A la veille des élections législatives — dont le premier tour est fixé au 12 mars 1978 —, le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing (1926), prononce un important discours dans la petite ville bourguignonne de Verdun-sur-le-Doubs, le vendredi 27 janvier 1978.
Mes chères Françaises et mes chers Français,
Le moment s’approche où vous allez faire un choix capital pour l’avenir de notre pays, mais aussi un choix capital pour vous.
Je suis venu vous demander de faire le bon choix pour la France. […]
Certains ont voulu dénier au président de la République le droit de s’exprimer.
Curieuse République que celle qui serait présidée par un muet !
Nul n’est en droit de me dicter ma conduite. J’agis en tant que chef de l’État et selon ma conscience, et ma conscience me dit ceci :
Le président de la République n’est pas un partisan, il n’est pas un chef de parti. Mais il ne peut pas rester non plus indifférent au sort de la France.
Il est à la fois arbitre et responsable.
Sa circonscription, c’est la France. Son rôle, c’est la défense des intérêts supérieurs de la Nation. La durée de son mandat est plus longue que celle du mandat des députés.
Ainsi, la Constitution a voulu que chaque président assiste nécessairement à des élections législatives et, si elle l’a doté de responsabilités aussi grandes, ce n’est pas pour rester un spectateur muet. […]
Que penseraient et que diraient les Français si, dans ces circonstances, leur président se taisait ? Ils penseraient qu’il manque de courage en n’assumant pas toutes ses responsabilités. Et ils auraient raison.
Mais le président de la République n’est pas non plus l’agent électoral de quelque parti que ce soit. Le général de Gaulle ne l’était pas. Je ne le serai pas davantage.
Le président n’appartient pas au jeu des partis.
Il doit regarder plus haut et plus loin, et penser d’abord à l’intérêt supérieur de la Nation.
C’est dans cet esprit que je m’adresse à vous. […]
Il faut achever notre redressement économique.
La France hésite entre deux chemins : celui de la poursuite du redressement et celui de l’application du Programme commun.
Il y a une attitude qui met en danger le redressement : c’est la démagogie qui veut vous faire croire que tout est possible tout de suite.
Ce n’est pas vrai. Ne croyez pas ceux qui promettent tout. Vous ne les croyez pas dans votre vie privée. Pourquoi voulez-vous les croire dans votre vie publique ?
Les Français ne vivront pas heureux au paradis des idées fausses !
[…]
Je vous ai parlé du Programme commun en 1974 pendant la campagne présidentielle, et vous m’avez donné raison.
Mon jugement n’a pas changé et il n’est pas lié aux prochaines élections.
J’ai le devoir de vous redire ce que j’en pense, car il ne s’agit pas pour moi d’arguments électoraux, mais du sort de l’économie française.
L’application en France d’un programme d’inspiration collectiviste plongerait la France dans le désordre économique.
Non pas seulement, comme on veut le faire croire, la France des possédants et des riches, mais la France où vous vivez, la vôtre, celle des jeunes qui se préoccupent de leur emploi, celle des personnes âgées, des titulaires de petits revenus, des familles, la France de tous ceux qui souffrent plus que les autres de la hausse des prix.
Elle entraînerait inévitablement l’aggravation du déficit budgétaire et la baisse de la valeur de notre monnaie, avec ses conséquences sur le revenu des agriculteurs et sur le prix du pétrole qu’il faudra payer plus cher.
Elle creuserait le déficit extérieur, avec ses conséquences directes sur la sécurité économique et sur l’emploi. Une France moins compétitive serait une France au chômage !
Toutes les études qui ont été faites par des personnalités non politiques, toutes les expériences qui ont eu lieu chez nos voisins, aboutissent à la même conclusion. Il n’existe pas un seul expert, un seul responsable européen pour dire le contraire.
Tout cela, votre réflexion permet de le comprendre.
Vous pouvez choisir l’application du Programme commun. C’est votre droit. Mais si vous le choisissez, il sera appliqué. Ne croyez pas que le président de la République ait, dans la Constitution, les moyens de s’y opposer.
J’aurais manqué à mon devoir si je ne vous avais pas mis en garde.
Il faut ensuite que la France puisse être gouvernée.
Vous avez constaté avec moi combien il est difficile de conduire un pays politiquement coupé en deux moitiés égales.
Personne ne peut prétendre gouverner un pays qui serait coupé en quatre.
Quatre grandes tendances se partagent aujourd’hui les électeurs, deux dans la majorité, deux dans l’opposition. Aucune de ces tendances ne recueillera plus de 30 % des voix. Aucune d’elles n’est capable de gouverner seule.
Beaucoup d’entre vous, parce que c’est dans notre tempérament national, aimeraient que le parti pour lequel ils ont voté, qui est le parti de leur préférence, soit capable de gouverner seul. C’est même leur espoir secret. Il faut qu’ils sachent que c’est impossible.
Aucun gouvernement ne pourra faire face aux difficiles problèmes de la France avec le soutien de 30 % des électeurs. Si on tentait l’expérience, elle ne serait pas longue, et elle se terminerait mal.
