2003. La réforme des retraites


Ministre des Affaires sociales du gouvernement dirigé par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, François Fillon (né en 1954) a pour premier dossier la réforme du système des retraites, maintes fois repoussée. Il présente un premier projet le 3 février et ouvre sur cette base de discussion une série de rencontres avec les partenaires sociaux. Le 24 avril, il annonce les grandes lignes de sa réforme, parmi lesquelles l’accroissement de la durée de cotisation à 40 annuités pour les fonctionnaires. Ces différentes mesures provoquent plusieurs mouvements de grèves et une importante manifestation qui rassemble le 13 mai entre 1 et 2 millions de personnes sur l’ensemble du territoire. Après l’échec des négociations avec les syndicats (à l’exception d’un accord signé avec la CFE-CGC et la CFDT), le projet de loi vient devant l’Assemblée nationale à la fin du mois de juin. François Fillon intervient le 10 juin devant les députés, qui adoptent la loi le 4 juillet, avant que les sénateurs en fassent autant le 18 juillet.

 

Monsieur le Président,

Monsieur le Rapporteur,

Mesdames et messieurs les députés,

Après dix ans de débats, de rapports et d’hésitations, c’est avec la certitude que l’immobilisme et les fausses solutions seraient désastreux pour notre pacte social que je présente devant vous la première réforme globale de notre système de retraite depuis l’après-guerre.

Cette réforme fait débat. Nos concitoyens éprouvent une certaine appréhension devant le changement, même si au fond d’eux-mêmes, ils sentent bien qu’il faut aller de l’avant.

La contestation actuelle est à l’image de la profondeur d’une réforme qui est au cœur de nos pratiques sociales et économiques. Elle est aussi à l’image du malaise qui saisit l’État qui, faute d’avoir suffisamment évolué, conduit certains de ses agents à ne plus percevoir la clarté et l’honneur de leur mission.

Mais cette crispation souligne aussi une double caractéristique nationale :

— celle du conflit qui s’exerce faute d’une véritable démocratie sociale, avec la faiblesse historique de nos corps intermédiaires. Cette situation n’est pas nouvelle ;

— celle ensuite de la démission du politique devant la réforme et devant la nécessité de dessiner l’avenir. L’État en est venu à perdre son rôle de donneur de sens.

Le premier tour de l’élection présidentielle a pourtant démontré que nos concitoyens peuvent être plus sévères vis-à-vis de l’impuissance publique qu’à l’égard de la volonté politique.

La détermination et le sens de la responsabilité qui nous animent sont d’autant plus essentiels qu’à travers la question des retraites, c’est tout notre modèle social qui est défié.

Face à ce défi, l’action est un devoir !

Mesdames et messieurs les députés,

Le président de la République a défini les grands axes du projet. Le calendrier fixé par le Premier ministre, lors de sa déclaration de politique générale du 3 juillet 2002, a été scrupuleusement respecté. Personne ne peut nous accuser d’avoir procédé par surprise ou dans la précipitation.

Ce calendrier a permis un dialogue social dont ce projet de loi est l’aboutissement.

La phase de concertation et de négociation fut longue et intense. Du début février à la mi-mai, le dialogue-aura duré trois mois et demi au cours desquels tous les aspects de la réforme ont été abordés. Je n’ai aucun exemple d’une réforme économique et sociale ayant fait l’objet, dans un passé récent, d’un tel dialogue.

Notre méthode a porté ses fruits puisqu’un accord a été trouvé avec plusieurs organisations syndicales le 15 mai 2003. Au nom de quoi ces organisations seraient-elles stigmatisées, voire méprisées, tandis que celles qui ont, en définitive, choisi la voie de la contestation seraient encensées ?

Pour ma part, je ne porte de jugement ni sur les unes, ni sur les autres : chacun a pris ses responsabilités. J’estime même que certaines organisations syndicales, aujourd’hui contestataires, ont apporté une contribution utile à notre projet.

Pouvais-je les convaincre de nous suivre jusqu’au bout ?

J’en doute.

Leur hostilité porte sur une réforme vieille de dix ans, celle de 1993. Elle porte également sur l’augmentation de la durée de cotisation dans le public, point sur lequel nous ne pouvons transiger. Cette équité, certains la contestent au nom d’une étrange défense du service public qui verrait ses fonctionnaires exonérés des efforts demandés à tous les Français. Telle n’est pas notre conception de l’égalité républicaine.

Quant aux « 37,5 annuités pour tous », quel crédit pouvions-nous accorder à une revendication qui dit aux Français qu’en travaillant moins leurs retraites pourraient y gagner ? Reste enfin l’option d’augmenter fortement les impôts ou d’introduire de nouvelles taxes… Cette quête éperdue de certains à dénicher des prélèvements supplémentaires masque un objectif inavoué : financer à tout prix le statu quo ; financer, en définitive, l’absence même de réforme.

