1947. L’aide Marshall


Le 5 juin 1947, le général George Marshall (1880-1959), secrétaire d’État américain, annonce dans un discours prononcé à Harvard qu’il propose aux nations ayant souffert de la guerre une « aide fraternelle » destinée à rétablir « cette santé économique normale sans laquelle il n’est pas de paix sûre ». Cette aide n’est tournée contre « aucun pays ni aucune doctrine ». Elle n’exclut nulle nation. L’Ouest, qui manque de moyens de paiement pour se procurer vivres, matières premières et équipements, réagit très positivement à cet European Recovery Program (« plan Marshall ») malgré le contrôle des économies bénéficiaires que les États-Unis imposent en contrepartie. L’Europe de l’Est et l’URSS sont beaucoup plus méfiantes. L’éditorial du journal Le Monde livre son commentaire.

 

En Amérique comme en Europe, la proposition Marshall a eu de nombreux échos, généralement favorables. Cependant sa mise à exécution pose un certain nombre de questions. La plus délicate paraît être celle-ci : quels pays d’Europe participeraient au groupement que suggère le secrétaire d’État américain afin de totaliser les demandes de crédits en dollars ?

Le discours de M. Marshall, qui ne contient pas de précisions à ce sujet, a donné lieu à des interprétations diverses. Les uns ont souligné qu’il ne voulait pas faire de distinction entre les tendances politiques, d’autres qu’il ne viendrait pas en aide à des gouvernements qui bloqueraient la reprise économique des autres pays. Ces deux passages peuvent être jugés contradictoires. Le second contient une allusion assez claire. Il s’agit de savoir si l’URSS et les pays de l’Europe orientale seraient inclus dans le programme de secours envisagé par les États-Unis.

L’opinion et le gouvernement britanniques semblent s’en préoccuper. Lord Inverchapel, ambassadeur d’Angleterre à Washington, aurait été chargé de poser la question au secrétaire d’État. Il lui demanderait en même temps, d’après certaines informations, s’il existe un projet américain de réduction des tarifs douaniers. C’est là un autre problème, étroitement connexe à celui de l’aide américaine, et que l’on ne perd pas de vue à Londres. Si les pays d’Europe se voient obligés de solliciter des marchandises américaines à crédit, ils voudraient être en mesure le plus tôt possible de rétablir leur balance commerciale avec les États-Unis : but difficile à atteindre si ceux-ci maintiennent des tarifs prohibitifs.

Quelle procédure pourrait être employée pour amener les pays européens à se concerter, conformément à la demande américaine ? Certains sont d’avis que la Grande-Bretagne, ou la Grande-Bretagne et la France devraient prendre l’initiative et s’adresser à toutes les nations européennes que cette demande intéresse. Celles qui répondraient par un refus s’excluraient elles-mêmes, et n’auraient plus à se plaindre si une association se formait sans elles. On parle aussi d’une conférence internationale, à laquelle participeraient les États-Unis, et qui serait la suite naturelle d’une telle association.

M. Léon Blum proposait récemment de faire intervenir la section européenne du Conseil économique et social de l’ONU. Le Manchester Guardian prône également cette idée. Le Conseil économique européen paraît être en effet l’organe désigné pour une telle tâche. Il comprend tous les peuples d’Europe membres des Nations unies, l’URSS incluse. On sait qu’il s’est réuni dernièrement à Genève.

On a remarqué toutefois qu’il se perdait dans d’interminables discussions de procédure, caractéristiques des débats de l’ONU. Pour être utilisé en l’occurrence, il faudrait que le Conseil renonçât à cette méthode de travail, qu’il fût en état de présenter dans le plus bref délai une réponse à la proposition américaine. Les Américains aiment les décisions rapides, et considéreraient des atermoiements sans fin comme un refus.

Les avantages d’un groupement européen face à l’Amérique ne sont plus à démontrer. Sans doute serait-il excessif de prétendre, avec le député travailliste Zilliacus, que les peuples d’Europe unis dicteraient leurs conditions au gouvernement américain. Mais ils auraient certainement plus de force pour faire valoir leur point de vue. Cette force résultant de l’union deviendrait-elle un fait définitif, qui pourrait se manifester non seulement à l’égard de la grande puissance de l’Ouest mais à l’égard de l’Est ? Faut-il croire que ce serait là la raison qui rend cette union indésirable aux yeux de certains ?

On ne tardera pas à le savoir. Les hésitations, les pusillanimités qui ont empêché jusqu’à présent tout rapprochement européen devront faire place à une crise de parti, ceux qui veulent se grouper devront le faire, s’il est vrai que la proposition de M. Marshall exige une réponse et que nous ne sommes pas prêts, nous ni beaucoup d’autres, à renoncer à l’aide américaine.

Le Monde, 12 juin 1947.