Puisqu’aucun des partis n’est capable d’obtenir la majorité tout seul, il lui faut nécessairement trouver un allié. C’est ici que la clarté s’impose.
Un allié pour gouverner, ce n’est pas la même chose qu’un allié pour critiquer ou pour revendiquer.
Gouverner, c’est donner, mais c’est aussi refuser et parfois, pour servir la justice, c’est reprendre. Or, il est facile de donner mais il est difficile de refuser ou de reprendre.
Si des partis sont en désaccord lorsqu’il s’agit de promettre, comment se mettront-ils d’accord quand il s’agira de gouverner ?
Dans les villes qui ont été conquises par de nouvelles équipes, combien de budgets ont été votés en commun ? Qui votera demain le budget de la France ?
Il faut donc que vous posiez aux candidats la question suivante : puisque vous ne pouvez pas gouverner tout seuls, quels alliés avez-vous choisis ?
Et deux alliances se présentent à vous :
L’une est l’alliance de la majorité actuelle. Elle a démontré qu’elle pouvait fonctionner, malgré des tiraillements regrettables. Elle a travaillé dans le respect des institutions, dont la stabilité constitue une de nos plus grandes chances et qui doivent être par-dessus tout protégées. Elle a soutenu l’action du gouvernement. Elle a voté le budget de la France.
Elle comprend, à l’heure actuelle, deux tendances principales, ce qui est naturel dans un aussi vaste ensemble, et ce qui répond au tempérament politique des Français. Chacune de ces tendances met l’accent sur ses préférences et exprime son message. Chacune fait connaître clairement et franchement, selon sa sensibilité propre, ses propositions pour résoudre les problèmes réels des Français. Chacune fait l’effort indispensable pour se renouveler et pour s’adapter. Jusque-là, quoi de plus naturel ?
Mais il doit être clair qu’elles ne s’opposent jamais sur l’essentiel et qu’elles se soutiendront loyalement et ardemment au second tour.
Dans chacune de ces tendances, des hommes ont soutenu l’action du général de Gaulle. Dans chacune de ces tendances, des hommes ont soutenu ma propre action de réforme. Et ce sont d’ailleurs, le plus souvent, les mêmes ! Que toutes deux cherchent dans l’histoire récente de notre pays des motifs de s’unir et non de se diviser.
J’ajoute que, pour que l’actuelle majorité puisse l’emporter, il est nécessaire que chacune de ces tendances enregistre une sensible progression. Aucune ne peut prétendre obtenir ce résultat toute seule ! Si elles veulent réellement gagner, la loi de leur effort doit être de s’aider et non de se combattre !
L’autre alliance est celle qui propose le Programme commun.
Les partis qui la composent se sont apparemment déchirés depuis six mois. Aujourd’hui, voici qu’ils indiquent à nouveau leur intention de gouverner ensemble. Quelle est la vérité ? L’équivoque sur les alliances ne peut pas être acceptée, car elle dissimule un débat de fond sur lequel l’électeur a le droit d’être informé au moment de choisir.
Il y a, en effet, deux questions fondamentales :
— Y aura-t-il ou non une participation communiste au gouvernement ?
— Le gouvernement appliquera-t-il ou non le Programme commun ?
Le choix de l’alliance pour gouverner ne peut pas être renvoyé au lendemain des élections. Ce serait retomber dans les marchandages et dans les interminables crises politiques que les Français condamnaient sans appel quand ils en étaient jadis les témoins humiliés.
Vous avez droit à une réponse claire sur un point qui engage notre stabilité politique : avec quel partenaire chacune des grandes formations politiques s’engage-t-elle à gouverner ?
Car il faut que la France puisse être gouvernée. […]
Mais le choix des Français ne doit pas être seulement un choix négatif.
Il ne suffit pas que les uns votent contre le gouvernement et les autres contre le Programme commun pour éclairer l’avenir de notre pays.
Un peuple ne construit pas son avenir par une succession de refus.
Dans la grande compétition de l’Histoire, un peuple gagne s’il sait où il veut aller.
C’est pourquoi je propose à la France de continuer à avancer dans la liberté, vers la justice et vers l’unité.
Et c’est à vous de le faire connaître à vos élus.
[…]
Patiemment, depuis trois ans et demi, malgré les difficultés économiques, malgré le conservatisme des uns, malgré l’incompréhension des autres, j’ai fait avancer la France vers davantage de justice.
Jamais en trois ans et demi le sort des personnes âgées n’a été plus régulièrement et plus sensiblement amélioré.
Jamais la situation des plus démunis, de ceux qui ne parlent pas le plus fort, les handicapés, les femmes isolées, les travailleurs licenciés, n’a fait l’objet d’autant de mesures nouvelles.
L’indemnisation de nos compatriotes rapatriés, en attente depuis quinze ans, a été proposée et décidée, et je veillerai à sa juste application.