Au regard de tout cela, j’ai la conviction d’être allé aux limites de ce qu’autorise l’intérêt général.

Ceux qui réclament la réouverture des négociations manquent de sincérité, tant leur requête masque des non-dits et des refus… Mais surtout, dans une sorte de confusion des genres qui verrait la négociation permanente repousser les frontières de la décision, ils mélangent et affaiblissent deux légitimités distinctes : celle des partenaires sociaux et celle de l’État.

Nous sommes là au cœur de la réflexion sur l’avenir de notre démocratie sociale. Il ne passe pas par une abolition des frontières entre le social et le politique, mais bien au contraire par leur clarification, par une définition du rôle et des compétences de chacun, par une délimitation de la loi et du contrat.

Cette réforme traverse les pratiques culturelles, économiques et sociales de notre pays. Elle est le reflet de notre histoire et le miroir de notre société. Elle révèle à la fois les nœuds de la France et les défis qu’elle doit surmonter.

La question des retraites, c’est celle du vieillissement de la France.

La question des retraites, c’est celle du travail.

La question des retraites, c’est celle de la justice.

La question des retraites, c’est enfin celle de la conciliation entre le collectif et l’individuel.

C’est autour de ces quatre questions que je me propose d’engager le débat avec vous.

Mesdames et messieurs les députés,

La France va bientôt vivre une révolution sans précédent dans son histoire, la révolution du vieillissement.

Tout va basculer dans moins de trois ans. Entre 2006 et 2010, la France subira les effets d’un ciseau démographique sans précédent avec le départ massif à la retraite des générations du baby boom.

Mais ce ciseau n’est qu’une entrée en matière.

À partir de 2010, le vieillissement s’accélère globalement et massivement, cette fois-ci principalement du fait de l’allongement de la vie. Et nous savons déjà que les échéances de 2010 ou même de 2020 sont plutôt des points d’étape que d’arrivée.

Les facteurs démographiques sont connus. Ils ne souffrent aucun débat !

L’augmentation de l’âge moyen de la population tout d’abord, avec l’explosion des classes d’âge au-dessus de 60 ans, puis de celles au-dessus de 75 et 80 ans. La proportion des plus de 60 ans par rapport aux 20-59 ans en âge d’activité était de 39 % en 2000 ; elle sera de 54 % en 2015 !

À cela s’ajoute la chute de la fécondité provoquant cette fois-ci un vieillissement de la population par le bas. Du coup, le poids des plus de 45 ans s’accroît aux dépens des générations plus jeunes d’actifs. Bref, la population active vieillit elle aussi, indépendamment de l’explosion des retraités.

Cette révolution, nous devons en mesurer les implications.

Nous l’abordons aujourd’hui à travers le prisme de ce projet. Mais le vieillissement va bouleverser la société française dans toutes ses dimensions.

Aux alentours de 2020, chaque génération d’actifs devra entretenir trois, voire quatre générations à la fois : celle des enfants à scolarité toujours prolongée, celle des seniors ou grands-parents plus actifs encore qu’aujourd’hui, et enfin celle d’arrière-grands-parents parfois en situation de dépendance.

Du coup tout sera changé : nos façons d’envisager l’avenir et de travailler, de gérer les temps de la vie, de percevoir l’identité et le rôle de chaque âge, de concevoir les rapports entre les générations.

Mais nous jugeons une réforme des retraites dans la France d’aujourd’hui, avec nos regards d’aujourd’hui, alors que les principales mesures vont s’appliquer très progressivement dans une France qui aura entre-temps beaucoup changé.

Lorsque nous examinerons tel ou tel article de ce projet de loi, gardons en tête, si vous le voulez bien, que ce décalage nous impose de nous projeter à chaque fois dans la France de demain, cette France beaucoup plus vieille qu’aujourd’hui. Le sens même du qualificatif « vieux » sera-t-il toujours celui dont nous parlons aujourd’hui ?

Prenons par exemple l’âge de départ effectif à la retraite, l’un des facteurs critiques du taux d’activité. Nous connaissons l’attachement des Français d’aujourd’hui au départ précoce, avant même 60 ans. Mais dans la France de demain, où chacun côtoiera tous les jours deux ou trois fois plus de seniors, qui plus est dynamiques, il sera sans doute considéré comme une évidence de garder une activité au-delà de 60 ans.

C’est bien pourquoi la progressivité et le pilotage dans la durée sont au cœur de notre projet.

