Madame Laganière regarde le sol en respirant profondément, à la manière d’une athlète qui implorerait son dieu personnel de lui donner du courage pour affronter les épreuves qui l’attendent. Pendant plus de trente ans, elle a jonglé avec des milliers de questions, d’hypothèses, de doutes qu’elle doit maintenant effacer d’un seul coup pour faire place à une seule certitude : Marie-Thérèse est morte, bel et bien morte. C’est la moindre des choses que je lui laisse du temps pour digérer l’information, se dit Chloé, qui profite du silence pour mieux observer son interlocutrice. Madame Laganière assume ses cheveux gris, qu’elle porte courts. Son visage, carré et régulier, ne porte pas de trace de maquillage. Elle a beau avoir les traits décomposés par la douleur, elle n’en demeure pas moins une belle femme, avec juste ce qu’il faut de rondeurs pour paraître en santé. S’il faut vieillir, autant que ce soit de cette manière, pense Chloé : sans tricher, sans trucage ni effets spéciaux. Ne vaut-il pas mieux avoir l’air d’une quinquagénaire qui pète le feu plutôt que d’une quadragénaire au bout du rouleau, comme disait quelque célébrité qui devait faire partie de la première catégorie ? Madame Laganière est en forme pour son âge, ce qu’elle doit sans doute aux soins qu’elle apporte à son terrain plutôt qu’à un abonnement au gymnase. Pourquoi payer pour s’entraîner alors qu’un jardin fournit tout ce qu’il faut pour entretenir le cardio, la musculation et la souplesse ? demandait souvent le père de Chloé. Il connaissait évidemment la réponse à l’avance, comme tout bon professeur : pousser la tondeuse ne coûte pas un sou, pas plus d’ailleurs que soulever des pierres et arracher les mauvaises herbes…
— Vous avez un très beau jardin…
Je suis stupide, pense aussitôt Chloé : cette femme vient d’apprendre la mort de sa sœur, et je lui parle de son jardin…
— Merci, répond pourtant la directrice en s’essuyant le coin des yeux. Quand j’étais jeune, j’aurais préféré mourir que de me mettre à genoux pour briser des mottes de terre. Maintenant, je pense que mes plantes m’ont sauvé la vie, d’une certaine manière.
— C’est votre oasis…
— C’est exactement ça, oui : une oasis dans un désert de sentiments… Parlant d’oasis, voudriez-vous boire quelque chose ? Je pense qu’il me reste du thé glacé. Ce n’est pas un truc en canette, rassurez-vous. Je l’ai préparé moi-même avec du thé vert et de la menthe de mon jardin. Mais peut-être préférez-vous un café ? À votre âge, je préférais le café…
L’idée de lui parler de son jardin n’était pas si bête, après tout, reconnaît Chloé : en lui offrant une distraction, je lui ai permis de recouvrer ses esprits. Elle risque d’en avoir besoin pour entendre la suite.
— Du thé glacé, ça irait. Mais vous êtes sûre que…
— Restez ici, je vais aller chercher ce qu’il faut. Ça me fera du bien de me secouer un peu. Vous me direz ensuite ce que vous savez. Je crois que je suis prête à tout entendre. Merci de m’avoir donné du temps pour encaisser le coup.
Madame Laganière se lève et se dirige d’un pas qu’elle voudrait assuré vers une porte-moustiquaire qui donne sur la cuisine. D’où elle est, Chloé peut la voir ouvrir la porte du frigo pour y prendre un pichet, puis sortir des verres d’une armoire et y ajouter des glaçons. Elle revient bientôt dans la cour, marchant plus lentement cette fois-ci, mais sans pouvoir empêcher les glaçons de s’entrechoquer, produisant ainsi une musique aussi joyeuse qu’incongrue.
Chloé a à peine le temps de saisir son verre que la directrice commence à parler.
