1994. Les intellectuels français face à la guerre dans l’ex-Yougoslavie


Face à la guerre qui fait rage en Bosnie, plusieurs intellectuels français se sont tôt mobilisés. À la veille des élections européennes de juin 1994, Alain Finkielkraut, directeur de la revue Le Messager européen, Pierre Hassner, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, et Véronique Nahoum-Grappe, enseignante à l’École des hautes études en sciences sociales, publient le texte suivant dans les colonnes du quotidien Le Monde.

 

Les élections européennes auraient dû être l’occasion d’un choix entre l’Europe sociale et l’Europe libérale, l’Europe ouverte et l’Europe protégée, la défense des souverainetés nationales et la fédéralisation, l’approfondissement et l’élargissement… Mais la catastrophe yougoslave a modifié radicalement les termes et les enjeux du débat. À la lumière de cet événement, la question n’est plus de savoir dans quelle Europe nous souhaitons vivre, mais si l’Europe elle-même a encore un sens.

Voyant le découragement et la honte se répandre dans l’opinion, certains hommes politiques expliquent l’infidélité flagrante de l’Europe à son serment originel — plus jamais de guerre impérialiste ni d’extermination raciale sur le Vieux Continent — par l’inachèvement de la construction européenne. « Vous voulez que l’Europe agisse, disent-ils aux accablés, alors aidez-nous à la faire ! » Cette proposition est irrecevable.

Ce n’est pas faute de moyens, d’institutions adéquates ou de résolutions internationales contraignantes, qu’après avoir laissé la Serbie détruire Vukovar, occuper la Krajina et saccager la Bosnie-Herzégovine, l’Europe s’ingénie, maintenant que les conquérants sont presque repus, à obtenir une paix indigne. C’est faute de volonté ou, pour être plus exact, faute d’une autre volonté que celle, inflexible et constante, d’éviter toute escalade militaire.

Et cette décision initiale inspire toutes les analyses de nos dirigeants. Ils se disent réalistes et fustigent volontiers l’irresponsabilité des quelques personnes qui ont eu l’audace de leur faire des remontrances ; en fait, ils ne s’adaptent pas à la réalité, ils l’adaptent et la corrigent sans vergogne pour justifier leur attitude. La négociation ayant été préférée à l’intervention, et la FORPRONU ayant été chargée d’un mandat d’assistance humanitaire au lieu d’un mandat de rétablissement de la paix, il ne peut plus y avoir d’agresseur, mais trois belligérants, inégalement coupables, certes, mais tous coupables, tous excités, tous mus par le désir de se partager d’une manière ou d’une autre les dépouilles de la Bosnie-Herzégovine.

Le diagnostic de la situation procède de la politique choisie et non l’inverse, comme on voudrait nous le faire croire. D’où la raideur et la froideur de l’accueil réservé par le Quai d’Orsay à l’accord signé à Washington entre Croates et musulmans : en faisant resurgir la véritable signification de la guerre, cette réconciliation des agressés opposait au « réalisme » en vigueur le démenti tout à fait inconvenant de la réalité.

 

Questions aux candidats.

À persister ainsi dans le mensonge et dans l’oubli de ses principes fondateurs, l’Europe ne se fait pas, l’Europe se perd. On ne peut pas bâtir une identité sur une démission. Il est donc impératif de placer la guerre en Croatie et en Bosnie au centre de la campagne pour les européennes. Citoyens français d’Europe, nous demandons pour notre part aux divers candidats qui sollicitent nos suffrages de répondre aux questions suivantes :

— Vous sentez-vous comptable de la reconnaissance internationale de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine ?

— Pour préserver l’intégrité de ces Républiques et pour empêcher la réalisation de la Grande Serbie, réclamerez-vous la levée de l’embargo sur les armes et le soutien aérien de l’OTAN aux victimes de l’agression ?

— Au nom même du tribunal créé pour juger les crimes commis pendant cette guerre, dénoncerez-vous la politique qui érige les principaux criminels en négociateurs incontournables, donc respectables ? Autrement dit, mettrez-vous l’Europe en demeure de choisir entre la répression du nettoyage ethnique par la justice et sa rétribution par la diplomatie ?

Nous voterons le 12 juin en fonction des réponses à ces questions et des engagements pris. Si, par-delà les larmes de rigueur et les regrets d’usage, il apparaît que les différentes listes en présence considèrent la reconnaissance du fait accompli comme l’horizon indépassable de la politique européenne, nous envisagerons, pour sanctionner cette Europe, la voie civique de l’abstention ou du vote blanc.

Le Monde, 13 mai 1994.