Ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1931, Aristide Briand (1862-1932) tente avec son homologue Gustav Stresemann (1878-1929) de réconcilier la France et l’Allemagne. Après la signature du pacte de Locarno (16 octobre 1925), Briand enregistre un nouveau succès puisque la SDN admet l’Allemagne en son sein (8 septembre 1926). Par le discours qu’il prononce le 10 septembre 1926 à Genève, Briand entend marquer la portée historique de cet événement.
[…] Ah ! messieurs, les ironistes, les détracteurs de la Société des nations, ceux qui se plaisent journellement à mettre en doute sa solidité et qui périodiquement annoncent sa disparition, que pensent-ils s’ils assistent à cette séance ? N’est-ce pas un spectacle émouvant, particulièrement édifiant et réconfortant, que, quelques années à peine après la plus effroyable guerre qui ait jamais bouleversé le monde, alors que les champs de bataille sont encore presque humides de sang, les peuples, les mêmes peuples qui se sont heurtés si rudement se rencontrent dans cette assemblée pacifique et s’affirment mutuellement leur volonté commune de collaborer à l’œuvre de la paix universelle.
Quelle espérance pour les peuples ! Et comme je connais des mères qui, après cette journée, reposeront leurs yeux sur leurs enfants sans sentir leur cœur se serrer d’angoisse.
Messieurs, la paix, pour l’Allemagne et pour la France, cela veut dire : c’est fini de la série des rencontres douloureuses et sanglantes dont toutes les pages de l’Histoire sont tachées ; c’en est fini de longs voiles de deuil sur des souffrances qui ne s’apaiseront jamais ; plus de guerres, plus de solutions brutales et sanglantes à nos différends ! Certes, ils n’ont pas disparu, mais, désormais, c’est le juge qui dira le droit. Comme les individus, qui s’en vont régler leurs difficultés devant le magistrat, nous aussi nous réglerons les nôtres par des procédures pacifiques. Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix !
Un pays ne se grandit pas seulement devant l’Histoire par l’héroïsme de ses enfants sur les champs de bataille et par les succès qu’ils y remportent. Il se grandit davantage si, au travers d’événements difficiles, dans les heures d’irritation, où la raison a souvent beaucoup de peine à faire entendre sa voix, il sait résister aux entraînements, patienter, demander au droit la consécration de ses justes intérêts.
Nos peuples, messieurs les représentants de l’Allemagne, au point de vue de la vigueur, au point de vue de l’héroïsme, n’ont plus de démonstration à faire. Tous deux ont su faire montre d’héroïsme sur les champs de bataille, tous deux ont fait dans les combats une ample moisson de gloire. Ils peuvent désormais chercher d’autres succès sur d’autres champs.
Nous avons, M. Stresemann et moi, pendant de longs mois, travaillé à une œuvre commune. Il a eu confiance. J’ai eu confiance. Je ne m’en plains pas et j’espère qu’il n’aura pas non plus l’occasion de s’en plaindre. Avec l’aide d’un homme dont vous connaissez tous la noblesse, la générosité, la loyauté, je veux parler de mon collègue et ami M. le Premier ministre, délégué de l’Empire britannique, sir Austen Chamberlain, nous avons travaillé. Il fallait que les uns et les autres nous apportions quelque courage dans la poursuite d’un but alors si lointain. A vol d’oiseau, Locarno et Genève ne sont pas très éloignés, mais les routes qui les relient ne sont pas des plus faciles ; elles doivent contourner bien des obstacles, et s’il est vrai qu’il faut admirer que la foi puisse transporter des montagnes, nous devons nous féliciter qu’elle ait pu amener le lac de Locarno à voisiner de si près avec le lac de Genève.
Messieurs, si, dès l’abord, nous nous étions rebutés, si subissant l’influence de certaines manifestations de doute, d’incertitude, de méfiance qui se produisaient dans nos pays, nous nous étions arrêtés dans notre effort, c’était fini. Bien loin qu’un pas nouveau eût été fait vers la paix, au contraire, entre des pays déjà divisés, de nouveaux germes de méfiance eussent été semés. […]
Il y a deux manières de venir ici, on y vient avec un esprit d’objectivité ou dans un esprit de combativité. Si la Société des nations apparaît comme un champ clos ; si, sous l’impulsion des polémiques, des amours-propres nationaux surexcités, nous arrivons ici comme des champions qui vont se battre, avec la volonté d’emporter le terrible succès, le prestige, alors tout est gâté. Le succès de prestige, c’est l’apparence d’un résultat. Que de ravages n’a-t-il pas fait dans le passé ! Il excite les imaginations, il exaspère les intérêts égoïstes, il pousse les nations à des manifestations fiévreuses d’amour-propre, il les dresse contre les hommes d’État, qui ne sont plus dès ce moment les maîtres de la raison, les maîtres des solutions mesurées ; incapables désormais de travailler dans un esprit de conciliation, ils sont dressés l’un contre l’autre, leurs peuples les regardant avidement, se demandant quel est celui qui aura le dessus. Cela c’est l’esprit de guerre ; il ne doit pas exister ici, ici moins que partout ailleurs.
[…]
A nous de faire ce qu’il faut. Condamner les peuples, c’est facile ; la plupart du temps, ce sont leurs dirigeants qui méritent surtout cette condamnation, parce qu’ils ont le devoir de faire effort sur eux-mêmes, de comprendre les événements, de les interpréter toujours dans un sens favorable aux tentatives de conciliation.
L’arbitrage ! Ce mot a maintenant tout son prestige et toute sa force ; les traités d’arbitrage se multiplient ; de peuple à peuple, on se promet de ne plus se battre, de recourir à des juges. La paix chemine à travers toutes ces entreprises, et c’est l’esprit de la Société des nations qui les anime ; c’est elle, par conséquent, que tous les peuples doivent défendre du plus profond de leur amour, du plus profond de leur cœur, la mettant à l’abri des attaques, la dressant au-dessus de tout.
Avec elle, la paix ! Sans elle, tous les risques de guerre et de sang dont les peuples n’ont que trop pâti.
A. Briand, discours du 10 septembre 1926, cité in Achille Elisha, A. Briand, discours et écrits de politique étrangère, Paris, Plon, 1965, p. 177 sq.