— Ça fait trente-trois ans que je me demande comment je réagirais si un policier se présentait à la porte pour m’annoncer que Marie-Thérèse est morte. Ça ne s’est pas du tout passé comme je l’avais prévu. J’ai toujours imaginé que ce policier serait un homme, vous comprenez : il faut croire que je ne me suis pas encore vraiment habituée à voir des femmes accomplir votre travail. J’avoue que je reste encore étonnée quand je vois deux jeunes policières sortir d’une voiture de patrouille… C’est une surprise agréable, bien sûr. Je serais curieuse de savoir quel âge vous avez ? Vous me paraissez tellement jeune.
— J’ai vingt-six ans.
— Vous ne les faites pas. Vous êtes nouvelle dans la région ? Je connais tout le monde, par ici, et je ne crois pas vous avoir déjà rencontrée…
— Je viens de Montréal. Je viens tout juste de m’installer à Milton.
— De Montréal ?
Madame Laganière a froncé les sourcils en prononçant ce mot, ce qui n’a pas étonné Chloé. Pour les gens de la génération de la directrice, personne ne partait jamais de Montréal ou de Québec pour s’installer à Milton. Pour eux, Milton serait toujours une ville que les jeunes abandonnaient pour aller vivre en ville – et les policiers seraient toujours des hommes moustachus et ventripotents se nourrissant exclusivement chez Dunkin Donuts.
— Est-ce que je peux vous demander pourquoi vous êtes venue ici ? Si ce n’est pas trop indiscret, bien sûr…
Je viens de lui annoncer qu’on a retrouvé le squelette de sa sœur, s’étonne Chloé, et la voilà qui discute du sexe des policiers et qui me pose des questions sur mon parcours professionnel. Mais est-ce si bizarre, à bien y penser ? On agit de la même façon au salon funéraire, alors qu’on passe en quelques secondes du rire aux larmes, des potins les plus insignifiants aux confidences troublantes. Peut-être sent-elle le besoin de diluer l’information dans du small talk, comme disent si bien les Anglais. Peut-être aussi essaie-t-elle inconsciemment de reprendre le contrôle de la conversation. Ce n’est certainement pas le genre de femme à se laisser manipuler, et elle doit aimer savoir à qui elle a affaire.
— Je pourrais vous répondre que j’aime le plein air, et ce serait une bonne partie de la vérité. Je pourrais aussi vous dire que je déteste passer huit heures par jour dans les bouchons de circulation rien que pour me rendre à mon travail, et ce serait tout aussi vrai. Mais la principale raison, c’est que j’ai de l’ambition. À Montréal, j’aurais patrouillé pendant dix ans dans le centre-ville avant d’obtenir le grade de sergent détective et on me ferait enquêter pendant dix autres années sur des vols de dépanneurs avant de me confier quelque chose d’intéressant. Ici, au moins, on n’a pas peur de me donner des responsabilités.
— … Le dossier de Marie-Thérèse fait partie de ces responsabilités, si je comprends bien ? N’êtes-vous pas un peu jeune pour cela ?
— À quel âge avez-vous commencé à travailler, madame Laganière ?
— À vingt-deux ans. J’ai commencé comme enseignante au primaire, puis j’ai monté les échelons.
— Vous n’aviez que vingt-deux ans, et la personne qui vous a engagée n’a pas hésité à vous confier une trentaine d’enfants ?
— … Vous avez raison. Excusez-moi, c’est que…
— Je vous comprends, coupe Chloé pour la tirer de son embarras. Si nous vivions dans une grande ville, vous auriez en face de vous un inspecteur d’âge mûr – probablement un homme, d’ailleurs –, qui en aurait vu de toutes les couleurs. Il aurait beaucoup plus d’expérience que moi dans les enquêtes criminelles et vous aurait peut-être davantage inspiré confiance. Si on avait trouvé votre sœur il y a un mois, c’est aussi un collègue plus âgé qui aurait pris les commandes de l’enquête. Mais nous sommes en période de vacances, et c’est sur moi que ça retombe. On m’a confié l’enquête, et je vous jure que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour comprendre ce qui est arrivé. Je n’ai peut-être pas beaucoup d’expérience, mais j’ai de l’énergie à revendre, croyez-moi.
