1995. Le plan Juppé


Lors de sa campagne présidentielle, Jacques Chirac, alors candidat, avait promis de réduire la « fracture sociale ». C’est pourtant à une politique plus classique que son Premier ministre, Alain Juppé (né en 1945), s’attelle à l’automne 1995. Soucieux de réduire les déficits publics — et notamment de la Sécurité sociale —, il propose un plan dont il expose les grandes lignes devant l’Assemblée nationale le 15 novembre après avoir engagé la responsabilité de son gouvernement. Très vite, une partie du secteur public s’embrase, qu’il s’agisse de la SNCF (24 novembre), de la RATP (le 28) puis de France Télécom. Devant les grèves et les manifestations qui paralysent le pays et atteignent leur apogée dans la semaine du 12 au 16 décembre, le gouvernement fait machine arrière.

 

Le moment est venu pour le gouvernement de vous présenter son plan de réformes de la Sécurité sociale.

Trois idées fortes nous ont guidés : une exigence, la justice ; un principe, la responsabilité ; une contrainte, l’urgence.

Au nom de la justice, nous voulons la Sécurité sociale pour tous. Ce n’est pas encore tout à fait le cas aujourd’hui. Les Français ne sont pas encore égaux devant la protection sociale.

Pour atteindre notre objectif de justice, nous engagerons quatre réformes majeures :

Nous instituerons d’abord le régime universel d’assurance-maladie. [Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.] Il existe actuellement 19 régimes différents d’assurance-maladie, ce qui est source d’inégalités, de complications et de surcoûts. Le régime universel ouvrira droit aux mêmes prestations en nature pour tous, sous la condition d’une résidence régulière en France. [Applaudissements sur les mêmes bancs.] Il permettra d’harmoniser l’effort contributif de tous les assurés.

Il se mettra en place progressivement ; il ne signifiera pas « régime unique » car il sera compatible avec une organisation en caisses à base professionnelle ; mais il permettra une simplification drastique des relations entre régimes et des conditions d’affiliation ; il apportera la garantie que toute la population est effectivement couverte par l’assurance-maladie, en un mot que tous les Français sont bien soignés.

Au nom de la justice, nous voulons en second lieu faire progresser l’égalité devant la retraite.

La répartition reste et restera le socle de nos régimes de retraite, le président de la République s’en est porté garant. [Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.]

Au-delà des régimes de base et des régimes complémentaires et pour préparer l’avenir, nous favoriserons la constitution d’une épargne-retraite. Cela impliquera des dispositions fiscales cohérentes avec la réforme des prélèvements obligatoires que le gouvernement vous proposera au début de l’an prochain. [Applaudissements sur les mêmes bancs.]

Au nom de la justice, nous engagerons la réforme des régimes spéciaux de retraite. Il s’agira de préciser les mesures nécessaires à l’équilibre de ces régimes, notamment les modalités d’allongement de trente-sept ans et demi à quarante ans de la durée de cotisation requise pour bénéficier d’une retraite à taux plein. [Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.]

Il s’agira, en second lieu, de prévoir la création d’une Caisse de retraite des agents de la fonction publique de l’État, comme il existe une Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales, et cela afin d’établir la transparence du système. [« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.] J’installerai sans délai la Commission de réforme des régimes spéciaux qui me proposera sous quatre mois les mesures correspondant à ces orientations. Ainsi progressera l’égalité des Français devant la retraite.

Au nom de la justice, nous nous efforcerons, en troisième lieu, de rendre la politique familiale plus équitable et plus efficace.

Comme l’a montré la concertation, les Français sont sensibles à l’inéquité d’un système qui verse des allocations familiales sans condition de ressources, hors impôts, avec un mécanisme de quotient familial certes plafonné mais puissant. Une majorité d’opinions s’est dégagée pour estimer que la meilleure manière de corriger les inégalités qui en résultent, c’est de soumettre à l’impôt sur le revenu les allocations familiales, à une triple condition : que cette mesure s’intègre dans une réforme d’ensemble de l’impôt sur le revenu et notamment de son barème [« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre], que des dispositions spécifiques soient prises dans ce cadre au profit des familles les plus modestes et des familles nombreuses, que le solde de recettes supplémentaires ainsi obtenues soit intégralement affecté à la branche famille. [Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.]

C’est ce que fera le gouvernement, lors de la réforme des prélèvements obligatoires dont j’ai déjà parlé, c’est-à-dire avec effet en 1997.

Nous restons par ailleurs attachés à relancer la dynamique d’une grande politique familiale. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons le retour rapide à l’équilibre de la branche. Comme plusieurs d’entre vous l’ont souligné pendant le débat, une simplification des prestations et allocations existantes — il en existe vingt-quatre, je crois — est nécessaire à court terme pour améliorer l’efficacité du dispositif d’ensemble.

La solidarité de la nation envers ses familles, c’est notre meilleur investissement pour l’avenir. [Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.]

Au nom de la justice, nous entreprendrons enfin une quatrième réforme : celle du financement de la protection sociale.

Tout le monde s’accorde à reconnaître que le financement actuel est défavorable à l’emploi parce que les cotisations sont assises sur les salaires, et renchérissent donc le coût global du travail. Nous agirons, pour remédier à ce grave défaut, dans trois directions : réforme de la cotisation sociale généralisée par élargissement de son assiette ; basculement progressif — cela prendra du temps — d’une partie des cotisations maladie des salariés sur la cotisation sociale généralisée ainsi élargie ; réforme des cotisations patronales dont l’assiette devra être diversifiée, en intégrant par exemple la notion de valeur ajoutée de l’entreprise. [Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l’Union pour la démocratie française et du Centre.]

Il s’agit là d’un changement structurel du financement de la Sécurité sociale ; il s’accomplira naturellement par étapes et tendra à faire de la CSG une cotisation sociale à part entière.

Alain Juppé, déclaration du 15 novembre 1995, débats à l’Assemblée nationale, JO, p. 375959.