La droite remportant les élections législatives (mars 1986), l’un de ses dirigeants, Jacques Chirac (1932), devient Premier ministre. Pour la première fois sous la Ve République, les hôtes de l’Élysée et de Matignon n’ont pas la même couleur politique. S’ouvre alors la période de cohabitation : la droite tente d’appliquer son programme, mais François Mitterrand, fort de ses prérogatives constitutionnelles, n’entend pas lui faciliter la tâche. Certes, le président, le 2 juillet 1986, signe la loi habilitant le gouvernement à fixer par ordonnances les modalités de privatisation de 65 entreprises industrielles et bancaires. Mais, le 14 juillet, il précise au journaliste Yves Mourousi qu’il se refuse à signer l’ordonnance portant sur la dénationalisation de certains groupes (cf. ci-dessous). Édouard Balladur (1929), ministre de l’Économie et des Finances, s’insurge contre cette position (cf. p. 653).
C’est alors que le chef de l’État a répondu, en ces termes, à la question qui lui était posée sur son éventuelle signature de l’ordonnance relative aux dénationalisations :
Ces textes, je ne les ai pas encore. Us ont été examinés par le Conseil d’État, ils devraient être soumis au Conseil des ministres de mercredi. J’espère qu’avant mardi soir je les aurai sur ma table… De toute manière, il faudrait alors du temps pour que je puisse les examiner. Mais le problème ne se pose pas exactement en ces termes. Permettez-moi de rappeler, en une minute, que la majorité parlementaire actuelle, issue des élections du 16 mars, veut vendre aux intérêts privés une partie du patrimoine national. C’est son opinion, ce n’est pas la mienne. La majorité est la majorité, elle a le droit d’exercer les compétences que l’opinion nationale lui a consenties. Mais il faut se représenter l’ampleur de ce sujet.
C’est énorme de vendre les soixante-cinq entreprises industrielles et bancaires qui ont été prévues. Songez que les seules entreprises industrielles en question représentent plus de 500 milliards de chiffre d’affaires. Combien valent-elles ? Je suis incapable de le dire, mais les estimations peuvent atteindre 250 à 300 milliards, de telle sorte que cela mérite vraiment réflexion. C’est pourquoi le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et le gouvernement, lui aussi, ont beaucoup réfléchi, beaucoup travaillé, et tenté de mettre au clair, par écrit, des dispositions d’ordre législatif qui permettront d’éviter, comment dirais-je, le trouble, le désordre, et finalement la vente dans de mauvaises conditions. Particulièrement, le Conseil constitutionnel a demandé des précisions. La première, fort importante, est celle-ci : vous n’avez pas le droit de vendre une fraction du patrimoine national moins cher qu’elle ne vaut, pas un franc de moins que sa valeur : donc il y a un problème d’évaluation. Pas facile. Le deuxième principe qui inspire le Conseil constitutionnel, c’est de dire : attention, vous ne pouvez pas nuire à tout ce qui pourrait être utile à l’indépendance nationale. On ne peut pas nuire aux intérêts nationaux. C’est-à-dire qu’on ne peut pas rétrocéder ces biens qui appartiennent aujourd’hui à la nation et, sous couvert de les faire passer à des intérêts privés, les faire passer à des intérêts étrangers. Il faut que ça reste entre les mains françaises. Et ces deux arguments, vraiment, je les retiens. Je pense comme le Conseil constitutionnel. Mais moi, j’ai une responsabilité supplémentaire. Je suis non seulement chargé de veiller au respect de la Constitution, mais au regard d’un certain nombre de données qui sont écrites dans cette Constitution et qui impliquent, en particulier, que je dois être le garant de l’indépendance nationale.
Je ne peux donc pas accepter que ces biens, qui appartiennent à la nation — je le répète une fois de plus pour être bien compris —, soient vendus de telle sorte que demain, alors que l’on fabrique des objets, des produits, des marchandises nécessaires à l’indépendance nationale, on puisse les retrouver dans les mains d’étrangers. Je ne les citerai pas, mais je vois très bien de qui il s’agit. Alors, des précautions verbales sont prises, écrites aujourd’hui, mais je ne vois pas comment cela serait respecté si on les livre au marché privé, surtout à l’intérieur de la Communauté européenne qui a, selon ses règles, un marché intérieur libre, où chacun peut acheter ce qu’il veut à l’intérieur de nos douze pays. Ce sera tout à fait vrai dans cinq ans. Alors, on doit tout de même prévoir au-delà de demain matin : on doit prévoir sur dix ans, quinze ans, car c’est le bien de la nation. Tout cela me conduit à penser que je n’ai pas à l’heure actuelle les assurances qu’il me faudrait. Moi, mon devoir, c’est d’assurer l’indépendance nationale, de faire prévaloir l’intérêt national. C’est pour moi un cas de conscience, et la conscience que j’ai de l’Intérêt national passe avant toute autre considération.
