1914. L’assassinat de Jean Jaurès


Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès est assassiné au café du Croissant par Raoul Villain. Directeur de L’Intransigeant — un quotidien populaire plutôt à droite —, Léon Bailby, né en 1867, procède le dimanche 2 août à l’éloge funèbre du député socialiste.

 

Jean Jaurès a été frappé hier de deux balles à la tête. Il est mort presque sur le coup. Son assassin a été arrêté. Il subira la juste rigueur des lois, et il faut croire qu’il ne se trouvera personne pour réclamer son acquittement.

Les Français, à quelque classe qu’ils appartiennent, et quelle que soit par ailleurs leur opinion politique, seront unanimes à flétrir ce lâche et stupide attentat. Le revolver, on l’a dit cent fois, n’est pas un argument. A cette heure de crise nationale, supprimer le chef du socialisme, déconcerter la grande masse ouvrière française, c’est faire œuvre détestable et impie. C’était risquer, en outre, de jeter un trouble irréparable dans l’âme mobile de la foule, et servir par conséquent les intérêts de l’étranger !

Fort heureusement, le peuple français a compris que la sagesse s’imposait. La douleur des amis de Jaurès ne créera point de diversion dans l’unanimité nationale. L’homme qui disparaît, c’était la plus grande voix de l’éloquence française. A cette heure tragique, elle aurait pu se faire entendre d’utile façon. Jaurès, dont les derniers articles étaient marqués d’une sérieuse préoccupation patriotique, avait compris la dure leçon des événements. Comme tout récemment il voyageait avec un éminent publiciste de nos amis et qu’il s’entretenait avec lui des risques que faisait courir à notre pays la crise austro-slave, Jaurès en vint à dire ces paroles, où sa benne foi se montrait entière : « Je crois bien que je me suis trompé. Sans doute la guerre, dans certaines conditions, est d’essence divine. »

Certes, il n’entendait point par là renier les idées de toute sa carrière. Mais éclairée à la lumière des événements récents, sa haute intelligence avait compris qu’il n’est pas possible, pour un peuple fier et libre, de subir l’asservissement de l’oppresseur, et que la guerre est sainte quand elle vise à maintenir l’intégrité de la patrie.

Ainsi Jaurès s’apprêtait à apporter son concours à la défense nationale. Sa voix s’est tue. Mais ses dernières paroles dictent leur devoir à ses amis : et nous ne doutons pas qu’ils écoutent ces suprêmes conseils du mort.

Léon Bailby, « L’assassinat de Jean Jaurès », L’Intransigeant, 2 août 1914.