— Je ne voulais pas vous offusquer, pardonnez-moi… Vous avez bien fait de remettre les pendules à l’heure… Maintenant, dites-moi ce que vous savez. Vous avez retrouvé des ossements tout près d’ici ?
— La semaine dernière, le propriétaire d’un chalet du lac Abénakis, M. Sicotte… Vous le connaissez peut-être, au fait ? Il est avocat…
— Le nom ne me dit rien, désolée.
— M. Sicotte a donc abattu un arbre mort. Il a découvert des ossements parmi les racines. Il a aussitôt prévenu la police…
— Attendez un peu : Marie-Thérèse a disparu à Rivière-du-Loup, et son automobile a été retrouvée tout près de son motel. Comment a-t-elle pu en revenir pour être enterrée tout près d’ici ?
— Elle a très bien pu rentrer en autobus, ou en stop, ou encore en automobile avec quelqu’un d’autre. Ça reste à éclaircir. Tout ce que nous savons de façon certaine, c’est qu’il s’agit bien de votre sœur.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?
— Le crâne était presque intact. Les experts du laboratoire ont pu comparer les dents avec les radiographies du dentiste.
— … Celles du docteur Hébert ?
— Je n’ai pas retenu le nom du dentiste. Je pourrai vérifier.
— Il doit s’agir de lui. C’était le dentiste de la famille. Je me souviens que j’avais été choquée quand les policiers lui avaient demandé des radiographies, à l’époque. Je ne pouvais pas accepter l’idée qu’elle puisse être morte et que nous puissions un jour en avoir besoin… Mais attendez un peu : c’est tout ce que vous avez comme preuve ? C’est sur la foi de deux ou trois plombages qui se ressemblent que vous concluez que les ossements sont bien ceux de Marie-Thérèse ?
— C’est beaucoup plus précis que ça, croyez-moi. Il n’y a pas deux personnes qui ont une dentition identique sur la terre, pas même les vrais jumeaux. Le laboratoire de sciences judiciaires de Montréal est réputé pour ce genre d’expertise. Le docteur Daoust, qui a signé le rapport, est une sommité internationale. Il paraît qu’il aurait servi de modèle pour un des personnages de Kathy Reichs.
— … Kathy Reichs ?
— L’auteure de romans policiers… Vous ne la connaissez pas ?
— Je lisais ce genre de romans quand j’étais jeune, mais j’ai arrêté depuis longtemps.
— Je peux vous assurer que cette technique d’identification est aussi valable que les comparaisons d’empreintes digitales, poursuit Chloé. Le docteur Daoust affirme dans son rapport qu’il n’y a aucun doute sur l’identité de la victime.
— Est-ce qu’on peut s’en assurer autrement ?
— Les os ne sont plus en assez bonne condition pour que les tests d’ADN soient valables. Ils ont passé trop de temps dans le sol et ils ont pu être contaminés. Je vous garantis cependant qu’il n’y a aucun doute possible sur l’identité du corps retrouvé.
— Vous pensez donc que Marie-Thérèse aurait été… aurait été assassinée à Rivière-du-Loup, puis ramenée ici pour y être enterrée ?
— Je ne peux pas avoir la certitude qu’elle a été assassinée, ni même qu’elle est morte à Rivière-du-Loup. Nous savons de façon certaine qu’elle est décédée il y a un peu plus de trente ans, et c’est à peu près tout. Les ossements que nous avons retrouvés ne nous disent rien d’autre. Il n’y a aucune trace de violence…
— Elle ne s’est quand même pas enterrée elle-même !
— C’est vrai, mais elle aurait pu mourir accidentellement et quelqu’un aurait pu l’enterrer par la suite. On peut aussi imaginer un pacte de suicide qui aurait mal tourné – si je puis dire… Je vous accorde que l’hypothèse la plus probable est celle du meurtre, mais nous ne pouvons pas en être absolument certains.
