1958. Chronique algérienne


La guerre d’Algérie déchire Albert Camus (1913-1960), né à Mondovi, et contraint, selon ses propres termes, de choisir entre la « justice » et sa « mère ». Après avoir lancé en janvier 1956 un appel pour une « trêve civile », il s’enferme dans le silence. La pratique du terrorisme lui interdit de choisir son camp. Après avoir été la cible des ultras de l’Algérie française qui lui reprochaient notamment quelques éditoriaux en appelant à plus de justice, il devient celle des intellectuels engagés en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Prix Nobel de littérature en décembre 1957, il rassemble, en un ouvrage paru en 1958, les textes consacrés à sa terre natale qu’il a publiés dans différents journaux parmi lesquels Combat ou, à partir de sa création en 1953, l’hebdomadaire L’Express.

 

Le fossé qui sépare l’Algérie de la métropole, j’ai dit que celle-ci pouvait aider à le combler en renonçant aux simplifications démagogiques. Mais les Français d’Algérie peuvent y aider aussi en surmontant leurs amertumes en même temps que leurs préjugés.

Les accusations mutuelles ou les procès haineux ne changent rien à la réalité qui nous étreint tous. Qu’ils le veuillent ou non, les Français d’Algérie sont devant un choix. Ils doivent choisir entre la politique de reconquête et la politique de réformes. La première signifie la guerre et la répression généralisée. Mais la seconde, selon certains Français d’Algérie, serait une démission : cette opinion n’est pas seulement une simplification, elle est une erreur et qui peut devenir mortelle.

Pour une nation comme la France, il est d’abord une forme suprême de démission qui s’appelle l’injustice. En Algérie, cette démission a précédé la révolte arabe et explique sa naissance si elle ne justifie pas ses excès.

Approuver les réformes, d’autre part, ce n’est pas, comme on le dit odieusement, approuver le massacre des populations civiles, qui reste un crime. C’est au contraire s’employer à épargner le sang innocent, qu’il soit arabe ou français. Car il est certainement répugnant d’escamoter les massacres des Français pour ne mettre l’accent que sur les excès de la répression. Mais on n’a le droit de condamner les premiers que si l’on refuse, sans une concession, les seconds. Sur ce point du moins, et justement parce qu’il est le plus douloureux, il me semble que l’accord devrait se faire.

Enfin, et nous sommes là au cœur du problème, le refus des réformes constitue la vraie démission. Réflexe de peur autant que d’indignation, il marque seulement un recul devant la réalité. Les Français d’Algérie savent mieux que personne, en effet, que la politique d’assimilation a échoué. D’abord parce qu’elle n’a jamais été vraiment entreprise, et ensuite parce que le peuple arabe a gardé sa personnalité qui n’est pas réductible à la nôtre.

Ces deux personnalités, liées l’une à l’autre par la force des choses, peuvent choisir de s’associer, ou de se détruire. Et le choix en Algérie n’est pas entre la démission ou la reconquête, mais entre le mariage de convenances ou le mariage à mort de deux xénophobies.

En refusant de reconnaître la personnalité arabe, l’Algérie française irait alors contre ses propres intérêts. Car le refus des réformes reviendrait seulement à favoriser contre le peuple arabe, qui a des droits, et contre ses militants clairvoyants, qui ne nient pas les nôtres, l’Égypte féodale et l’Espagne franquiste qui n’ont que des appétits. Ceci serait la vraie démission et je ne puis croire que les Français d’Algérie, dont je connais le réalisme, n’aperçoivent pas la gravité de l’enjeu.

Plutôt que d’accuser sans trêve la métropole et ses faiblesses, mieux vaudrait alors lui venir en aide pour définir une solution qui tienne compte des réalités algériennes. Ces réalités sont d’une part la misère et le déracinement arabes, et de l’autre le droit à la sécurité des Français d’Algérie. Si ces derniers veulent attendre qu’un plan bâti, entre deux visites électorales, par quatre politiciens bâillant d’ennui, devienne la charte de leur malheur, ils peuvent choisir la sécession morale.

Mais s’ils veulent préserver l’essentiel, bâtir une communauté algérienne qui, dans une Algérie pacifique et juste, fasse avancer Français et Arabes sur la route de l’avenir, alors qu’ils nous rejoignent, qu’ils parlent et proposent, avec la confiance que donne la vraie force ! Qu’ils sachent enfin, on voudrait le leur crier ici, que ce n’est pas la France qui tient leur destin en main, mais l’Algérie française qui décide aujourd’hui de son propre destin et de celui de la France.

Albert Camus, Actuelles. Chroniques algériennes, 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958, p. 144-147.