1979. Edmond Maire et le « recentrage » de la CFDT


Cruellement échaudé par la défaite de la gauche aux élections législatives, doutant que le socialisme autogestionnaire puisse tout bonnement sortir des urnes, Edmond Maire, né en 1931 et secrétaire général de la CFDT (1971-1988), décide d’engager son syndicat sur la voie du recentrage au 38e Congrès de la CFDT, réuni à Brest du 8 au 12 mai 1979. Outre la politique de compromis qu’elle préconise, cette conception vise à revenir sur le terrain des luttes sociales, un champ délaissé par tous ceux qui attendent leur salut d’une victoire électorale de la gauche. Après avoir, dans un long rapport, précisé ses conceptions, Edmond Maire répond à Brest aux différents intervenants cédétistes dont certains remettent en cause cette nouvelle approche.

 

Avant ce congrès, me fiant aux débats du Conseil national, j’en avais conclu que, s’il y avait des réserves nombreuses, des désaccords et des oppositions à la ligne d’action proposée, il n’y avait cependant pas d’alternative politique globale dans la CFDT. Je m’étais trompé. Un nombre de syndicats a en effet proposé une tout autre attitude pour la CFDT.

Ces syndicats jugent la politique d’action proposée par le Bureau national comme un abandon de nos perspectives ou une pente réformiste. Ils ne nient pas la crise mais ne pensent pas qu’elle appelle de nous, du mouvement ouvrier, des solutions fondamentalement nouvelles. Ils nous demandent de nous en tenir à quelques grandes revendications immédiates et unifiantes, à appeler à la généralisation et à la globalisation de la lutte en priorité contre le gouvernement, à proclamer la nécessité d’une rupture politique avant tout changement profond, à crier bien haut notre volonté de voir la gauche politique s’unir et se présenter à nouveau comme l’alternative politique.

Eh bien, je le dis calmement : ce choix n’est pas conforme à la stratégie de la CFDT et, pour être plus précis, à la démarche syndicale autogestionnaire de la CFDT. D’abord, ils ne nous répondent pas à la question centrale : « Comment mobiliser ? » Ils situent l’origine du rapport de forces essentiellement dans la conviction des militants ; c’est une attitude volontariste, idéaliste, qui a pour résultat le plus clair de laisser le patronat tranquille sur le terrain concret de sa gestion quotidienne. Pendant que nos camarades proclament l’urgence d’une lutte globale, les forces capitalistes se restructureront et sortiront de la crise à leur profit et en réprimant si nécessaire ces militants déterminés mais isolés.

Et même à supposer que, en raison d’événements extérieurs, la gauche politique parvienne à gagner des élections dans ces conditions, quelles solutions appliquera-t-elle ? En l’absence d’un mouvement social préalable de la majorité de la population sur un projet cohérent de transformations, en l’absence d’un syndicalisme qui ait déjà, par ses luttes, tracé les axes d’une autre politique industrielle, d’un autre développement régional, en l’absence de luttes sociales qui aient déjà, dans le comportement et les mentalités, fait progresser les conditions d’une diffusion du pouvoir, en l’absence d’un syndicalisme qui ait fait des luttes sociales le moteur des transformations, la gauche politique ne sortira pas du système de domination, d’exploitation et d’aliénation.

Le pari de notre congrès de 1970, c’est tout autre chose. Il est de prendre en compte réellement la donnée historique fondamentale selon laquelle, après cent cinquante ans de luttes du mouvement ouvrier, nulle part dans le monde n’existe de socialisme dans la liberté. La recherche de la CFDT n’est cependant pas isolée ; elle rejoint les efforts de ceux des socialistes Scandinaves qui tentent de dépasser, dans l’action pour une autre organisation du travail, les limites de la social-démocratie. Elle rejoint la lutte unitaire du mouvement ouvrier italien cherchant une voie nouvelle pour dépasser l’impasse. Elle rejoint l’action des communistes yougoslaves pour briser le stalinisme à la racine, c’est-à-dire dès le processus de travail.

Quand des intervenants jugent notre stratégie réformiste, c’est par rapport à quelle orthodoxie, à quelle norme révolutionnaire ?

Qui est conservateur, de celui qui nous demande de reprendre une logique de l’échec, hélas surabondamment démontrée par l’Histoire, ou de celui qui propose le refus radical de toute démagogie, le choix radicalement nouveau d’une logique de luttes sociales qui lie l’action contre le capitalisme et l’action consciente de masse, dès aujourd’hui, pour l’autodétermination, pour un autre mode de vie ?

Qui est révolutionnaire ? Celui qui nous reproche sans cesse de ne pas proclamer la nécessité de la rupture mais qui la renvoie à après-demain, quand la gauche aura le pouvoir d’État, ou celui qui, avec le congrès de 1970, retrouvant les sources du syndicalisme et du socialisme, affirme qu’il n’y a aucun raccourci de possible pour l’émancipation des travailleurs. Elle ne peut découler d’une avant-garde politique ou syndicale, car elle ne se fera que si elle est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

Nous sommes conscients des énormes pesanteurs extérieures et intérieures qui s’opposent à cette stratégie définie par nos congrès et encore si mal appliquée. Ces pesanteurs se trouvent d’ailleurs plus ou moins en chacun de nous. Ce que nous pouvons au moins demander, c’est que l’on ne travestisse pas nos positions, et que ceux qui prennent le risque de faire échouer notre démarche autogestionnaire mesurent leur responsabilité.

Depuis plus d’un an, depuis notre volonté d’en revenir à notre stratégie fondamentale, tout sert de prétexte à la contre-offensive de ceux qui s’y opposent.

Une déclaration malhabile sera tournée en dérision, l’appel à la lucidité sera confondu avec l’acceptation de l’austérité, l’analyse concrète du terrain avec l’abandon des grandes visions d’avenir.

Et cependant, depuis plus d’un an, nous résistons à tout cela, malgré le fait que bien des militants accordent plus d’importance aux déformations et interprétations des informations extérieures qu’à ce que dit la presse confédérale. Nous résistons parce que nous savons que la CFDT n’a pas d’autre raison d’être que d’ouvrir un débouché au mouvement ouvrier, parce que depuis trente ans le chemin parcouru, malgré les détours, montre le sens de notre histoire.

La politique d’action à ce congrès est-elle au-dessus de nos forces ? Nous espérons, nous, que ce n’est pas le cas. Mais qui a jamais cru que la marche au socialisme autogestionnaire se ferait sans un formidable effort sur nous-mêmes et d’abord sans un effort d’unité interne et de progrès de toute la CFDT ?

Si cette politique d’action rencontre votre accord, la CFDT sortira de son 38e Congrès dans la cohésion et l’allant d’une dynamique retrouvée, d’une dynamique unitaire au plan syndical comme à celui de l’union des forces populaires.

Alors le congrès de Brest aura bien le sens que vous propose le Bureau national, celui du retour à l’espoir.

« Réponse d’Edmond Maire aux intervenants, 8-12 mai 1979 », in Edmond Maire, Reconstruire l’espoir, interventions publiques, 1978-1979, Paris, Éd. du Seuil, 1980, p. 110-114.