Le 17 avril 1969, les Français repoussent le référendum portant sur la régionalisation et la réforme du Sénat. Tirant la conséquence de cet échec, de Gaulle démissionne le 28. Conformément à la Constitution, le président du Sénat, Alain Poher (1909-1996) assure l’intérim. Hostile à la suppression de la Chambre haute, actif dans la campagne du « non », de sensibilité démocrate-chrétienne, Alain Poher semble tout désigné pour se présenter à l’élection présidentielle. Il attend pourtant le 13 mai pour annoncer sa candidature, et le 14 il dévoile, devant les sénateurs centristes et socialistes, les points forts de son programme.
[…] Après onze années d’épopée et de fortunes diverses, la France veut savoir où elle en est. Il importe de faire le point de la situation du pays dans tous les domaines, tant au plan de la politique, de l’économique que du social. Nos concitoyens doivent connaître les éléments favorables et ceux qui ne le sont pas. Alors les responsables de l’avenir pourront, en pleine connaissance de cause, envisager les perspectives et arrêter les options qui conviennent.
La propagande quotidienne et insidieuse ne suffit pas pour faire apparaître la vérité objective et rassurer les citoyens. L’État n’appartient à personne, il ne peut devenir la propriété d’un parti ou d’un clan au pouvoir. Aussi bien une période de réflexion, ce qui ne veut pas dire une période d’inaction, est nécessaire à la France pour lui permettre de reprendre son essor. Voilà pourquoi j’insiste sur la nécessité de l’union des républicains et de la réconciliation des Français.
Les événements de 1968 ont prouvé que des questions fondamentales étaient posées, que certaines structures vieillies étaient contestées : il faudra bien un jour donner une réponse à toutes ces interrogations. La France doit remettre de l’ordre dans ses finances, animer son économie, préserver sa monnaie, développer ses investissements. Elle doit avant tout être un facteur de paix dans le monde et favoriser la détente entre les blocs hostiles. L’Europe reste notre meilleure chance pour promouvoir le rajeunissement de nos structures économiques et l’heureux aboutissement de nos espérances sociales. Nous avons mieux à faire dans ce pays que de nous opposer par « oui » ou par « non » sur des problèmes après tout assez mineurs. Nous n’avons pas le droit de casser arbitrairement la France en deux blocs hostiles, séparant les bons des mauvais, les élus des réprouvés. Pour faire face à son destin, pour donner à sa jeunesse si nombreuse et si vibrante la chance de participer au prodigieux essor technique du monde moderne, la France a besoin de tous ses enfants.
Aujourd’hui, je voudrais devant vous, mes collègues du Sénat, préciser mes conceptions sur les questions institutionnelles, notamment sur le rôle du président de la République et sur celui que le Parlement doit jouer dans le régime démocratique qui a été institué par la Constitution de 1958, que j’entends servir et honorer tout à la fois dans son texte et dans son esprit.
La Constitution de 1958 a été adoptée par le peuple français. On ne peut la remettre perpétuellement en cause. L’instabilité constitutionnelle est aussi néfaste que l’instabilité ministérielle. La Constitution doit être appliquée fidèlement, sans interprétation personnelle comme sans déviation implicite.
Elle fait du président de la République un garant, un arbitre et animateur.
Un garant. — L’article 5 de la Constitution prévoit que le président de la République est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, du respect des accords et des traités.
Il dispose à cet effet de pouvoirs importants en matière de politique étrangère. Il est le chef des armées et peut, seul, prendre certaines décisions essentielles pour la défense du territoire.
De même, le président de la République veille au respect de la Constitution et des libertés que proclame son Préambule. En particulier, il assure l’indépendance de la magistrature.
Un arbitre. — Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, ainsi que la continuité de l’État. Il lui appartient de faire en sorte que le gouvernement et les deux assemblées du Parlement puissent faire face à leurs tâches respectives et, en cas de besoin, définir les voies permettant de résoudre des oppositions.