L’avenir de nos régimes de retraite ne saurait être décidé ici et maintenant une bonne fois pour toutes. Dans les vingt prochaines années, les données du basculement démographique devront être constatées, tout comme leurs conséquences sur l’équilibre financier des régimes et l’attitude générale des Français devant le vieillissement.

C’est de cette nécessité qu’est née l’idée de la réforme en continu, avec des rendez-vous réguliers.

Mesdames et messieurs les députés, ce basculement démographique soulève un enjeu politique majeur : faut-il répondre collectivement ou individuellement au défi du vieillissement ? Faut-il continuer à socialiser la question des retraites par le biais de mécanismes contributifs universels ? Ou faut-il au contraire organiser la dévolution progressive vers la préparation individuelle de sa retraite ?

C’est le débat entre répartition et capitalisation.

Ce débat, le gouvernement l’a tranché.

Le projet de loi qui vous est soumis n’a qu’un seul but : assurer la viabilité et la sécurité de la répartition.

Notre choix en faveur de la répartition est d’abord un choix politique.

Nous choisissons la répartition parce que son principe est l’un de nos consensus.

Nous choisissons la répartition parce qu’elle est une résistance face à la désintégration du corps social.

Nous choisissons la répartition, parce que la répartition, c’est en définitive la République !

Ce choix n’est pas celui de la facilité : c’est celui de l’exigence.

Car sauver la répartition exige d’imposer l’intérêt général. Cela commande de rester ferme face à la montée des intérêts catégoriels.

C’est cette difficulté qui explique le renoncement de ces dernières années sur le dossier des retraites.

Mesdames et messieurs les députés,

Avec la révolution du vieillissement, l’autre grande question soulevée par cette réforme est la relation des Français avec la notion même de travail.

Le débat sur l’avenir de nos retraites est d’abord un débat sur la place du travail en France. Les crispations autour de l’allongement de la durée de cotisation le montrent.

Nous privilégions effectivement l’augmentation du taux d’activité, et donc de la durée de cotisation, pour combler le déficit de nos régimes par répartition à l’horizon 2020.

Telle est la clef de voûte du projet de réforme : demander à tous de travailler un peu plus, pour leur assurer un haut niveau de retraite sans accroître la pression fiscale qui est déjà l’une des plus élevées d’Europe.

Ce choix prend le contre-pied de la majorité précédente sur la question du travail.

Nous disons aux Français qu’en travaillant toujours moins, ils condamnent leur modèle de protection sociale. Nous leur disons qu’il n’y a pas d’autre choix que de travailler plus et mieux si nous voulons préserver nos acquis sociaux et notre position dans le monde.

Nous leur disons tout simplement qu’il n’y a pas de réussite sans effort.

Plus que jamais, le travail reste au centre du développement de nos sociétés. Penser qu’on peut le réduire ou le partager, surtout avec le choc démographique qui va être le nôtre, n’aboutit qu’à laisser se contracter inexorablement l’économie française.

Nous voulons réhabiliter la valeur travail. Face à la concurrence mondiale, la persistance du chômage et la montée de l’insécurité professionnelle, on a depuis trop longtemps cédé à l’illusion des théories sur la fin du travail.

Nous rompons avec cette spirale. Ce que nous vous proposons, c’est un effort collectif par le travail pour sauver le cœur du pacte social : la solidarité entre les générations.

L’âge moyen de cessation d’activité des salariés est en France l’un des plus faibles de tous les pays industrialisés : nous sommes au vingt-troisième rang des 29 pays de l’OCDE. Nous cumulons le triste record du taux d’activité des seniors le plus bas et celui du plus fort chômage des jeunes, preuve s’il en est qu’un départ à la retraite ne libère nullement la place pour un jeune. Tel est le résultat des politiques malthusiennes qu’il s’agit de renverser.

Ce renversement suppose une redéfinition sociale de l’âge de travailler. Si le choc démographique la rend indispensable, il la facilite aussi.

Il la rend indispensable parce que nous arrivons à une époque où le nombre de sexagénaires va dépasser celui des jeunes de moins de 20 ans. Nous avons d’ores et déjà les étudiants les plus âgés et les retraités les plus jeunes des pays comparables au nôtre. La France est seule à être arrivée à cette situation incroyable où une seule génération — parmi des familles qui en comptent trois ou quatre — travaille !

La conclusion s’impose : sans augmenter le taux d’activité des Français, il n’y aura bientôt plus suffisamment d’actifs, non seulement pour payer les retraites, mais pour assurer ne serait-ce que le développement économique du pays !

[…]

François Fillon, Déclaration du 10 juin 2003, JO, 11 juin 2003.