Signera-t-il quand même l’ordonnance ?
Dans l’état présent des choses, [dit-il], certainement pas. Il existe une autre voie. Cette voie, c’est la voie parlementaire. Il se trouve que le gouvernement a choisi la voie des ordonnances : le Parlement a voté une loi très courte, donnant quelques directions et la liste des soixante-cinq entreprises à privatiser, puis les règles viennent d’être complétées, précisées, sur les points principaux, par le Conseil constitutionnel, et interprétées par le Conseil d’État. Alors, il faut intégrer ces observations dans la loi, et c’est au Parlement, à l’Assemblée nationale d’abord, qu’il incombe d’intégrer ces observations dans la loi. Cela ne peut pas être simplement la décision du gouvernement, et moi, personnellement, je n’ai pas à apporter ma caution à l’élaboration de textes qui ne seraient pas passés de façon approfondie devant le Parlement. Le sujet est très difficile, très complexe et très important sur le plan national : c’est au Parlement de prendre ses responsabilités. Le gouvernement dispose d’une majorité au Parlement, je fais confiance aux parlementaires pour décider eux aussi en conscience ce qui est bon pour le pays. Si la loi qui sera votée est contraire à mon sentiment, je le regretterai, mais ce sera la loi. En tout cas, on aura observé les règles et les précautions qui s’imposent.
François Mitterrand, entretien télévisé avec Yves Mourousi du 14 juillet 1986.
Le gouvernement poursuit la mise en œuvre de l’action qu’il a fait approuver par les Français et que ceux-ci lui ont donné mandat de réaliser. Il a donc terminé l’élaboration de l’ordonnance relative à la privatisation d’un certain nombre d’entreprises nationalisées, la plupart depuis 1982, depuis quatre ans seulement. Cette privatisation est indispensable pour redonner la liberté à notre économie.
Je rappelle dans quelles conditions cette décision a été prise :
— le Parlement a voté une loi habilitant le gouvernement à prendre une ordonnance relative à la privatisation ;
— le Conseil constitutionnel a jugé cette loi conforme à la Constitution, en indiquant les principes que l’ordonnance devait respecter ;
— le président de la République a donc signé cette loi qui décide le transfert au secteur privé d’entreprises nationalisées nommément désignées. Cette loi fait désormais partie de notre droit. Et c’est elle qui donne compétence au gouvernement d’intervenir en ce domaine de par la volonté même du Parlement ;
— le projet d’ordonnance a été soumis au Conseil d’État qui en a longuement débattu.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Le gouvernement retient intégralement les principes posés par le Conseil constitutionnel et les propositions faites par le Conseil d’État.
Il faut être tout à fait clair afin de dissiper toutes les inquiétudes :
— d’abord, il ne s’agit pas de vendre aux intérêts privés le patrimoine national. La plupart des entreprises concernées ne font partie du secteur nationalisé que depuis 1982. Même après leur privatisation, le secteur nationalisé demeurera en France l’un des plus importants d’Europe. Ces entreprises ne seront pas bradées, elles seront vendues à leur juste prix selon des modalités très précises ;
— en second lieu, il ne s’agit pas de vendre ces entreprises à l’étranger. Des dispositions très précises seront prises afin d’interdire leur prise de contrôle par des intérêts étrangers. Ce n’est pas au gouvernement actuel ni, permettez-moi de le dire, à moi-même que l’on peut faire le reproche de ne pas veiller avec la plus grande vigilance au respect des intérêts nationaux.
Dans ces conditions, je considère que le souci exprimé par le président de la République a été totalement pris en compte, et ce d’autant plus que ce souci rejoint totalement mes propres convictions comme je l’ai indiqué dès l’origine.
Je me résume :
— le Parlement a décidé de confier au gouvernement la responsabilité de prendre une ordonnance fixant les modalités de la privatisation ;
— le gouvernement respecte intégralement les principes posés par le Conseil constitutionnel sur l’évaluation des entreprises et sur la défense des intérêts nationaux et retient intégralement les propositions du Conseil d’État.
Dans ces conditions, et en accord avec le Premier ministre, avec lequel je me suis entretenu cet après-midi, ce projet d’ordonnance pourra être soumis au Conseil des ministres mercredi.
Déclaration d’Édouard Balladur, 14 juillet 1986.