Cette fonction doit s’exercer dans le souci premier de la stabilité gouvernementale, l’idéal pour l’avenir étant « un gouvernement par législature ».
Enfin et peut-être surtout un animateur. Comment pourrait-il en être autrement dès lors que le président de la République est élu au suffrage universel ?
Certes, il ne lui appartient pas d’établir un programme détaillé de gouvernement, mais son élection engage nécessairement quelques grandes orientations et repose sur des aspirations populaires auxquelles il se doit d’être fidèle.
Le gouvernement qu’il nommera doit donc être en communauté de pensée avec lui et traduire ce courant d’inspiration populaire.
C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que le président de la République est un animateur.
Ainsi se trouve clairement déterminé le rôle du gouvernement : c’est dans l’esprit que je viens de définir qu’il détermine et conduit la politique de la nation.
Le président de la République, en présidant les délibérations du Conseil des ministres, en signant les décrets, garantit que ces grandes orientations sont bien présentes dans l’action gouvernementale quotidienne.
Ainsi donc, il n’y a pas deux gouvernements, l’un à Matignon, l’autre à l’Élysée, mais un seul, celui du Premier ministre, qui a pleine initiative pour appliquer la politique souhaitée par la nation.
Il n’y a pas, ni ne saurait y avoir de domaine réservé, Faction gouvernementale doit couvrir l’ensemble des affaires nationales.
Si cette politique prend sa racine dans l’élection présidentielle, elle ne peut se développer que par l’accord constant du Parlement.
Telle est la condition fondamentale posée par la Constitution.
La loi et le plan sont les cadres juridique et économique sur lesquels cette politique doit s’appuyer et qu’elle doit respecter.
La définition de ce cadre doit être l’objet d’un dialogue permanent entre le gouvernement et les deux Assemblées, auxquelles doit être très étroitement associé le Conseil économique et social.
Ce dialogue, cette volonté d’échanges, suppose de la part du gouvernement la renonciation aux méthodes rigides, au procédé du « tout ou rien » jusqu’ici employés.
C’est vraiment au sein des deux assemblées du Parlement que doivent s’établir les dialogues ou les confrontations toujours enrichissantes qui permettent de valoriser, face à l’opinion, l’action législative.
Il faut que les Assemblées et le Conseil économique et social puissent suggérer, modifier, amender, sans être, dès le début, corsetés par les votes bloqués et autres procédures d’urgence, prévues, certes, par la Constitution, mais dont l’emploi ne doit être ni systématique ni brutal. En d’autres termes, le gouvernement doit accepter la contradiction sans en prendre ombrage. Il en tirera plus de profit que des éloges systématiques de ses partisans et, surtout, il s’ouvrira de façon plus large aux vœux et aux désirs quotidiens du peuple français.
En cas de conflit insoluble, bien entendu, la dissolution de l’Assemblée nationale est de dernier recours. Lorsque le peuple s’est prononcé sur ce conflit, le président de la République a l’obligation absolue d’aider à dégager la solution que le peuple a indiquée.
Pourquoi ne pas ajouter qu’en ce qui concerne le travail parlementaire il y a sans doute des réformes à prévoir ? Le Sénat pour sa part en a retenu le principe, et il importe qu’il persévère dans ses intentions.
La valorisation de ses travaux pourrait être recherchée — c’est là une vieille idée, et je la sais partagée par nombre d’entre vous — par une coordination plus étroite avec le Conseil économique et social, dont les avis souvent remarquables ont été, ces dernières années, négligés tout autant par l’exécutif que par le législatif.
Le refus récent d’un projet mal conçu, mal construit et mal présenté ne signifie pas que le pays repousse toute réforme. Il y aura lieu, après l’élection présidentielle, d’en prendre l’élaboration dans la sérénité et dans le respect des procédures constitutionnelles.
A. Poher, déclaration du 14 mai 1969.