1896. Jacques Bertillon et la dépopulation de la France


La France de la fin du XIXe siècle connaît une situation démographique peu reluisante pour une nation qui songe à la Revanche. Les années 1891-1895 ont vu s’annuler le taux d’accroissement naturel qui, reprenant faiblement au cours des années 1896-1900, atteint 1,3 ‰. La population française est en état de stagnation : 38 340 000 habitants en 1891, 38 960 000 dix ans plus tard. Cette situation résulte principalement de la baisse constante du taux de natalité qui passe de 22,4 ‰pour les années 1876-1880 à 21,9 ‰ durant la période 1895-1900. Cette chute alarme quelques personnalités qui dénoncent tout à la fois la propagande néo-malthusienne, le célibat des hommes politiques, qui donnent ainsi le mauvais exemple, et la passivité de l’État. Le Dr Jacques Bertillon (1851-1922), qui crée en 1896 l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, fait partie de ces auteurs inquiets.

 

La loi devrait tout faire pour alléger la charge méritoire qu’assume le chef d’une famille nombreuse ; or, actuellement, elle fait tout pour l’alourdir.

Elle couvre d’impôts les familles nombreuses. La douane, l’octroi, semblent s’entendre pour les charger. L’impôt mobilier est, pour elles, plus lourd, puisqu’il faut plus de place pour loger six personnes que pour en loger deux. Tous les autres impôts, y compris l’impôt du sang, frappent à l’envi le père imprévoyant qui a commis le crime insensé d’avoir une nombreuse postérité. Mais la principale peine que la loi édicté contre les familles nombreuses est inscrite dans le Code civil, lorsqu’il les condamne à s’appauvrir irrémédiablement à la mort de leur chef. Les lois sur l’héritage sont la grande cause de la faible natalité française.

Puisque les causes du mal sont artificielles, il dépend de nous, il dépend du législateur de les supprimer.

Pour cela, la première chose à faire est de ne pas frapper un homme de peines et d’amendes variées chaque fois qu’il commet la folie de vouloir être père. Autrement dit, il est urgent, pour l’avenir de la France, que le Fisc reconnaisse cette vérité, d’ailleurs évidente : c’est que les contributions de chacun doivent être proportionnelles à ses ressources et inversement proportionnelles à ses charges. C’est une charge que d’élever plusieurs enfants.

Si la France se doutait du malheur vers lequel elle se précipite fatalement, si elle s’en préoccupait (elle commence à s’en préoccuper), elle se convaincrait de cette vérité, c’est qu’il est indispensable que l’État considère le fait d’élever un enfant comme une des formes de l’impôt.

Payer un impôt, c’est s’imposer un sacrifice pécuniaire au profit de la nation entière. C’est ce que fait le père qui élève un enfant. Il s’impose une série toujours croissante de sacrifices pécuniaires très lourds, et ces sacrifices (qui généralement, hélas ! lui profitent peu à lui-même) profitent à la nation entière.

Pour que cet impôt puisse être considéré comme acquitté par une famille, il faut qu’elle élève trois enfants. En effet, il en faut deux pour remplacer les deux parents, et, en outre, un troisième, car le calcul des probabilités montre que, sur les trois, il y en aura, en moyenne, un qui mourra avant de s’être reproduit.

Donc la famille qui élève quatre enfants, ou davantage, paye un excédent d’impôts, et la justice veut qu’on lui tienne compte de ce sacrifice, en la dégrevant d’impôts. Qu’on dégrève donc davantage encore les familles qui élèvent cinq enfants, celles qui en élèvent six… Et qui doit payer ces dégrèvements ? Naturellement, ce sont ceux qui n’élèvent pas les trois enfants nécessaires à l’avenir de la nation. Ils se soustraient (volontairement ou non, peu importe) au plus nécessaire et au plus lourd de tous les impôts. Il est strictement juste qu’ils compensent, par une somme d’argent, le tort qu’ils font à la patrie.

Qu’on ne dise pas que je veux persécuter les familles stériles ou peu nombreuses. Je ne leur inflige ni punition, ni amende ; seulement, je transforme pour elles l’impôt qu’elles doivent au pays. Je fais comme un propriétaire qui, ne pouvant se faire payer par son métayer en nature, se fait payer en argent monnayé.

Jacques Bertillon, « De la dépopulation de la France et des remèdes à y apporter », Journal de la Société de statistique de Paris, 1896, p. 27-28.