1910. Les retraites ouvrières


L’examen de la loi portant sur les retraites ouvrières permet au député socialiste parisien Édouard Vaillant (1840-1915) de développer, le 26 mars 1910, son point de vue sur les assurances sociales.

 

M. Édouard Vaillant : Toute loi d’assurance est une reconnaissance du droit du prolétaire à l’existence, à une existence humaine. Et elle n’est pas seulement l’inscription de ce droit dans la loi, elle est aussi sa réalisation dans les faits. Le degré de cette reconnaissance et de cette réalisation du droit du prolétaire mesure le degré de civilisation, d’humanité de la société, de la nation.

Au prolétariat, qui fait la richesse sociale, qui donne à la société tous les moyens matériels et on pourrait dire moraux de développement, on ne peut rien réclamer en échange ; mais on doit lui reconnaître et donner les moyens d’une existence humaine. Pour le prolétaire et sa famille, quand le travail normal ne peut plus les lui fournir parce qu’il a été victime d’un des risques innombrables qui le guettent à chacun de ses pas et mouvements, la société se doit, lui doit, de leur assurer des moyens équivalents d’existence.

Dans ces conditions, ce qui doit se faire, c’est que, dès que sa faculté de travail diminue, cette diminution soit immédiatement compensée, quel que soit le risque, maladie, invalidité, accident ou chômage qui l’ait causée, et que cette compensation pécuniaire satisfasse à ses besoins et à ceux de sa famille dans la même proportion que son travail normal. Et une assurance vraiment sociale doit lui garantir cette compensation, sans qu’il ait à la réclamer, mais en vertu de son droit appliqué directement par l’organisation des assurés ayant gérance de l’assurance sociale.

C’est, pour nous, ce que nous cherchons à réaliser, c’est la marche que nous suivrons. Nous vous demandons donc d’inscrire dans la loi le droit de l’assuré à cette vie humaine et normale et le devoir de la société de le lui garantir. Et pour l’exercer, la gestion et direction de l’assurance devra de plus en plus être attribuée aux assurés organisés à cet effet.

La partie essentielle de cette assurance est, plus encore que la compensation des risques, leur prévention. Si cette société est civilisée, si elle donne à chacun de ses membres la compensation des effets de tous les risques, elle doit bien plus encore prévenir ces risques et leurs effets par les moyens législatifs et effectifs nécessaires. Lois protectrices du travail, mesures d’assainissement et d’hygiène, de prophylaxie, de soins médicaux, etc., nécessaires et suffisants et sous le contrôle des délégués élus des assurés et de leurs syndicats.

C’est ce que, dans une très faible mesure obtenue par le développement des institutions d’assurance, arrive à faire l’assurance allemande et ce que l’assurance sociale doit réaliser entièrement comme son premier mandat. Je ne veux pas entrer dans le détail, mais ce que nous voudrions, c’est que, par le fait même, qu’une partie des réserves de capitaux de la capitalisation excessive, à laquelle au besoin s’ajouterait une partie des fonds de contribution budgétaire, soient appliqués à cette œuvre de prévention nécessaire.

Il est bon de compenser les effets des risques : c’est le seul moyen de donner, en vertu de son droit reconnu à cet effet, sécurité et dignité à la vie ouvrière ; mais mieux vaut encore prévenir ces risques par des mesures sociales.

Il faudrait, par exemple, qu’il n’y ait plus d’atelier ni de travail insalubre, plus de logement insalubre, plus de surmenage et en un mot plus de ces causes qui produisent le risque. Voilà ce que l’assurance sociale inscrit comme la première de ses revendications et voilà ce que nous poursuivons.

Vous me dites que ce sera beaucoup de dépenses, beaucoup de frais. Nous répondons que la société, au fur et à mesure qu’elle développe ses moyens de production, produit des richesses et des capitaux en quantité largement suffisante pour pourvoir à tous ces besoins et au-delà ; même sans les transformations sociales de la société. Ce ne serait d’ailleurs pas à vous à nous opposer cette objection, au moment où le Gouvernement demande 500 millions par an pour construire des cuirassés, pour des armements qui perpétuent une politique détestable, antidémocratique. L’argent ne manque donc pas pour les retraites et même pour l’assurance sociale, même dans les conditions actuelles.

Parce que les besoins sociaux iront croissant, les dépenses résultant de réformes sociales, sous l’impulsion socialiste, iront croissant également dans une même proportion. […]

Il y a, en outre, des ressources qui peuvent être réalisées à cet effet : ainsi, certains monopoles d’État, comme le monopole de l’alcool et le monopole des assurances, l’organisation de l’exploitation nationale des forces naturelles conservées à la nation ; d’un autre côté, certains impôts qui n’ont pas de répercussion comme les impôts sur les successions qui, déjà, sont proposés et devraient être appliqués dans la mesure utile. Il y a aussi l’impôt progressif sur le revenu épargnant le salaire de l’ouvrier et frappant progressivement la richesse, etc. Il y a, en un mot, une série de ressources qui sont largement et plus que largement suffisantes, pour réaliser l’assurance contre tous les risques du prolétariat, dans une assurance ouvrière s’acheminant vers l’assurance sociale.

Voilà pourquoi nous préférons cette assurance sociale et nous disons qu’elle est la seule assurance qui convienne et doive être établie, non dans un État socialiste qui, par la suppression du régime capitaliste et l’émancipation des travailleurs, réalise avec la propriété sociale un ordre nouveau, mais en attendant et sous le mode de production capitaliste actuel, en rapport avec les progrès de la démocratie. Par conséquent, c’est elle que nous chercherons à réaliser, c’est elle que nous réaliserons, c’est vers elle que nous tendons à guider l’effort du prolétariat qui, s’associant à l’effort socialiste, arrivera certainement à l’imposer.

Séance du 26 mars 1910, JO, débats parlementaires de la Chambre, 27 mars 1890, p. 1635 sq.