1984. Le conflit de l’école privée


Le Parti socialiste avait annoncé son intention de bâtir un grand service public unifié de l’éducation nationale. A la suite de la victoire de François Mitterrand, Alain Savary, ministre chargé du portefeuille de l’Éducation, entame des discussions avec les représentants de l’école privée avant de présenter ses propositions. Une fois publiées, celles-ci sont jugées trop modérées par les « laïcs » (en particulier les syndicalistes de la FEN) et dangereuses par les représentants de l’enseignement confessionnel catholique, très majoritaire dans l’enseignement privé. Des manifestations hostiles au projet gouvernemental se multiplient dans toute la France et connaissent un grand succès. L’une d’elles est prévue à Paris pour le 24 juin 1984. Quelques jours avant, Jean-Marie Lustiger (né en 1926), archevêque de Paris, donne son appréciation dans une interview accordée au Monde.

 

Le clivage réel passe entre ceux qui demeurent prisonniers de leurs idéologies corporatistes, d’une part, et ceux qui, catholiques ou non, admettent le vrai débat dans la crise indiscutable du système éducatif français. Il faut reconnaître que se joue l’avenir de la France.

L’angoisse des familles devant l’avenir, angoisse qui se manifeste déjà par la chute dramatique de la natalité, est nourrie par une crainte : celle de ne pouvoir transmettre aux enfants un savoir, des convictions, une manière de vivre, et des raisons de donner sa vie. Toutes les questions importantes de notre société s’accumulent sur la jeunesse. Toutes leurs difficultés s’additionnent dans le système éducatif : emploi et formation, racisme et diversité des cultures, respect de la liberté et apprentissage des règles de la vie commune. Il est insensé de se dérober à ce vrai débat par une régression vers l’idéologie positiviste, d’ailleurs abandonnée partout, sauf dans certains milieux héritiers de M. Homais, vers un anticléricalisme aussi démodé que les banquets électoraux qui le nourrissaient. Il est trop tard pour mimer 1905.

[…]

[…] personne ne croit sérieusement que l’Église garde ou veuille reconquérir un pouvoir politique, même indirect, en France. Et c’est très bien ainsi. L’autorité universelle du pape ne se fonde pas sur la puissance de l’État du Vatican. En France, l’autorité morale de l’Église ne se fonde pas davantage sur un accord politique avec l’État.

En cette fin de siècle, les hommes de bonne foi savent que l’Église est au premier rang pour la défense des droits de l’homme, de la liberté de conscience et que ce fait universel éclaire son enseignement. L’Église a la charge de dire des vérités, souvent dures à entendre tantôt pour les uns, tantôt pour les autres et parfois pour tous. Elle est ainsi amenée à devenir porte-parole de l’essentiel. Qu’importe que l’opinion du moment veuille classer cette parole ou la récupérer.

[…]

L’enfant n’appartient à personne et surtout pas à l’État. Il est donné par Dieu à des parents qui n’en sont pas les propriétaires, et qui en sont responsables comme d’un don confié. Pour que cet enfant devienne ce qu’il est — libre, à l’image de Dieu libre —, il faut que ses parents, premiers responsables, l’initient à cette liberté ! D’où la nécessité de la famille éducative. Tous les psychologues savent bien que l’enfant naît à la conscience de soi devant ses parents. Tous les régimes totalitaires, du nazisme à toutes les formes de bolchevisme, savent aussi qu’ils doivent soustraire l’enfant le plus tôt possible à sa famille s’ils veulent le transformer en « l’homme nouveau ».

Il ne s’agit pas de nier le rôle de l’État, mais de le situer : l’État ne doit pas se substituer aux familles, mais leur permettre d’assumer leurs responsabilités, à tous les niveaux. Quant aux affirmations selon lesquelles la transmission de la foi attenterait à la liberté de conscience de l’enfant, cela me semble aussi intelligent que de voir dans l’apprentissage de la langue française une atteinte à la liberté des enfants nés en France. L’Église, à tous ses niveaux, n’endoctrine pas, comme le pensent ceux qui conçoivent spontanément l’enseignement comme endoctrinement idéologique ; elle tente de développer toutes les dimensions de la conscience, donc la liberté par quoi seule l’homme est l’homme et peut atteindre Dieu,

[…]

[…] par ce piètre débat, comme citoyen je suis déçu. Par ces polémiques, comme évêque, je suis blessé. Nous avons tenu un langage digne du vrai problème, des propos responsables et mesurés. Les excès viennent soit de récupérations politiques de notre démarche, soit surtout d’adversaires dont le sectarisme me consterne. J’ose espérer que le pouvoir politique saura mesurer, vite, l’état de choc dans lequel ses récentes décisions ont plongé une partie de l’opinion nationale. Aura-t-il le courage de prendre les moyens pour y porter remède ? Tout citoyen raisonnable doit l’espérer. Quant à nous, nous désignons le vrai débat et demandons le droit. Nous continuerons.

« Un entretien avec Mgr Lustiger », in Mgr Lustiger, Osez vivre, Paris, Éd. du Centurion, 1985, p. 152-158.