peinture à l’huile, à un motif récurrent au piano, à un coup de feu, à un rire moqueur, à mon premier chagrin d’amour.
Mais aujourd’hui, je suis un homme d’âge mûr. C’est venu subitement, ce coup de vieux, presque à mon insu et, certes, sans la moindre participation de ma part. J’ai des touffes de poils noirs sur les épaules, de légères douleurs aux articulations. Il y a fort à parier que la plus grande partie de mon existence est désormais derrière moi. Je réexamine mon opinion sur Dieu, au cas où, tâtonnant dans le noir tel un enfant qui cherche son doudou en plein cœur de la nuit, réclamant de l’aide – peu importe laquelle – à cor et à cri.
J’imagine notre trio de loin. Max, Sally et moi. Sally serre le col de sa veste rouge au niveau du menton tandis que Max, un bras passé autour de ses épaules, avale son verre d’un trait avec une satisfaction visible et, peut-être, du triomphalisme. Elle regarde le sol alors que lui-même embrasse du regard les lampions rouges et orange de l’été précédent, éparpillés telles les graines d’un grand arbre exotique ; les jardinières aux plantations minables ; le sommet des ormes dans le parc, de l’autre côté de la rue. Et me voici avec ma coupe de champagne, allant déposer un baiser sur la joue de Sally et étreindre Max. Notre expression est difficile à déchiffrer, et je suis bien trop loin pour entendre ce qui est dit. On entend des rires – celui de Max, qui flotte dans l’air du soir.
Il est des périodes dans la vie qui nous marquent à jamais, des saisons ou des journées qui déterminent notre personnalité si totalement que c’est à l’aune de ces moments-là que le reste de notre existence se mesure, tout comme il existe peut-être une seule photo de nous à avoir saisi notre véritable moi. Maintenant que je suis plus vieux, je sais que j’ai deux vies : ma vie présente, avec ses besoins quotidiens de nourriture et de chaleur, et l’autre, là-bas, quand je vivais de rien et ne possédais rien mais avais tout à apprendre. Je sais que je ne pourrai jamais revenir en arrière et je ne le souhaiterais pas, même si on m’en donnait la possibilité. Et pourtant, et pourtant…
Comme les tableaux, les gens sont jugés sur les apparences, mais ils renferment une foule de secrets pour ceux qui savent les débusquer. La tâche du connaisseur est comparable à celle du juge qui cherche à démêler le vrai du faux. Il y a l’instinct et il y a la science. Est-ce bien Untel ou Untel qui t’a peint ? En quelle année ? Avec quoi ? En substance : es-tu celui que tu prétends être ?
Moi, je suis devenu écrivain, figurez-vous, et bien que je n’aie jamais eu l’intention d’écrire sur cette période, aujourd’hui je n’ai plus le choix. Plus jeune, j’étais libre d’imaginer mon avenir à loisir, les bras croisés, et c’était une chose plaisante et onirique. Mais ce futur n’est plus, et à présent le doigt crochu du passé me convoque. Viens ici. Nous avons des comptes à régler.
Toute autobiographie est une espèce de confession. Voici la mienne.