1974. La légalisation de l’avortement


Le 26 novembre 1974, Simone Veil (1927), ministre de la Santé (1974-1979), présente devant les députés un projet de loi destiné à autoriser sous certaines conditions l’avortement. Cette loi, votée le 17 janvier 1975 grâce au concours de la gauche, ne s’applique que pour une période transitoire de 5 ans, le texte définitif n’étant adopté qu’en 1980.

 

Mme S. Veil : […] Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ?

Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme — je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.

[Applaudissements sur divers bancs de l’Union des démocrates pour la République, des républicains indépendants, des réformateurs, des centristes et des démocrates sociaux et sur quelques bancs des socialistes et radicaux de gauche.]

C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame.

C’est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. […]

Certains penseront sans doute que notre seule préoccupation a été l’intérêt de la femme, que c’est un texte qui a été élaboré dans cette seule perspective. Il n’y est guère question ni de la société ou plutôt de la nation, ni du père de l’enfant à naître et moins encore de cet enfant.

Je me garde bien de croire qu’il s’agit d’une affaire individuelle ne concernant que la femme et que la nation n’est pas en cause. Ce problème la concerne au premier chef, mais sous des angles différents et qui ne requièrent pas nécessairement les mêmes solutions.

L’intérêt de la nation, c’est assurément que la France soit jeune, que sa population soit en pleine croissance. Un tel projet, adopté après une loi libéralisant la contraception, ne risque-t-il pas d’entraîner une chute importante de notre taux de natalité qui amorce déjà une baisse inquiétante ?

Ce n’est là ni un fait nouveau, ni une évolution propre à la France : un mouvement de baisse assez régulier des taux de natalité et de fécondité est apparu depuis 1965 dans tous les pays européens, quelle que soit leur législation en matière d’avortement ou même de contraception.

Il serait hasardeux de chercher des causes simples à un phénomène aussi général. Aucune explication ne peut y être apportée au niveau national. Il s’agit d’un fait de civilisation révélateur de l’époque que nous vivons et qui obéit à des règles complexes que d’ailleurs nous connaissons mal.

Les observations faites dans de nombreux pays étrangers par les démographes ne permettent pas d’affirmer qu’il existe une corrélation démontrée entre une modification de la législation de l’avortement et l’évolution des taux de natalité et surtout de fécondité. […]

Tout laisse à penser que l’adoption du projet de loi n’aura que peu d’effets sur le niveau de la natalité en France, les avortements légaux remplaçant en fait les avortements clandestins, une fois passée une période d’éventuelles oscillations à court terme. […]

En préparant le projet qu’il vous soumet aujourd’hui, le Gouvernement s’est fixé un triple objectif : faire une loi réellement applicable ; faire une loi dissuasive ; faire une loi protectrice.

Ce triple objectif explique l’économie du projet.

Une loi applicable d’abord.

Un examen rigoureux des modalités et des conséquences de la définition de cas dans lesquels serait autorisée l’interruption de grossesse révèle d’insurmontables contradictions.

Si ces conditions sont définies en termes précis — par exemple, l’existence de graves menaces pour la santé physique ou mentale de la femme, ou encore, par exemple, les cas de viol ou d’inceste vérifiés par un magistrat —, il est clair que la modification de la législation n’atteindra pas son but quand ces critères seront réellement respectés, puisque la proportion d’interruptions de grossesse pour de tels motifs est faible. Au surplus, l’appréciation de cas éventuels de viol ou d’inceste soulèverait des problèmes de preuve pratiquement insolubles dans un délai adapté à la situation.

Si, au contraire, c’est une définition large qui est donnée — par exemple, le risque pour la santé psychique ou l’équilibre psychologique ou la difficulté des conditions matérielles ou morales d’existence —, il est clair que les médecins ou les commissions qui seraient chargés de décider si ces conditions sont réunies auraient à prendre leur décision sur la base de critères insuffisamment précis pour être objectifs. […]

C’est pourquoi, renonçant à une formule plus ou moins ambiguë ou plus ou moins vague, le Gouvernement a estimé préférable d’affronter la réalité et de reconnaître qu’en définitive la décision ultime ne peut être prise que par la femme.

Remettre la décision à la femme, n’est-ce pas contradictoire avec l’objectif de dissuasion, le second des deux que s’assigne ce projet ?

Ce n’est pas un paradoxe que de soutenir qu’une femme sur laquelle pèse l’entière responsabilité de son geste hésitera davantage à l’accomplir que celle qui aurait le sentiment que la décision a été prise à sa place par d’autres.

Le Gouvernement a choisi une solution marquant clairement la responsabilité de la femme parce qu’elle est plus dissuasive au fond qu’une autorisation émanant d’un tiers qui ne serait ou ne deviendrait vite qu’un faux-semblant.

Ce qu’il faut, c’est que cette responsabilité, la femme ne l’exerce pas dans la solitude ou dans l’angoisse.

Tout en évitant d’instituer une procédure qui puisse la détourner d’y avoir recours, le projet prévoit donc diverses consultations qui doivent la conduire à mesurer toute la gravité de la décision qu’elle se propose de prendre. […]

Il va sans dire que nous souhaitons que ces consultations soient les plus diversifiées possible et que, notamment, les organismes qui se sont spécialisés pour aider les jeunes femmes en difficulté puissent continuer à les accueillir et à leur apporter l’aide qui les incite à renoncer à leur projet. Tous ces entretiens auront naturellement lieu seule à seule, et il est bien évident que l’expérience et la psychologie des personnes appelées à accueillir les femmes en détresse pourront contribuer de façon non négligeable à leur apporter un soutien de nature à les faire changer d’avis. Ce sera, en outre, une nouvelle occasion d’évoquer avec la femme le problème de la contraception et la nécessité, dans l’avenir, d’utiliser des moyens contraceptifs pour ne plus jamais avoir à prendre la décision d’interrompre une grossesse pour les cas où la femme ne désirerait pas avoir d’enfant. Cette information en matière de régulation des naissances — qui est la meilleure des dissuasions à l’avortement — nous paraît si essentielle que nous avons prévu d’en faire une obligation, sous peine de fermeture administrative, à la charge des établissements où se feraient les interruptions de grossesse.

Les deux entretiens qu’elle aura eus, ainsi que le délai de réflexion de huit jours qui lui sera imposé, ont paru indispensables pour faire prendre conscience à la femme de ce qu’il ne s’agit pas d’un acte normal ou banal, mais d’une décision grave qui ne peut être prise sans en avoir pesé les conséquences et qu’il convient d’éviter à tout prix. Ce n’est qu’après cette prise de conscience, et dans le cas où la femme n’aurait pas renoncé à sa décision, que l’interruption de grossesse pourrait avoir lieu. Cette intervention ne doit toutefois pas être pratiquée sans de strictes garanties médicales pour la femme elle-même et c’est le troisième objectif du projet de loi : protéger la femme.

Tout d’abord, l’interruption de grossesse ne peut être que précoce, parce que ses risques physiques et psychiques, qui ne sont jamais nuls, deviennent trop sérieux après la fin de la dixième semaine qui suit la conception pour que l’on permette aux femmes de s’y exposer.

Ensuite, l’interruption de grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin, comme c’est la règle dans tous les pays qui ont modifié leur législation dans ce domaine. Mais il va de soi qu’aucun médecin ou auxiliaire médical ne sera jamais tenu d’y participer.

Enfin, pour donner plus de sécurité à la femme, l’intervention ne sera permise qu’en milieu hospitalier, public ou privé. […]

Assemblée nationale, séance du 26 novembre 1974, JO, 27 novembre 1974, p. 6999-7001.