— Ce M. Sicotte, le propriétaire du terrain, qui est-il au juste ?
— D’après mes recherches, Maître Sicotte a acheté ce terrain il y a une douzaine d’années d’un certain M. Arsenault, qui l’a lui-même acheté de M. McPhee, qui en a lui-même hérité de son père. Ce M. McPhee – le père – était un fermier qui avait eu l’idée de construire des chalets en bois rond au bord du lac pour les louer à des touristes. Les chalets ont été démolis depuis longtemps, et la famille McPhee ne tenait pas de registres des locations. Connaissez-vous quelqu’un qui aurait loué un de ces chalets, ou qui aurait eu une propriété là-bas, à cette époque ?
— Tout le monde a déjà eu un chalet au lac Abénakis. Autrefois…
Chloé s’attendait à cette réponse, tout comme elle s’attendait à cet autrefois. Elle aurait même pu prévoir le ton que madame Laganière emploierait pour le dire. À les entendre, tous les habitants de Milton avaient passé des étés de rêve au lac Abénakis, autrefois. On y louait des chalets pour une bouchée de pain, autrefois ; on pouvait s’installer n’importe où pour faire du camping, autrefois ; on y faisait des pêches miraculeuses, autrefois… Entre cet autrefois et aujourd’hui, les terrains avaient été rachetés par de riches avocats de Montréal et de Québec, qui y avaient construit des « chalets » qu’on aurait appelés des palaces partout ailleurs dans le monde, et une nuée d’artistes de la télévision a ensuite fait main basse sur toutes les anciennes maisons de ferme des environs pour les transformer en musées dédiés aux rouets et aux courtepointes. La rumeur veut que des stars de Hollywood aient vécu sur de vastes domaines, du côté américain du lac (il semble en fait qu’il n’y ait jamais eu qu’une seule vedette et qu’elle ait revendu son domaine depuis longtemps, mais personne ne tient à le vérifier). Chloé a aussi souvent entendu dire que certaines de ces demeures luxueuses ne sont jamais habitées et qu’elles appartiennent en fait à des caïds de la drogue, des cheiks arabes ou des capitalistes chinois qui ne les ont achetées que pour spéculer. Chaque lac a ses monstres, et ceux du lac Abénakis sont riverains plutôt que marins. Chloé peut facilement comprendre que les gens de la place aient senti le besoin d’inventer de telles bêtes imaginaires pour incarner leur rancœur : le lac Abénakis a plus de quarante kilomètres de long et, à quelques exceptions près, aucun des habitants de Milton n’y a plus accès.
— Vous dites que tout le monde avait un chalet… Est-ce que ce tout le monde comprend des membres de votre famille ? Quelqu’un qui aurait été proche de Marie-Thérèse ? Un ami, un amoureux ? Vos parents ?
— Mes parents étaient plutôt portés vers les États-Unis. Chaque été, nous descendions à Cape Cod, parfois même jusqu’à Myrtle Beach… Excusez-moi de vous poser la question à nouveau, mais êtes-vous sûre, absolument sûre qu’il s’agit bien d’elle ?
— Il n’y a aucun doute.
— Et vous me dites qu’elle a été retrouvée au lac Abénakis ?
— C’est bien ça, oui…
— Moi qui pensais avoir imaginé tous les scénarios…
Madame Laganière fronce les sourcils tour à tour, comme si une intense partie de Tetris se déroulait dans son cerveau : un bloc aux formes irrégulières vient de tomber du ciel, et elle n’arrive pas à le caser. La pauvre femme n’a pas fini de voir tomber des blocs, se dit Chloé. Ça ne fait que commencer…
— Nous avons aussi découvert autre chose…
— Quoi donc ?
— Marie-Thérèse n’était pas seule dans sa fosse. Il y avait deux squelettes entremêlés. Les experts sont presque certains que les deux corps ont été enterrés en même temps.
Madame Laganière pâlit et ses yeux s’écarquillent.
