1914. Le discours de Jouhaux devant le cercueil de Jaurès


Depuis les débuts de l’été, socialistes et syndicalistes unis ne cessent de lutter contre la montée des tensions internationales qui risquent de précipiter l’Europe dans la guerre. Le meurtre de Jaurès, la mobilisation générale le 1er août puis, le 3 août, la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France transforment les esprits. La gauche, presque tout entière, rallie les rangs de la défense nationale. Il n’est plus question de grève générale internationale simultanément organisée comme le préconisait encore le congrès extraordinaire du Parti socialiste le 16 juillet. Ce retournement est clairement exprimé par Léon Jouhaux (1879-1954) lors du discours improvisé qu’il prononce aux obsèques de Jaurès le 4 août 1914. Secrétaire confédéral de la CGT depuis le 13 juillet 1909, il incarne la fin de la période du syndicalisme d’action directe en orientant la Confédération sur une voie qui renonce à la culture insurrectionnaliste. La lutte contre les trois ans a en outre rapproché la CGT et la SFIO depuis 1913.

 

Devant ce cercueil, où gît, froid, insensible désormais, le plus grand des nôtres, nous avons le devoir de dire, de clamer avec force, qu’entre lui et nous, classe ouvrière, il n’y eut jamais de barrière. On a pu croire que nous avions été les adversaires de Jaurès. Ah ! comme on s’est trompé ! Oui, c’est vrai, entre nous et lui, il y eut quelques divergences de tactique. Mais ces divergences n’étaient, pour ainsi dire, qu’à fleur d’âme. Son action et la nôtre se complétaient. Son action intellectuelle engendrait notre action virile. Elle la traduisait lumineusement dans les grands débats oratoires que soulevaient, dans les pays, les problèmes sociaux. C’est avec lui que nous avons toujours communié.

Jaurès était notre pensée, notre doctrine vivante ; c’est dans son image, c’est dans son souvenir que nous puiserons nos forces dans l’avenir.

Passionné pour la lutte qui élève l’humanité et la rend meilleure, il n’a jamais douté. Il a rendu à la classe ouvrière, cet hommage immense, de croire à sa mission rénovatrice. Partisan du travail, il était pour l’activité, estimant que même dans ces outrances l’activité recèle toujours des principes bons.

Penché sur la classe ouvrière, il écoutait monter vers lui ses pulsations, il les analysait, les traduisait intelligiblement pour tous.

Il vivait la lutte de la classe ouvrière, il en partageait ses espoirs.

Jamais de mots durs à l’égard des prolétaires. Il enveloppait ses conseils, ses avertissements du meilleur de lui-même.

Sa critique, aux moments de difficile compréhension, à ces moments où l’action déterminée par les nécessités de la vie rompt brusquement avec les traditions morales et où il faut pour saisir avoir vécu ces nécessités, se faisait tendre, s’entourait de toutes les garanties de tact et de sincérité, pour ne pas froisser ceux qu’ils savaient ardemment épris de leur indépendance.

C’était le grand savant humain qui se penchait plus encore anxieux, hésitant à formuler son jugement, ayant peur, par un mot qui choque, d’arrêter ne fût-ce qu’une minute ce gigantesque travail d’enfantement social.

Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix. Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé. Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime.

Cette guerre, nous ne l’avons pas voulue, ceux qui l’ont déchaînée, despotes aux visées sanguinaires, aux rêves d’hégémonie criminelle, devront en payer le châtiment.

« A Jean Jaurès », discours prononcé aux obsèques par L. Jouhaux, Paris, La Publication sociale, 1915, p. 6-7.