Les évolutions de notre société en profondeur ont été comprises et encouragées par l’action en faveur de la condition des femmes, et de la situation de ceux qui fabriquent de leurs mains la richesse de notre pays, je veux dire les travailleurs manuels.
L’aide aux familles a été simplifiée et désormais sensiblement augmentée.
Et le résultat de toute cette action a été une réduction des inégalités en France, réduction désormais constatée dans les statistiques et qui n’est plus niée que par ceux qui craignent d’être privés d’un argument électoral.
Oui, notre peuple avance vers la justice. Je sais que vous avez peu à peu compris le sens de mon effort.
[…]
Et au-delà de la justice, l’unité.
L’unité, un grand rêve pour la France.
Ma recherche de l’unité, ce n’est pas une manie. Elle n’est pas destinée simplement à rendre plus facile l’action du président de la République.
Elle correspond à notre situation historique.
L’unité est la condition du rayonnement de la France.
Notre pays a soif de vérité, de simplicité et d’unité.
J’agis obstinément pour l’unité. Je n’ai jamais répondu depuis trois ans et demi aux critiques et aux attaques.
Et c’est pourquoi je tends la main, sans me lasser, à tous les dirigeants politiques.
Avec obstination, je continuerai mes efforts pour étendre, je dis bien étendre, la majorité.
Soyons clairs, car on empoisonne parfois le choix des Français par des rumeurs.
Il ne s’agit, de ma part, d’aucune manœuvre obscure ou de combinaison machiavélique, mais de la recherche patiente des conditions qui permettront d’associer un nombre croissant de Français à l’œuvre commune.
Je vous le dis en tant que président de la République et en dehors de la compétition des partis : plus nombreux sera l’équipage et plus loin ira le navire.
Là encore, laissez-vous guider par le bon sens.
L’application d’un programme collectiviste aggraverait la coupure de la France, en déclenchant de profondes divisions et en suscitant des rancunes durables. Elle retarderait de plusieurs années l’effort vers l’unité.
Il faut, pour parvenir à l’unité, que vous m’y aidiez. Les candidats, au moment de l’élection, sont extraordinairement attentifs au message des citoyens. Exprimez donc aux candidats le message que la majorité doit, non se diviser, mais s’étendre.
La majorité, dont la France a besoin, ce n’est pas celle d’un front du refus, mais une majorité prête à l’effort pour la liberté, l’unité et la justice.
Il faut aussi veiller à la réputation de la France.
Je suis ici au plus profond de mon rôle, et je regrette d’ailleurs d’être presque le seul à en parler.
La France est aujourd’hui considérée et respectée dans le monde. Considérée et respectée davantage peut-être que vous ne le croyez.
Elle entretient un dialogue loyal et ferme avec les deux superpuissances, dont j’ai reçu les chefs en visite en France.
Elle participe activement aux réflexions internationales sur la prolifération nucléaire et, désormais, sur le désarmement.
Elle apparaît à la fois comme un pays pacifique, mais capable, quand il le faut, d’agir.
Dans le Tiers-Monde, déchiré par trop d’interventions extérieures, la France est à la tête des efforts pour le développement. Elle reste, pour ses partenaires africains, une amie fidèle et sûre.
En Europe, elle poursuit la tâche lente, difficile et nécessaire de l’union de l’Europe. Personne ne suspecte sa volonté d’y contribuer. Elle prendra à nouveau, le moment venu, les initiatives nécessaires.
Oui, la France est aujourd’hui considérée et respectée. Plus personne, comme c’était le cas à certains moments de notre histoire récente, ne sourit de la France. […]
Et puisque nous parlons de la France, je conclurai avec elle.
Il m’a toujours semblé que le sort de la France hésitait entre deux directions :
Tantôt, quand elle s’organise, c’est un pays courageux, volontaire, efficace, capable de faire face au pire, et capable d’aller loin.
Tantôt, quand elle se laisse aller, c’est un pays qui glisse vers la facilité, la confusion, l’égoïsme, le désordre.
La force et la faiblesse de la France, c’est que son sort n’est jamais définitivement fixé entre la grandeur et le risque de médiocrité.
Si au fond de moi-même, comme vous le sentez bien, et comme, je le pense, les Bourguignonnes et les Bourguignons l’ont senti pendant ces deux jours, si, au fond de moi-même, je vous fais confiance, c’est parce que je suis sûr qu’au moment de choisir, oubliant tout à coup les rancunes, les tentations, les appétits, vous penserez qu’il s’agit d’autre chose, et que, qui que vous soyez, inconnu ou célèbre, faible ou puissant, vous détenez une part égale du destin de notre pays.
Et alors, comme vous l’avez toujours fait, vous ferez le bon choix pour la France.
Avant de nous séparer, et puisque je vous ai dit que je conclurai avec la France, c’est avec elle que nous allons chanter notre hymne national.
Valéry Giscard d’Estaing, allocution de Verdun-sur-le-Doubs, 27 janvier 1978, cité in Valéry Giscard d’Estaing, Le Pouvoir et la Vie, Paris, Livre de Poche, 1989, tome 1, p. 401 sq (1re éd. 1988).