— … Savez-vous… savez-vous de qui il s’agit ? réussit-elle à dire.
— Nous savons que c’était un homme qui avait la jeune vingtaine au moment du décès, mais son identité n’a pas été établie formellement. Marie-Thérèse avait-elle un amoureux, au moment de sa disparition ? Avait-elle vécu une rupture difficile peu de temps auparavant ?
— Marie-Thérèse a eu de nombreux amoureux, et elle n’en a eu aucun. Sa vie sentimentale était très compliquée… Vous n’avez pas pu identifier cette personne par sa dentition ?
— Si nous avions les radiographies de votre sœur dans nos dossiers, c’est parce que le sergent Rochon avait eu la bonne idée de les conserver. On ne peut malheureusement pas demander à tous les dentistes du pays de garder tous leurs dossiers ouverts, au cas où ils pourraient nous être utiles un jour. Les dossiers inactifs sont généralement détruits après cinq ans… Vous ne voyez vraiment pas de qui il peut s’agir ? Quelqu’un qui avait le même âge que votre sœur, et qui aurait disparu en même temps qu’elle…
— Il n’y a rien qui me vient à l’esprit, désolée.
— Est-ce que le nom de Denis Dostaler vous dit quelque chose ?
La directrice n’aurait pas été plus étonnée si Chloé avait fait sortir un lapin de son chapeau.
— … Denis Dostaler ?
— Un homme de petite taille…
— Je sais très bien de qui vous voulez parler. Denis Dostaler ! Si je m’attendais à ça !
— Que pouvez-vous me dire à son sujet ?
— Il a été le premier amoureux de Marie-Thérèse, quand elle avait… quinze ou seize ans, je dirais. Denis Dostaler… Qu’est-ce qui vous fait croire que ça pourrait être lui ?
— Aussitôt que l’identité de votre sœur a été établie, j’ai fait une recherche par mots-clés dans les dossiers des personnes disparues. C’est ainsi que j’ai appris qu’un certain Denis Dostaler avait déjà vécu à Milton – c’était mon mot-clé – et qu’il avait été porté disparu en 1978. Il vivait alors à Kelowna, en Colombie-Britannique. Cela explique que vous n’en ayez jamais entendu parler.
— … Attendez un peu… Il a été porté disparu en 1978 et il serait mort en 1976 ? Ça ne tient pas debout !
— Les experts ne peuvent pas se prononcer de façon précise sur l’année des décès. Rien n’interdit d’imaginer qu’ils sont tous les deux morts en 1978, mais on peut aussi présumer qu’il est mort en 1976 et que personne n’ait songé à signaler sa disparition. Ça me semble plus probable. Certaines personnes n’ont pas de famille ni d’amis proches. S’ils disparaissent dans la nature – ou à Kelowna, à l’autre bout du pays –, il peut se passer beaucoup de temps avant qu’on fasse appel à la police. Il y a aussi des situations où personne ne s’inquiète jamais, évidemment, mais revenons à Denis. Dans son cas, c’est sa banque qui a demandé à ce qu’on fasse une enquête : il avait emprunté deux mille dollars pour acheter une automobile et les remboursements se faisaient par prélèvements automatiques. Au bout d’un certain temps, toutefois, les réserves de Denis se sont épuisées. C’est lorsque la banque a cherché à le joindre qu’on a découvert que personne ne l’avait vu depuis deux ans. Une enquête a été ouverte à Kelowna, mais elle n’a jamais abouti. Personne ne pouvait faire le lien avec la disparition de Marie-Thérèse, survenue deux ans plus tôt à plus de quatre mille kilomètres de là. Pourriez-vous me parler de lui ? Comment le connaissiez-vous ?
