Dans les entretiens qu’il accorde à l’écrivain Alain Prévost, Ephraïm Grenadou, un paysan né en 1897, raconte le déroulement de la mobilisation dans son village de Saint-Loup, en Eure-et-Loir.
C’était un vendredi. La moisson avait du retard et presque tout le monde était aux champs, sauf nous les jeunes. Nous enterrions Lucien Barbet, un gars de la classe 14, mort subitement au travail. L’enterrement avait eu lieu à dix heures. On disait déjà :
— Il y en a qui sont partis pour garder les lignes, la guerre va venir. Elle va venir.
Comme d’habitude après les enterrements, il y a eu un repas. Nous, les copains de Lucien, on a mangé chez les Barbet. Après le repas, comme il était à peu près deux heures, deux heures et demie, et qu’on discutait sur la place, voilà les gendarmes qui arrivent au grand trot sur leurs chevaux. Ils vont droit à la mairie. Là, ils trouvent le maître d’école, et le maître ressort avec l’affiche dans les mains, l’affiche blanche avec deux drapeaux en croix :
MOBILISATION GÉNÉRALE
Le maître nous crie :
— Allez dire à Achille qu’il sonne la trompette, à Cagé de prendre son tambour. Vous, les gars, sonnez le tocsin.
Alors, moi et Albert Barbet qui a été tué à la guerre, on a sonné le tocsin. Le monde, ils ont laissé leurs faucheuses ; les charretiers ont ramené leurs chevaux. Tout ça arrivait à bride abattue. Tout ça s’en venait de la terre. Tout le monde arrivait devant la mairie. Un attroupement. Ils avaient tout laissé. En pleine moisson, tout est resté là. Des centaines de gens devant la mairie. Pommeret sonnait le clairon. Cagé battait la Générale. On voyait que les hommes étaient prêts.
— Et toi, quand donc que tu pars ?
— Je pars le deuxième jour.
— Moi, le troisième jour.
— Moi, le vingt-cinquième jour.
— Oh, t’iras jamais. On sera revenu.
Le lendemain, le samedi, Achille se promenait avec son clairon :
— Tous ceux qui ont de bons godillots, de bons brodequins, faut les prendre. Ils vous seront payés quinze francs.
Tu aurais vu les gars. C’était quasiment une fête, cette musique-là. C’était la Revanche. On avait la haine des Allemands. Ils étaient venus à Saint-Loup en 70 et ils avaient mis ma mère sur leurs genoux quand elle avait deux, trois ans. Dans l’ensemble, le monde a pris la guerre comme un plaisir.
Ils sont partis le lundi. Ils ont laissé leur travail et leur bonne femme comme rien du tout. Le monde était patriote comme un seul homme. Ils parlaient du 75 et du fusil Lebel :
— A un kilomètre, tu tues un bonhomme.
Achille Pommeret, sa femme était malade d’accoucher ; il a pris le tramway à la Bourdinière ; il a pas voulu savoir si c’était un gars ou une fille.
Voilà les hommes partis. Avec la moisson tardive de cette année-là, il restait beaucoup à faire. Toutes les femmes, les jeunes, les vieux, tout le monde à la moisson. Ceux qui avaient fini leur récolte allaient aider les autres. On a rentré tout ça.
Pour les battages, des soldats sont venus : des vieux, des territoriaux, des gars blessés dans les premiers jours, des auxiliaires, des gens du Nord, du Sud. Là, on a commencé à avoir des contacts avec toutes sortes de monde, toutes ces sortes de soldats. Quand ils venaient manger à la maison, on leur demandait :
— Comment c’est, la guerre ?
Jamais on n’avait vu des étrangers comme ça.
De la guerre, on en parlait tout le temps. Au début les hommes n’écrivaient pas. Il n’y avait que le communiqué affiché chaque jour au mur du jardin du presbytère. Et puis des lettres sont venues. Les gars de l’Eure-et-Loir se trouvaient au 102, presque tous dans le même régiment. Quand ils écrivaient, ils donnaient des nouvelles les uns des autres et les nouvelles allaient de village en village :
— Un tel de Mignières, il est tué. Un tel de Saumeray, blessé.
Des mauvaises nouvelles en permanence. Il y en a qui n’ont jamais écrit.
Ephraïm Grenadou et Alain Prévost, Grenadou, paysan français, Paris, Éd. du Seuil, 1978 (Ire éd. 1966), p. 63-65.