1905. Sur le syndicalisme révolutionnaire


Dans son grand souci d’unifier la classe ouvrière, Jaurès n’oublie pas le syndicalisme. Sortant de la période marquée par les alliances passées entre socialistes et radicaux durant le Bloc des gauches, le socialisme français pouvait passer pour étranger à cette force montante au sein de la CGT : le syndicalisme révolutionnaire. Un esprit aussi opposé à Jaurès que Georges Sorel n’en était-il pas l’un des principaux théoriciens ? Or « l’action directe » domine bientôt les agitations ouvrières des années 1906-1909. La stratégie jaurésienne ne s’arrête pas aux antagonismes les plus radicaux si l’unité du mouvement ouvrier est en cause. Le socialisme se construira, selon lui, avec toutes ces forces. Telle est l’idée sous-jacente à ce discours prononcé à la Chambre des députés le 15 décembre 1905.

 

[…] S’il est vrai, comme j’ai essayé de le démontrer, par l’analyse même de la tradition de la classe ouvrière et de sa conscience révolutionnaire, que, pour elle, l’indépendance de la nation et l’émancipation sociale sont inséparables, il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque : elle défendra la liberté de la patrie elle-même dans un intérêt de classe, et elle essaiera, par un incessant effort, de substituer à une patrie d’inégalités et de privilèges une patrie de pleine égalité sociale qui s’harmonise par là même avec les autres patries. C’est à cet effort, messieurs, que s’emploient à cette heure toutes les énergies de la classe ouvrière française. Elles prennent une forme nouvelle, la forme du syndicalisme révolutionnaire, sur laquelle il ne faut pas que vous vous mépreniez. C’est une injustice, c’est un enfantillage de juger, comme on le fait trop souvent, cet effort d’organisation syndicale des ouvriers par quelques propos étourdis, excessifs, outranciers. C’est dans leurs tendances générales, essentielles, permanentes, qu’il faut juger les institutions.

Messieurs, je ne méconnais pas la part d’erreur, la part d’illusion qui a pu se mêler parfois, depuis quelques années, à la théorie, et même à ce qu’on pourrait appeler la politique du syndicalisme révolutionnaire. Je crois qu’il se trompe lorsqu’il essaie de discréditer aux yeux de la classe ouvrière l’action proprement politique, l’action électorale et parlementaire, la conquête du suffrage universel, la conquête de l’État. Si puissante que soit l’action du prolétariat organisé dans ses syndicats, dans ses bourses du travail, dans sa Confédération du travail, elle n’aboutira à l’émancipation complète et à l’organisation d’une société nouvelle que par l’harmonie de la pleine action politique de classe et de la pleine action économique de la classe ouvrière.

[…]

Je crois en même temps que c’est une erreur pour le syndicalisme révolutionnaire d’opposer la classe ouvrière à la démocratie. Il prétend que la démocratie affaiblit, éparpille la volonté du peuple, l’atténue à n’être plus qu’une volonté indirecte et lointaine, parce qu’elle s’exerce nécessairement par des mandataires, par des délégués dont le mandat trop général et trop étendu rend le délégué en quelque mesure indépendant de la volonté et de la pensée des mandants eux-mêmes. Mais, messieurs, ce n’est pas en affaiblissant l’action politique, c’est au contraire en la fortifiant, en fortifiant l’organisation politique du parti de la classe ouvrière qu’elle remédiera à ce vice et à ce péril. D’ailleurs, à mesure que la classe ouvrière étendra son organisation syndicale, elle sera obligée elle-même d’exercer la volonté commune des ouvriers organisés, par des délégués, par des mandataires.

Enfin, il ne suffira pas aux ouvriers d’organiser leurs forces propres. Même si par la seule action syndicale, même si par la réussite soudaine du syndicalisme révolutionnaire ils parvenaient à s’emparer du pouvoir, ils seraient obligés d’organiser, d’incorporer à la société nouvellement fondée par eux non seulement les éléments proprement ouvriers, mais l’ensemble des citoyens ; ainsi ils seraient obligés à leur tour, pour réaliser dans sa plénitude l’ordre social nouveau, de pratiquer sous la forme ouvrière, et dans l’intérêt du prolétariat, une politique de démocratie.

Mais s’il y a là une part d’illusions inévitable, comme dans tous les mouvements nouveaux, comme dans toute affirmation véhémente d’une force neuve, ce qui reste vrai, ce qui est vivant dans le syndicalisme révolutionnaire, ce qui doit appeler l’attention de tous les gouvernants, de tous les élus, c’est d’abord ceci : c’est que tous les ouvriers aspirent de plus en plus à constituer une force distincte, une force autonome, capable d’agir sur l’ensemble du corps social, dans l’intégrité de sa pensée.

Nous, messieurs, mêlés comme socialistes à la bataille politique, cherchant par la loi même de notre action à étendre notre influence sur le suffrage universel, sur la démocratie mêlée de forces diverses ; nous, cherchant à obtenir dans les Parlements des résultats immédiats, des réformes immédiates, nous pouvons être entraînés, par la logique même de notre action, à des concessions outrées, à des compromissions dangereuses ; nous pouvons parfois être tentés d’oublier le but final de l’action du prolétariat, l’entière rénovation sociale dans laquelle ce sont les travailleurs, les salariés d’aujourd’hui, qui seront les maîtres de la production ; et il est bon que dans les syndicats, dans les bourses du travail, dans la Confédération du travail, dans l’unité ouvrière distincte, organisée, la conscience du prolétariat reste à l’état de force autonome, je dirai de force aiguë. Il est bon, il faut que quelque part le ressort de la classe ouvrière, le ressort de la pensée ouvrière soit ramassé sur lui-même, de façon à agir par une détente vigoureuse sur l’ensemble des forces sociales.

Jean Jaurès, La Classe ouvrière, textes rassemblés et présentés par Madeleine Rebérioux, Paris, Maspero, 1976, p. 126-128. Ouvrage disponible aux éditions La Découverte (Paris).