— Denis Dostaler… Ça me semble tellement incroyable… Denis a été un des premiers prétendants de ma sœur. Marie-Thérèse était une très belle fille, très populaire. Elle n’avait qu’à lever le petit doigt pour sortir avec qui elle voulait. Chaque fois que le téléphone sonnait, le soir, à la maison, ma mère disait : « Bon, en voilà un autre qui s’essaie… » Personne n’a compris pourquoi elle avait jeté son dévolu sur ce pauvre Denis. Ce que je vais vous dire n’est pas très charitable, mais tout le monde a pensé qu’elle l’avait choisi par charité, justement. Denis n’était pas très beau ni très grand, il zozotait, c’était le loser total, le reject, comme on dirait aujourd’hui. Je l’avais surnommé son « deux de pique ». Il était comme le chien de poche de ma sœur : il l’accompagnait partout, toujours prêt à se fendre en quatre pour lui rendre service.
— Combien de temps sont-ils sortis ensemble ?
— Je dirais un mois ou deux, pas plus. En fait, je ne sais même pas si on peut affirmer qu’ils sont vraiment sortis ensemble. Ils se sont tenus par la main et ils se sont peut-être embrassés deux ou trois fois au cinéma, ce genre de choses. Je ne pense pas que ce soit allé beaucoup plus loin. N’allez pas les imaginer comme un couple d’amoureux…
— Pas besoin d’aller très loin pour être amoureux…
— Vous avez raison. Mais s’il y en a un des deux qui était amoureux, c’était lui. Avec ma sœur, c’était la règle : elle était du genre à se laisser aimer, sans jamais s’engager.
— Ça s’est terminé comment ?
— Je suppose que Marie-Thérèse a fini par le congédier. C’est toujours elle qui rompait. Je me souviens que le pauvre Denis a téléphoné souvent, par la suite, et que nous avions la consigne de lui dire que Marie-Thérèse était absente. Il lui a aussi écrit plusieurs lettres… Il était solidement accroché, le pauvre garçon…
— Et ensuite ?
— Attendez un instant, que je remette mes idées en ordre… Denis est parti vivre à Montréal peu de temps après, si je me souviens bien… Je n’ai jamais eu de ses nouvelles depuis. Je suppose qu’il a dû finir par abandonner la partie.
— Pouvez-vous me parler de la famille de Denis ?
— Il n’avait pas vraiment d’attaches à Milton. Il vivait avec sa mère, qui travaillait à l’hôpital comme préposée aux bénéficiaires. Ils habitaient rue Delisle, tout près des Halles. C’était avant que le quartier soit transformé, évidemment. À l’époque, c’était très pauvre.
— Il n’avait ni frère ni sœur ?
— Pas que je sache, et je pense qu’il n’avait jamais connu son père.
— Est-il possible que Marie-Thérèse et Denis aient renoué un peu plus tard ?
— Ça m’étonnerait. Ma sœur n’a jamais manqué de soupirants. Elle pouvait facilement trouver mieux.
— Il y a pourtant de bonnes raisons de penser qu’ils ont partagé leur dernier sommeil.
— J’ai beaucoup de mal à y croire… Vous dites que les squelettes étaient entrelacés ?
— Ça ne veut pas dire qu’ils sont morts dans cette position. Ils ont probablement été jetés un après l’autre dans une fosse, puis enterrés. Le temps et la pression de la terre ont fait le reste.
— On dirait Roméo et Juliette… Qui a bien pu faire une chose pareille ?
— C’est ce que je veux essayer de comprendre. Vous devinez sans doute que j’ai encore beaucoup de questions à vous poser…
— Encore ?
La directrice a prononcé ce mot sur un ton où l’irritation se mêle au découragement, et ses épaules baissent de trois crans. Elle qui semblait si sûre d’elle-même est maintenant abattue.
— Je suis désolée, dit Chloé. Je ne voulais pas…
— Excusez-moi, reprend la directrice sur un ton plus accommodant, comme si elle reprenait tout à coup ses esprits. Ce n’est pas votre faute… C’est juste que…
Elle avale quelques gorgées de thé glacé, regarde à gauche et à droite, et se redresse enfin un peu, comme si le thé l’avait stimulée. Mais le remontant n’agit pas longtemps puisque ses épaules retombent encore une fois tandis que ses yeux s’embuent.
