1899. Psychologie du socialisme


C’est en 1895 que le Dr Gustave Le Bon (1841-1931) publie Psychologie des foules, ouvrage qui connaît un succès remarquable et fait de son auteur un sociologue écouté, surtout en dehors des milieux universitaires. Quatre ans plus tard, l’année même où les socialistes accomplissent une première tentative d’unité organique, il donne au public un nouveau livre dans lequel il applique au socialisme les théories mises au jour dans son travail de 1895. Le Bon, hanté par la montée en puissance des foules dans la démocratie moderne — il est un farouche antidreyfusard —, est à la recherche de tout ce qui peut contribuer à renforcer le ciment social. L’anthropologie de ce mesureur de crânes n’est rien d’autre qu’une science à la recherche de l’âme des races dont la connaissance assurera aux élites les moyens de leur domination.

 

Si nous voulons comprendre l’influence profonde exercée par le socialisme moderne, il ne faut pas examiner ses dogmes. Quand on recherche les causes de son succès, on constate que ce succès est tout à fait étranger aux théories que ces dogmes proposent ou aux négations qu’ils imposent. Comme les religions, dont il tend de plus en plus à prendre les allures, le socialisme se propage tout autrement que par des raisons. Très faible quand il essaie de discuter et de s’appuyer sur des arguments économiques, il devient au contraire très fort quand il reste dans le domaine des affirmations, des rêveries et des promesses chimériques. Il serait même plus redoutable encore s’il n’en sortait pas.

Grâce à ses promesses de régénération, grâce à l’espoir qu’il fait luire devant tous les déshérités de la vie, le socialisme arrive à constituer une croyance à forme religieuse beaucoup plus qu’une doctrine. Or la grande force des croyances, quand elles tendent à revêtir cette forme religieuse dont nous avons étudié le mécanisme ailleurs, c’est que leur propagation est indépendante de la part de vérité ou d’erreur qu’elles peuvent contenir. Dès qu’une croyance est fixée dans les âmes, son absurdité n’apparaît plus, la raison ne l’atteint plus. Le temps seul peut l’user. Les plus puissants penseurs de l’humanité, un Leibniz, un Descartes, un Newton, se sont inclinés sans murmure devant des dogmes religieux dont la raison leur eût vite montré la faiblesse s’ils avaient pu les soumettre au contrôle de la critique. Mais ce qui est entré dans le domaine du sentiment ne peut plus être touché par la discussion. Les religions, n’agissant que sur les sentiments, ne sauraient être ébranlées par des arguments, et c’est pourquoi leur pouvoir sur les âmes a toujours été si absolu.

L’âge moderne représente une de ces périodes de transition où les vieilles croyances ont perdu leur empire et où celles qui doivent les remplacer ne sont pas établies. L’homme n’a pu réussir encore à vivre sans divinités. Elles tombent parfois de leur trône, mais ce trône n’est jamais resté vide. Des fantômes nouveaux surgissent bientôt de la poussière des dieux morts.

La science qui a combattu les dieux, ne saurait contester leur prodigieux empire. Aucune civilisation n’a pu réussir encore à se fonder et à grandir sans eux. Les civilisations les plus florissantes se sont toujours appuyées sur des dogmes religieux qui, au point de vue de la raison, ne possédaient aucune parcelle de logique, de vérité ou même de simple bon sens. La logique et la raison n’ont jamais été les vrais guides des peuples. L’irrationnel a toujours constitué un des plus puissants mobiles d’action que l’humanité ait connus.

Ce n’est pas aux lueurs de la raison qu’a été transformé le monde. Alors que les religions, fondées sur des chimères, ont marqué leur indestructible empreinte sur tous les éléments des civilisations et continuent à maintenir l’immense majorité des hommes sous leurs lois, les systèmes philosophiques, bâtis sur des raisonnements, n’ont joué qu’un rôle insignifiant dans la vie des peuples et n’ont eu qu’une existence éphémère. Ils ne proposent en effet aux foules que des arguments, alors que l’âme humaine ne demande que des espérances.

Ce sont ces espérances que les religions ont toujours données, et elles ont donné aussi un idéal capable de séduire et de soulever les âmes. C’est avec leur baguette magique qu’ont été créés les plus puissants empires, qu’ont surgi du néant les merveilles de la littérature et des arts qui forment le trésor commun de la civilisation.

Gustave Le Bon, Psychologie du socialisme, Paris, Alcan, 1927, p. IX-XI.