1923. Le discours d’Évreux


En voyage officiel à Évreux (14 octobre 1923), le président de la République, Alexandre Millerand (1859-1943), prend la parole lors du banquet qui réunit à la préfecture les hôtes de marque. Dans son discours, le président se livre à une apologie de la politique menée par le Bloc national et réclame un rééquilibrage des pouvoirs. Parce qu’il contredit la traditionnelle neutralité du chef de l’État — proximité des élections législatives oblige —, le « discours d’Évreux » provoque, à gauche surtout, un scandale tel que, dès la victoire du Cartel, Millerand doit abandonner sa charge (11 juin 1924).

 

[…] Si la liberté est l’essence de la République, l’autorité ne lui est pas moins indispensable qu’à aucune autre forme de gouvernement.

C’est calomnier la France républicaine, ce pays de clair bon sens et de vues nettes, que la juger rebelle à l’autorité nécessaire. Elle ne l’écarte pas : elle la demande. On intervertit les rôles en l’accusant de la repousser, quand, le plus souvent, l’autorité n’a manqué que par la défaillance des hommes chargés de l’exercer.

Sous le régime parlementaire, auquel on n’a, que je sache, proposé jusqu’à ce jour de substituer rien qui le vaille, il est naturel que le Parlement incline à la suprématie.

Le respect de la souveraineté du peuple, qui est la loi suprême, exige qu’il résiste à cet entraînement.

Rigoureuse séparation des pouvoirs ; stricte observance de leurs attributions : la liberté à ce prix.

Que le pouvoir législatif se contente de légiférer et de contrôler ; que le pouvoir judiciaire rende, en toute indépendance, les arrêts que lui dictent la loi et sa conscience ; que, soumis au contrôle de l’un, respectueux de l’indépendance de l’autre, le pouvoir exécutif administre et gouverne : la règle est plus aisée sans doute à formuler qu’à suivre. On ne la violera pas cependant sans subir aussitôt les effets de sa transgression.

La Constitution, les lois et les mœurs ont fait au Parlement une part trop large pour qu’il soit utile d’y rien ajouter. De son initiative propre, par de simples mesures réglementaires, il pourrait, se persuade-t-on, corriger certains défauts révélés par l’usage : déjà il a su mettre ordre à quelques-uns d’entre eux.

Le jour ne tardera pas où, la fermeté et la ténacité de notre politique extérieure si résolument conduite aux applaudissements du pays par le président du Conseil ayant porté leurs fruits, il nous sera permis d’entreprendre l’œuvre délicate et indispensable de la révision.

Par des retouches mesurées apportées à notre Constitution dans les formes qu’elle-même a prévues, on l’adapterait au besoin généralement ressenti de donner au gouvernement plus de stabilité, aux intérêts économiques plus de garanties ; on en ferait un instrument plus souple et plus sûr d’une politique républicaine, sociale, nationale, exclusivement dévouée à la prospérité et à la grandeur de la patrie.

Cette politique, le Parlement l’a courageusement servie lorsque, à l’appel du gouvernement, il s’est refusé à abaisser la durée du service militaire au-dessous de dix-huit mois. L’opération tutélaire de la Ruhr eût suffi à attester qu’ils furent l’un et l’autre bien inspirés.

L’heure viendra que le temps de séjour à la caserne pourra être réduit sans péril. La France est attachée au maintien de la paix avec trop de sincérité et de ferveur ; elle a un besoin trop pressant du labeur de tous ses enfants pour ne pas souhaiter ardemment que cette heure sonne bientôt.

La plus sûre garantie de la paix est que l’ordre de choses issu de la guerre soit si fortement enraciné que personne ne puisse être tenté de l’ébranler. Les promesses, les discours ne suffisent pas.

Comment déjà aurions-nous oublié la leçon d’août 1914 et le démenti infligé par l’événement aux espoirs de nos pacifistes ? Les socialistes français étaient de bonne foi qui avaient fait confiance aux promesses des socialistes allemands ; ceux-ci mêmes ne s’étaient peut-être pas clairement rendu compte, jusqu’au jour où éclata la foudre, qu’ils étaient Allemands avant que d’être internationalistes.

Si en dépit de l’expérience les mêmes hommes devaient se laisser entraîner par les mêmes chimères, la nation du moins a compris : elle n’est pas près d’oublier.

Non que nous méconnaissions la séduction de l’idéal effort. Un peuple ne se passe point d’une mystique et, pour ne pas dater d’hier, celle qui s’assigne pour but le règne de la fraternité humaine n’en commande que plus fort le respect et la sympathie. C’est la servir que dénoncer le danger mortel que lui ferait courir le dédain de la réalité.

Le spectacle de la Russie n’est-il pas de nature à faire réfléchir ? Eût-on imaginé que jamais seraient offertes au monde une leçon de choses si décisive, une apologie si saisissante de la propriété individuelle ? Instaurer la dictature d’une classe ou plus exactement d’une poignée d’hommes qui s’arrogent le privilège de parler en son nom, ce n’est pas monter aux sommets, c’est retourner aux carrières.

Si nous souhaitons que tous les Français communient dans une large politique sociale, c’est que, telle que nous la concevons, elle se propose d’élever, non d’abaisser ; d’édifier, non de détruire. Ses adhérents ne pensent pas que pour introduire plus de justice dans les rapports entre les hommes et pour améliorer la condition des malheureux la guerre civile soit un prélude indispensable. Ce n’est pas la lutte des classes qui inspire cette politique-là, mais leur solidarité. Son but est de pourchasser l’ignorance, le taudis, la contagion. Son moyen, l’entente entre les Français d’abord.

Représentant de la France, étranger à tous les partis, chargé par la Constitution de veiller à la sauvegarde des grands intérêts permanents du pays, c’est à la nation que je m’adresse, à la nation maîtresse de ses destinées.

Fière à bon droit d’une victoire qu’elle a si chèrement achetée, résolue à n’en laisser échapper aucun des fruits légitimes, elle sait que la paix — la paix civile comme la paix extérieure ; la concorde entre les citoyens comme l’entente avec les autres peuples — est la condition première du labeur fécond et du progrès social.

Les fauteurs de haine et de dissensions ne parviendront ni à obscurcir la clarté de son jugement, ni à ébranler la solidité de son bon sens. Rien ne prévaudra contre sa volonté clairvoyante et avertie.

Je lève mon verre à la France, à la République, à nos hôtes d’aujourd’hui, à la ville d’Évreux, au département de l’Eure, à leurs représentants.

A. Millerand, discours d’Évreux, 14 octobre 1923, Le Temps, 15 octobre 1923.