L’armée française souffre d’un retard numérique croissant sur les effectifs allemands. L’état-major français envisageant une guerre courte fondée sur l’offensive, ce handicap inquiète. En janvier 1913, en outre, le ministre allemand de la Guerre propose un accroissement des effectifs de l’armée active qui devra ainsi comporter 830 000 hommes contre 675 000 pour la France. Plusieurs hommes politiques, soutenus par des officiers, souhaitent voir le service militaire passer de deux à trois années. Le 6 mars, le gouvernement Briand dépose un projet de loi à la Chambre allant dans ce sens. Les députés commencent à le discuter en séance plénière à partir du 2 juin. Les 17 et 18 juin, Jaurès prend la parole pour s’y opposer. Depuis 1910, le leader socialiste défend l’idée d’une « armée nouvelle » fondée sur la défensive, l’esprit civique et l’emploi des réserves.
M. Jean Jaurès : Je dis qu’à l’heure où l’on proclame dans tous les pays du monde et où vous tous, Français de tous les partis et de toutes les confessions, chrétiens, socialistes, démocrates de la Révolution française, à l’heure où vous tous, malgré vos dissentiments, vous êtes d’accord pour dire que, dans le conflit des nations, la force morale, la force de confiance en soi est un élément décisif, vous inscrivez la France d’office, par vos déclarations et par l’institution militaire qui en est la formule, à un niveau de confiance et de force morale inférieur au niveau de l’adversaire, alors que, si vous mettiez en œuvre vos institutions de démocratie, vous pourriez élever ce peuple à un niveau de confiance supérieur !
[Vifs applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.]
Plagiat absurde ! messieurs, plagiat singulièrement inopportun et je dirai inconvenant, à l’heure où ce militarisme allemand, copié par vous, plagié par vous dans ses procédés et dans sa technique, est lui-même aux prises avec des difficultés insolubles.
Oui, messieurs, et je me permets d’appeler sur cet objet votre méditation. Beaucoup d’entre nous sont dupes de la force extérieure de l’Allemagne. Sous l’unité apparente, sous l’autorité apparente de son Gouvernement d’empire, il y a des divisions profondes et de redoutables flottements ; et, sous l’apparente résolution de ses méthodes militaires, il y a des embarras insolubles. J’ose dire, à l’heure où vous, Français, vous abandonnez, vous vous préparez à abandonner l’esprit, la vivante formule de la nation armée pour copier dans son mécanisme de caserne le militarisme allemand, que l’Allemagne est perdue et qu’elle ne pourra faire face aux problèmes qui peuvent l’assaillir, si elle-même n’évolue pas vers la nation armée.
Ah, messieurs, prenez-y garde ! Vous avez souri comme d’une hypothèse ridicule et absurde, lorsqu’on vous a entretenus du plan de l’Allemagne, au cas où elle aurait à lutter à la fois contre la France et contre la Russie, d’écraser d’abord la France, et puis, avec ses troupes victorieuses, laissant là, sur la terre de France piétinée, notre pays gisant, de se retourner contre la Russie à l’autre frontière. Vous avez souri de cette hypothèse !
[Dénégations au centre.]
[…]
Mais, messieurs, je vais dire précisément que c’est, en fait, d’après tous les indices que nous en pouvons recueillir, l’hypothèse qui nous préoccupe et qui domine depuis plusieurs années l’état-major allemand.
De même que vous, Français, si vous voulez assurer votre sécurité, vous êtes obligés de raisonner dans l’hypothèse où vous serez seuls aux prises avec l’Allemagne ; l’Allemagne, si elle veut garantir sa sécurité, est obligée de raisonner dans l’hypothèse où, seule, elle aura à faire face, à la fois, à la Russie, d’un côté, et à la France, de l’autre.
[Très bien ! très bien !]
Eh bien, dans cette hypothèse, qui domine depuis de longues années l’état-major allemand, toute sa doctrine, tous ses travaux, toutes ses manœuvres, dans cette hypothèse, l’état-major allemand a conclu que la seule ressource, ce serait, pour lui, de porter d’abord toutes ses forces, d’un côté, et, ensuite, après avoir vaincu le premier de ses adversaires, de porter ensuite ses forces de l’autre côté.
Voilà l’hypothèse à laquelle l’état-major allemand est voué.
[…]
Eh bien, messieurs, au risque d’être accusé d’être un stratège si aventureux qu’il se permette de juger à la fois par-dessus les frontières les opérations de l’état-major français et les opérations de l’état-major allemand, j’ose dire que, si le militarisme allemand est acculé à cette hypothèse, il est dans l’état de crise le plus formidable et que, dans la conception qu’il se fait des opérations possibles, il subit ce qui a été le vice, dans l’histoire, de l’esprit allemand, puissant mais lourd, méthodique mais acharné à se répéter lui-même, l’esprit de formalisme routinier qui, aux heures de crise, s’est plus d’une fois substitué, dans l’histoire allemande, à l’esprit vivant de la méthode et de l’action variée.
[Très bien ! très bien !]
Grandes furent les victoires de Frédéric, admirables les leçons de tactique et de méthode qu’il laissait à ses lieutenants. Mais parce qu’ils vécurent sur ce passé, parce qu’ils s’endormirent sur cet oreiller de gloire, de sagesse et de tradition, parce qu’ils se répétèrent, parce qu’à Valmy ils n’eurent que les souvenirs morts des méthodes frédériciennes, parce qu’à Iéna, au lieu de se réfugier entre l’Oder et l’Elbe, comme le conseillaient les plus avisés, dans cette enceinte de forteresses où, aux heures désespérées, s’était sauvée la monarchie de Brandebourg, ils voulurent, sous les serres de l’aigle qui planait, recommencer les méthodes d’offensive qui avaient réussi à Frédéric avec les armées lentes de l’Autriche et de la Russie ; parce qu’ils se copièrent eux-mêmes, parce qu’ils devinrent leurs plagiaires, ils passèrent des victoires de Frédéric aux défaites frédériciennes de Valmy et d’Iéna.
[Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.]
Jean Jaurès, Contre les trois ans, Paris, L’Humanité, 1913, p. 26-29.