A la suite de l’autorisation de la création d’un corps de missionnaires spécialisés par le cardinal Suhard, la Mission de Paris commence, en janvier 1944, son travail évangélique en terre ouvrière. En 1953, on dénombre une centaine de prêtres-ouvriers dans la région parisienne et les grandes villes. Ce succès inquiète d’autant plus les autorités romaines que ces prêtres entrent à la CGT et défendent des positions idéologiques avancées. En 1950, ils font campagne en faveur de la signature de l’appel de Stockholm aux côtés du Mouvement de la Paix, proche du Parti communiste. Le Saint-Office met brutalement fin à l’expérience le 15 septembre 1953. Une longue polémique est ouverte. Le directeur de la revue Esprit, Albert Béguin, prend position en mars 1954 dans les colonnes de sa revue.
Les prêtres-ouvriers sont en ceci exemplaires qu’ils ne se sont pas dérobés devant ces risques. Je dirai, en y insistant, que je suis très frappé par l’unanimité dont fait foi leur dernier communiqué collectif du début de février ; même si les termes pour le moins insuffisants de ce texte nous heurtent et nous déconcertent, il apparaît que l’expérience sacerdotale de la mission ouvrière a mené tous ceux qui y ont participé aux mêmes conclusions pratiques et doctrinales. Leur « naturalisation » en milieu ouvrier a été effective, sans réserve, totalement généreuse. Elle ne saurait, en fait, être abolie, et pas davantage cet assentiment que, du dehors, nous avons tous donné à la spiritualité implicite de cet apostolat. J’oserai dire que je ne puis concevoir son désaveu, que je me sens humainement lié à ces prêtres désormais, quelle que soit leur option dans la conjoncture présente. Qu’ils se soumettent parce qu’ils savent mieux que personne le sens de l’universalité et de l’unité de l’Église, ce sera dans la droite ligne de tout ce qu’ils ont entrepris et que l’on méconnaît maintenant. Et si quelques-uns d’entre eux estiment que l’obéissance est impossible, ce ne peut être à nous de leur en faire reproche. Leur déchirement nous impose ce silence et nous persuade qu’ils auront agi par fidélité à ce déchirement même.
Personne, il y a dix ans, ne pouvait prévoir l’issue actuelle, ni davantage les développements qui l’ont précédée. La signification de ce qu’ont tenté les prêtres-ouvriers échappe encore en partie, je ne dis pas seulement à notre conscience d’amis du dehors, je ne dis pas à la capacité des bureaux romains, je dis à la conscience des missionnaires eux-mêmes. Ils ont inscrit une expérience sacerdotale dans le corps d’une humanité en gestation de ses formes et de ses institutions futures. Ces formes seront ce qu’elles seront, humaines, imparfaites, sûrement meilleures que nos structures chancelantes ou pétrifiées. Peu importe, elles seront. Elles naissent peu à peu, désirées, appelées, imaginées par d’innombrables vivants qui y situent tous leurs espoirs. Nous ne pouvons consentir d’avance à ce que le message chrétien, les sacrements, la parole, en soient exclus, pour avoir été refusés à l’heure des naissances et négligés déjà au temps de l’oppression. Une Église sera nécessaire à la civilisation encore inconnue qui se dégage peu à peu de la crise : une Église gardant intact le dépôt surnaturel mais capable de le faire vivre dans des structures temporelles renouvelées qui, sans en être bien entendu la condition préalable, recevront le message inaltérable et lui donneront des inflexions particulières. Ce sera la même Église éternelle, dans une incarnation neuve qu’appelle dès maintenant une large part de l’humanité souffrante et espérante. Peut-être comprenons-nous très mal encore la leçon des prêtres-ouvriers, qui ont osé admettre que, dans le monde tel qu’il est, en pleine transformation politique et sociale, en pleine décomposition des structures anciennes, le destin des pauvres, et même le mystère de la Pauvreté sont de quelque façon liés à une métamorphose sans autre alternative, à vues humaines, que le chaos, l’injustice prolongée, la mort des cités de la terre et du même coup l’abdication du christianisme dans le monde temporel.
Albert Béguin, « Les prêtres-ouvriers et l’espérance des pauvres », Esprit, 212, mars 1954, p. 241-243.