Le 8 janvier 1996, François Mitterrand, président de la République durant deux septennats (1981-1995), meurt des suites d’un cancer de la prostate. Son successeur, Jacques Chirac, qui fut son Premier ministre lors de la première cohabitation (1986-1988) et son adversaire lors des présidentielles de 1988, lui rend hommage dans une allocution télévisée. François Mitterrand fut enterré le 11 janvier dans sa ville d’origine, Jarnac, Jacques Chirac présidant l’hommage solennel rendut le même jour et à la même heure, à Notre-Dame de Paris.
Mes chers compatriotes,
Le président François Mitterrand est mort ce matin. Les Français ont appris avec émotion la disparition de celui qui les a guidés pendant quatorze ans.
Je voudrais saluer la mémoire de l’homme d’État, mais aussi rendre hommage à l’homme, dans sa richesse et sa complexité.
François Mitterrand, c’est une œuvre. Grand lecteur, amoureux des beaux livres, l’écriture était pour lui une respiration naturelle. Sa langue classique fut toujours la traductrice fidèle et sensible de sa pensée.
François Mitterrand, c’est une volonté. Volonté de servir certains idéaux. La solidarité et la justice sociale. Le message humaniste dont notre pays est porteur, et qui s’enracine au plus profond de nos traditions. L’Europe, une Europe dans laquelle la France, réconciliée avec l’Allemagne et travaillant avec elle, occuperait une place de premier rang. Mais aussi une façon de vivre notre démocratie. Une démocratie moderne, apaisée, grâce notamment à l’alternance maîtrisée, qui a montré que le changement de majorité ne signifiait pas crise politique. Et nos institutions en ont été renforcées.
En politique, François Mitterrand fut d’abord profondément respectueux de la personne humaine, et c’est pourquoi il décida d’abolir la peine de mort. Respectueux aussi des droits de l’homme : il ne cessa d’intervenir partout où ils étaient bafoués. Ses choix étaient clairs, et il les a toujours faits au nom de l’idée qu’il se faisait de la France.
Mais François Mitterrand, c’est d’abord et avant tout, je crois, une vie. Certaines existences sont paisibles, et égrènent des jours semblables, parsemés d’événements privés. Le président Mitterrand, au contraire, donne le sentiment d’avoir débordé sa propre vie. Il a épousé son siècle. Plus de cinquante ans passés au cœur de l’arène politique, au cœur des choses en train de s’accomplir. La guerre. La Résistance. Les mandats électoraux. Les ministères dont, très jeune, il assume la charge. La longue période, ensuite, où il sera l’une des figures majeures de l’opposition, avec détermination, opiniâtreté, pugnacité. Les deux septennats enfin, où il prendra toute sa dimension, imprimant sa marque, son style à la France des années 80.
Mais François Mitterrand n’est pas réductible à son parcours. S’il débordait sa vie, c’est parce qu’il avait la passion de la vie, passion qui nourrissait et permettait son dialogue avec la mort. La vie sous toutes ses formes. La vie dans ses heures sombres et ses heures glorieuses. La vie du terroir, la vie de nos campagnes, cette France rurale qu’il a tant aimée, presque charnellement. Il connaissait notre pays jusque dans ses villages et partout, il avait une relation, un ami. Car il avait la passion de l’amitié. La fidélité que l’on doit à ses amis était pour lui un dogme, qui l’emportait sur tout autre. Il suscita en retour des fidélités profondes, au travers des années et des épreuves.
Ma situation est singulière, car j’ai été l’adversaire du président François Mitterrand. Mais j’ai été aussi son Premier ministre, et je suis, aujourd’hui, son successeur. Tout cela tisse un lien particulier, où il entre du respect pour l’homme d’État et de l’admiration pour l’homme privé qui s’est battu contre la maladie avec un courage remarquable, la toisant en quelque sorte, et ne cessant de remporter des victoires contre elle.
De cette relation avec lui, contrastée mais ancienne, je retiens la force du courage quand il est soutenu par une volonté, la nécessité de replacer l’homme au cœur de tout projet, le poids de l’expérience.
Seuls comptent, finalement, ce que l’on est dans sa vérité et ce que l’on peut faire pour la France.
En ce soir de deuil pour notre pays, j’adresse à Mme Mitterrand et à sa famille le témoignage de mon respect et de ma sympathie. À l’heure où François Mitterrand entre dans l’Histoire, je souhaite que nous méditions son message.
Jacques Chirac, intervention du 8 janvier 1996.