C’est en allant passer ses vacances à Yalta que Maurice Thorez s’éteint brutalement le 11 juillet 1964 sur le paquebot soviétique Litva. Membre du Comité central depuis trente ans, secrétaire général durant près de trois décennies, Thorez est devenu l’objet d’un véritable culte de la personnalité. La mort de « Maurice » laisse le PCF orphelin. L’article que rédige pour L’Humanité l’écrivain André Wurmser en fait foi. La relève est cependant déjà assurée. Le XVIIe Congrès désigne Waldeck Rochet, secrétaire général adjoint depuis 1961, pour le Secrétariat général. Georges Marchais, responsable de l’organisation, fait figure de numéro deux. Une équipe d’hommes nouveaux entre au Bureau politique.
Certains s’imaginent qu’un intellectuel de type nouveau, originaire de la classe ouvrière, est un brave homme qui a tant bien que mal ingurgité les ouvrages de vulgarisation utiles à son combat politique. Mais Maurice Thorez parlant philosophie ou littérature… hé là, communiste, pas plus haut que le syndicat !
Cette vue simpliste explique que beaucoup, quand l’ouvrier mineur Maurice Thorez leur parlait de Descartes ou de Fernand Léger, étaient stupéfaits par l’étendue de son savoir. Il leur révélait que la critique marxiste ne remplace pas la connaissance, mais la vivifie.
Je connais l’auteur d’un petit livre sur l’histoire de la musique que Maurice Thorez remercia, à sa façon, refusant de se prononcer sur des jugements qu’il disait n’être pas qualifié pour discuter. Mais aussi, remerciant ce très jeune homme de lui avoir appris quelque chose encore, Maurice Thorez soulignait, en quelques phrases, ce qui était bien, aux yeux de ce spécialiste, l’essentiel.
Quel autre esprit aura jamais aussi intimement uni la patience et la passion ? Il était l’intellectuel communiste par excellence parce qu’il ne limitait pas son jugement aux rapports du monde et de l’artiste, de la réalité et de l’art. Les moins avertis en concluaient qu’il subordonnait ses jugements esthétiques à son jugement politique. Mais toute subordination d’un domaine de la pensée à un autre était contraire à sa propre pensée, lui qui louait Descartes pour avoir fondé l’esprit encyclopédique, pour « l’affirmation de l’unité des diverses sciences » sans qu’il y ait « de domaines étrangers les uns aux autres ».
Aussi ceux qui parlaient d’enrégimentement le connaissaient-ils bien mal. C’est aux plus durs moments de la guerre froide, quand l’anticommunisme battait son plein qu’il accusa : « Ce sont les capitalistes qui embrigadent les écrivains, leur donnent des consignes, leur imposent des tâches… Quant à nous, nous demandons seulement aux hommes de la pensée, aux hommes de l’art de renouer avec les grandes traditions qui ont triomphé aux époques d’épanouissement littéraire et artistique. »
De ces grandes traditions, il proclamait que nous étions, nous communistes, les continuateurs. « Nous seuls, disait-il, apparaissons comme les gardiens de l’héritage moral et intellectuel de la France. » Il parlait sans cesse de « la grande tradition française », de « frayer la voie à un nouveau classicisme » ; il évoquait (« et comment pourrait-ce être sans émotion ? », demandait-il) les bâtisseurs de cathédrales… L’an dernier, je sus qu’un responsable local d’un parti frère avait froncé les sourcils parce que, dans un ouvrage de linguistique, des citations étaient tirées de Bossuet, évêque de Meaux… Un évêque ! Je m’amusai à employer l’argument d’autorité : « Dites donc à ce camarade, suggérai-je, que l’un de mes amis a longtemps lu, chaque soir, quelques pages de Bossuet et qu’il s’appelle Maurice Thorez. »
[…]
Je montais la garde. Devant moi défilaient celles qui discrètement se signaient, ceux qui saluaient du poing fermé, celle qui sanglotait soutenue par un tout jeune garçon ; des ouvriers et entre deux ouvriers un professeur, et parmi ces camarades de tous les métiers, des intellectuels de toutes les disciplines. Le Parti que forgea Maurice Thorez nous a donné notre place, la place qui nous revient et qui n’est ni la dernière, ni la première, ni en tête, ni sur le bas-côté.
Le peuple passait devant le catafalque. Chacun de nous avait perdu son ami le plus haut placé dans son esprit. Cela était vrai du professeur Orcel, membre de l’Académie des sciences, et de Benoît Frachon, de Jean Lurçat, membre de l’Académie des beaux-arts, et du secrétaire de l’Union locale des syndicats de la moindre localité. Et ce faisceau d’amitiés de tant de Français, si différents, par l’origine, la formation, la culture, les occupations quotidiennes, cela s’appelle le Parti — le Parti des ouvriers, des paysans et des intellectuels, le Parti qui sera toujours son Parti.
André Wurmser, « Maurice Thorez, l’ouvrier intellectuel », L’Humanité, 16 juillet 1964.