1922. La Garçonne


Victor Margueritte (1866-1942) avait commencé sa carrière littéraire avant la guerre, souvent associé à son frère Paul, mort en 1918. Son roman, La Garçonne, lancé à grand renfort de publicité, fait un véritable scandale. Le personnage principal, Monique, est présenté sous les traits d’une femme libérée des contraintes que fait peser sur elle une morale étriquée et dominée par les hommes. Quelques passages crus, en particulier ceux qui traitent de l’homosexualité féminine, ne doivent pas assimiler ce roman au genre érotique. La sexualité n’y occupe qu’une place fort modeste. Ces scènes ont cependant beaucoup contribué à heurter un public qui, l’année suivante, put de nouveau s’émouvoir à la lecture du Diable au corps, roman de Raymond Radiguet (1903-1923) promu dans les mêmes conditions éditoriales.

 

Un feu brûlait, inextinguible, dans les os de la quinquagénaire, si prodigieusement conservée, par la gymnastique et l’hydrothérapie, qu’elle n’accusait pas, à la ville comme à la scène, plus de trente-cinq ans, sous le secret des fards… Plume et poil, tout était bon à son ardeur célèbre. Elle n’en avait pas moins gardé quinze ans un danseur-chanteur, élevé par elle à la grande vedette, et venait de le quitter, il y avait six mois, pour Monique. Amours en titre, qui n’empêchaient ni les béguins de sexe différent, ni les affaires…

Insoucieuse de l’affichage, Monique se laissait aller aux bras dominateurs… Le bien, le mal ? Mots vides de sens ! Ils tintaient à ses oreilles comme des grelots fêlés. Elle était là parce que son métier et le hasard l’y avaient conduite, et que son insensibilité s’en accommodait. Avec l’apparence de la guérison, elle demeurait comme une malade, anesthésiée encore sous le chloroforme de la table d’opération. C’est ainsi qu’elle savourait, les yeux mi-clos, l’ivresse de tournoyer silencieusement.

Les premières caresses de Niquette, en réveillant en elle une sensualité froissée à l’instant de naître, avaient laissé scellée, au fond de son cœur, la sentimentalité d’autrefois. Bien morte, croyait-elle. Elle aimait, pour cette analogie, les vers du pauvre et profond Seurat, un des jeunes poètes fauchés par la guerre. Ame tendre qu’elle chérissait…

Mais elle était, en même temps, riche de trop de sève pour que ce qui ne bourgeonnait plus d’une sorte, ne jaillît pas d’une autre. Ainsi le plaisir l’avait amenée, peu à peu, à une demi-révélation de la volupté. Minutes brèves, et au fond décevantes. Pourtant ces baisers, où la tendresse apitoyée se mêlait au trouble attrait d’une découverte, ne lui répugnaient pas. Sous le visage de la consolation, celui de la jouissance était confusément apparu. Monique gardait à Niquette la reconnaissance de ne lui avoir apporté l’une qu’après l’autre, en ne lui découvrant que petit à petit, sous la délicatesse de l’amie, la fougue de l’amoureuse…

Elle tournait, le regard perdu. Elle était si étroitement enlacée que serrant une jambe de Niquette entre les siennes, elle sentait onduler en elle le mouvement de la danse. Un Argentin qui les croisait, narquois, eut un clappement : « Eh bien ! »… Niquette éclata de rire :

— On se passe bien d’eux !

Monique approuva, d’un abaissement de cils. Cependant, tout en éprouvant toujours, aux heures de leur abandon, le même agrément, elle commençait à ouvrir sur le monde des sens une pensée moins restreinte. Les hommes !… Après en avoir eu d’abord, et farouchement, le dégoût, puis le dédain, elle commençait à les prendre, de nouveau, en considération. Mais elle les voyait exactement sous le même angle qu’un garçon les filles : sans aucun vague à l’âme. Curiosité qu’elle ne s’avouait pas encore, dans cette inertie d’âme où elle flottait comme une épave — mais qu’elle n’écartait pas, lorsque d’aventure elle levait les yeux sur quelqu’un qui n’était pas, a priori, déplaisant.

Victor Margueritte, La Garçonne, Paris, Flammarion, 1922, p. 132-133.