Romain Rolland (1866-1944) a déjà derrière lui une œuvre littéraire considérable, composée de drames, d’études et de son Jean-Christophe, d’abord publié dans les Cahiers de la Quinzaine dirigés par Charles Péguy, lorsqu’il rassemble en un volume une série d’articles parus l’année précédente dans le Journal de Genève. La guerre avait surpris ce tolstoïen à l’âme lyrique en Suisse. Rolland, l’Européen, pétri de culture allemande, en fut accablé. Le titre de son recueil est celui du premier article publié dans le numéro des 22-23 septembre 1914. Ce texte lui vaut immédiatement la haine de l’ensemble de la presse française, toutes familles politiques confondues. Ce n’est que très progressivement, et de façon fort limitée, qu’il parvient à rompre son isolement en rendant l’espoir à quelques jeunes intellectuels pacifistes souvent proches du milieu syndicaliste de La Vie ouvrière.
Osons dire la vérité aux aînés de ces jeunes gens, à leurs guides moraux, aux maîtres de l’opinion, à leurs chefs religieux ou laïques, aux Églises, aux penseurs, aux tribuns socialistes.
Quoi ! vous aviez, dans les mains, de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme ! A quoi les dépensez-vous ? Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime ? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros ! La guerre européenne, cette mêlée sacrilège, qui offre le spectacle d’une Europe démente, montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains, comme Hercule !
Ainsi, les trois plus grands peuples d’Occident, les gardiens de la civilisation, s’acharnent à leur ruine, et appellent à la rescousse les Cosaques, les Turcs, les Japonais, les Cinghalais, les Soudanais, les Sénégalais, les Marocains, les Égyptiens, les Sikhs et les Cipayes, les barbares du pôle et ceux de l’équateur, les âmes et les peaux de toutes les couleurs ! On dirait l’empire romain au temps de la Tétrarchie, faisant appel, pour s’entre-dévorer, aux hordes de tout l’univers !… Notre civilisation est-elle donc si solide que vous ne craigniez pas d’ébranler ses piliers ? Est-ce que vous ne voyez pas que si une seule colonne est ruinée, tout s’écroule sur vous ? Était-il impossible d’arriver, entre vous, sinon à vous aimer, du moins à supporter, chacun, les grandes vertus et les grands vices de l’autre ? Et n’auriez-vous pas dû vous appliquer à résoudre dans un esprit de paix (vous ne l’avez même pas, sincèrement, tenté) les questions qui vous divisaient — celle des peuples annexés contre leur volonté — et la répartition équitable entre vous du travail fécond et des richesses du monde ? Faut-il que le plus fort rêve perpétuellement de faire peser sur les autres son ombre orgueilleuse, et que les autres perpétuellement s’unissent pour l’abattre ? A ce jeu puéril et sanglant, où les partenaires changent de place tous les siècles, n’y aura-t-il jamais de fin, jusqu’à l’épuisement total de l’humanité ?
Ces guerres, je le sais, les chefs d’État qui en sont les auteurs criminels n’osent en accepter la responsabilité ; chacun s’efforce sournoisement d’en rejeter la charge sur l’adversaire. Et les peuples qui suivent, dociles, se résignent en disant qu’une puissance plus grande que les hommes a tout conduit. On entend, une fois de plus, le refrain séculaire : « Fatalité de la guerre, plus forte que toute volonté » —, le vieux refrain des troupeaux, qui font de leur faiblesse un dieu, et qui l’adorent. Les hommes ont inventé le destin, afin de lui attribuer les désordres de l’univers, qu’ils ont pour devoir de gouverner. Point de fatalité ! La fatalité, c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, plus souvent, ce que nous ne voulons pas assez. Qu’en ce moment, chacun de nous fasse son mea culpa ! Cette élite intellectuelle, ces Églises, ces partis ouvriers, n’ont pas voulu la guerre… Soit !… Qu’ont-ils fait pour l’empêcher ? Que font-ils pour l’atténuer ? Ils attisent l’incendie. Chacun y porte son fagot.
Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, Paris, Ollendorff, 1915, p. 24-26.