— Écoutez, nous pouvons poursuivre cette conversation un autre jour, si vous voulez, propose Chloé. Je vous ai causé un choc en vous apprenant cette nouvelle, et je comprends que…
— Non, vous ne comprenez pas. Je suis désolée de vous répondre de cette manière, mademoiselle, mais vous ne pouvez pas comprendre… Ils sont tous là à vous dire qu’ils comprennent, mais à moins d’avoir vécu ce genre de situation, personne ne peut comprendre. J’ai répondu à douze mille questions de policiers qui ont enquêté sur Marie-Thérèse il y a trente-trois ans de cela. Le sergent Rochon me téléphonait dix fois par jour, nous avons épluché tous les papiers de Marie-Thérèse, parlé à tous ses amis, et ça n’a rien donné. Je me suis posé à moi-même dix fois plus de questions depuis ce temps-là, et je n’ai jamais obtenu le début du commencement d’une réponse. Et vous venez me voir aujourd’hui pour me dire que vous allez encore me poser des questions, que je vais encore me triturer l’esprit… J’ai déjà tout dit, pouvez-vous comprendre ça ? J’ai déjà tout dit et je ne tiens pas vraiment à ce que ça recommence…
Chloé est sur le point de répondre je comprends, mais réussit de justesse à se retenir. Elle se contente de fixer le sol, tout en observant du coin de l’œil madame Laganière, dont le regard se perd encore une fois en direction du jardin d’eau. Elle semble à nouveau aux prises avec une pluie de blocs qu’elle ne sait où caser et finit par se secouer la tête, comme pour commencer une nouvelle partie.
— Excusez-moi, dit-elle enfin sur un ton plus ferme. Vous avez été un peu vexée, tantôt, quand j’ai évoqué votre âge. J’imagine que j’ai touché une corde sensible. Vous venez de toucher une corde sensible à votre tour en me parlant de questions… Vous voulez vraiment reprendre l’enquête à partir du début ?
— La situation est maintenant très différente…
— Je sais bien, mais qu’espérez-vous trouver, si longtemps après les faits ? On a interrogé mon frère, mes parents, les amis de Marie-Thérèse, les amis de ses amis, on a fouillé dans ses lettres et dans son carnet d’adresses, on a feuilleté chacun des livres de sa bibliothèque, on a relevé toutes les empreintes digitales qu’on a pu détecter dans sa chambre et on les a comparées avec celles de tous les criminels du pays et même avec celles des membres de la famille, on a offert des récompenses en argent à quiconque nous fournirait un indice, ma mère a même consulté un médium qui l’a dépouillée de cinquante dollars en même temps que de ce qu’il lui restait d’espoir… Croyez-vous vraiment que vous allez trouver quelque chose qui a échappé à tout le monde, en posant les mêmes questions aux mêmes personnes, trente-trois ans plus tard ? Croyez-vous sérieusement que ce soit possible ?
— Je vais vous dire franchement ce que je pense, répond
Chloé en s’avançant sur le bout de la chaise pour se rapprocher
de son interlocutrice. Si on avait retrouvé les ossements de
Marie-Thérèse dans un boisé de la région de Rivière-du-Loup, je vous dirais sans doute qu’il vaut mieux clore
l’enquête. Votre sœur aurait probablement été victime d’un
psychopathe sorti de nulle part, une de ces bêtes sauvages qui
frappent au hasard et disparaissent dans le paysage. À moins
qu’ils récidivent ailleurs ou qu’ils finissent par avouer leurs
crimes, on ne les démasque jamais. Mais Marie-Thérèse a été
enterrée près d’ici, et ça change tout. Nous trouverons peut-être quelqu’un, quelque part, qui nous dira pourquoi Denis
Dostaler est parti de Kelowna pour se retrouver à Milton.
N’oublions pas non plus que Marie-Thérèse ne s’est pas
enterrée toute seule, comme vous l’avez souligné vous-même.
