1909. La condition des instituteurs


Chargés de répandre l’instruction dans les campagnes les plus reculées, « les hussards noirs » de la République vivent bien souvent dans des conditions matérielles difficiles. Dans un témoignage écrit, recueilli en 1960 par Jacques et Mona Ozouf — deux historiens spécialisés dans l’histoire de l’éducation —, une jeune institutrice retrace ses débuts difficiles dans une commune rurale du Territoire de Belfort.

 

Pour moi, de ma longue carrière, les souvenirs les plus lointains sont ceux qui dominent en ma mémoire, sans doute parce qu’ils se rattachent à une période austère et difficile, celle de ma vie de toute jeune Institutrice, de 1909 à 1912, dans une école mixte de petit village, à quinze kilomètres d’une gare, en une maison isolée, à peu près sans mobilier, et sans eau, sans gaz, sans électricité, sans téléphone au village, sans communication, hors la vieille diligence attelée de deux chevaux. Classe à quatre divisions, cours du soir aux jeunes gens (guère plus jeunes que moi) et, surtout, secrétariat de la mairie, pour lequel on ne nous avait rien appris. Autant dire que, avec un Maire de sommaire instruction, on me remettait en main l’administration de la commune. Aussi, de 10 h à minuit, on pouvait voir les deux fenêtres de la Mairie éclairées par une lampe à pétrole. C’était l’heure où, sous son abat-jour, « la Demoiselle » était penchée sur les papiers communaux demandés par la préfecture, le percepteur ou les particuliers. Et grand fut mon embarras, la première année, quand il fallut m’occuper des centimes additionnels et du budget, dresser la liste des chevaux hongres (mot inconnu pour moi), rédiger un extrait de matrice cadastrale ou un acte de reconnaissance d’enfant illégitime, ou bien aller faire la vente des bois communaux sur les montagnes d’Alsace. A mes débuts, un mendiant a passé un jour, et je l’ai un peu envié, lui sur qui ne pesait nulle obligation impérieuse de travail lourd et difficile, nulle responsabilité envers personne. N’importe qui, à n’importe quelle heure, pouvait venir me trouver en Mairie. J’étais jolie, inexpérimentée et si sage. Mon père m’avait procuré un chien et j’avais acheté un revolver, avec lequel je faisais l’inspection de ma maison tous les soirs, de la cave au grenier. Mon brave homme de Maire m’avait apporté une matraque et m’avait expliqué comment la placer pour bloquer de l’intérieur la porte d’entrée pour la nuit. Et puis… je me suis habituée ; ma maison était devenue pimpante, avec des rideaux et des fleurs ; la commune m’avait acheté une armoire pour remplacer ma malle, m’avait fait une table de toilette et une table de jardin, rustiques à souhait.

Parfois, un des enfants m’apportait des œufs et je leur faisais des madeleines, qu’on mangeait en classe. Que me pardonne le règlement… J’avais la coquetterie de soigner ma haie de troènes qui entourait la cour et le jardin, et les passants s’amusaient à me voir manier un grand sécateur que la commune m’avait autorisée à acheter, pour tailler régulièrement ainsi que dans un square. On m’appelait : « la belle Demoiselle de Petitefontaine ».

X, cité in Jacques et Mona Ozouf (sous la direction de), La République des instituteurs, Paris, Gallimard-Éd. du Seuil, 1990, p. 307-308.