Il y a nécessairement quelqu’un qui était présent. Quelqu’un
qui a creusé la fosse et jeté la terre sur les deux corps. Si nous
écartons l’idée d’un prédateur anonyme, nous pouvons
penser que Marie-Thérèse ou Denis – ou peut-être les deux
– connaissaient cette personne. Il est donc possible que vous
la connaissiez, vous aussi. La plupart des meurtres sont
commis par des gens qui sont très proches de la victime.
— Vous pensez donc qu’il s’agit d’un meurtre. D’un double meurtre…
— Jusqu’à preuve du contraire, c’est l’hypothèse la plus vraisemblable. Mais laissez-moi continuer. Les policiers qui ont mené l’enquête il y a trente-trois ans ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais ils recherchaient une personne disparue. Ils ne savaient pas si Marie-Thérèse était morte ou vivante, ils ignoraient où elle était et ils n’avaient aucune idée de ce qui avait pu se produire. J’arrive un peu tard dans le décor, c’est vrai, mais je n’ai pas, comme eux, à chercher une aiguille dans une botte de foin. Je sais que Marie-Thérèse est morte et qu’elle a été enterrée au lac Abénakis en compagnie de Denis Dostaler. Et je sais surtout qu’il existe au moins une personne qui sait très bien ce qui s’est passé, ce jour-là. Je n’ai peut-être qu’une chance sur mille de la retrouver, mais ça ne me dérange pas le moins du monde. Ce qui me dérangerait, c’est de ne pas avoir essayé.
Chloé a l’impression d’avoir marqué un point : la directrice lève la tête et regarde au-delà de son jardin, par-dessus la cime des arbres, comme si elle y cherchait un brin d’espoir qui passerait là par hasard, accroché à un nuage.
— … Qu’est-ce que vous comptez faire, exactement ?
— Je dois d’abord essayer de trouver la mère de Denis Dostaler. Elle a le droit de connaître la vérité, elle aussi, et peut-être que j’apprendrai quelque chose par la même occasion. Au fait, auriez-vous une photo de Denis ?
— Il y en a une dans l’album de ma sœur, oui. Mais comment ferez-vous pour joindre sa mère ? Elle a quitté la région depuis longtemps…
— Vous m’avez dit qu’elle avait travaillé à l’hôpital ? On peut faire beaucoup de chemin avec un numéro d’assurance sociale. Je voudrais aussi que vous m’accompagniez au lac Abénakis.
— … Vous voulez me montrer les ossements ?
— Non. Ils sont encore au laboratoire. Tout ce que vous verrez, c’est un arbre déraciné et une fosse entourée d’un ruban jaune. On ne devrait pas tarder à enlever ce ruban, d’ailleurs. On a fouillé systématiquement les lieux, mais on n’a pas trouvé d’indice.
— Pourquoi voulez-vous m’y emmener ?
— Peut-être que les lieux vous rappelleront quelque chose, ou quelqu’un. Je suis obligée d’enquêter dans les mémoires des témoins, et vous êtes sa plus proche parente. Personne ne la connaissait mieux que vous.
— C’est bon. Je vous accompagnerai.
— Parfait. Est-ce que je pourrais passer vous prendre demain après-midi ? Disons vers treize heures ? J’aurai évidemment d’autres questions à vous poser à ce moment-là. Je suis désolée, mais c’est encore la meilleure méthode pour obtenir des réponses.
— Je ferai tout ce que je peux pour vous aider. Quand est-ce que je… que la famille pourra récupérer les ossements ?
— J’imagine que les experts du laboratoire n’auront pas d’objection à vous les rendre le plus rapidement possible.
— Tant mieux. Savez-vous ce qui est le plus difficile, quand un proche disparaît de cette manière ?
— Je n’ai jamais vécu ce genre de situation, mais je suppose que cela a à voir avec le deuil ?
— Exactement. On passe par toutes les étapes normales – le déni, la colère, la dépression –, mais on n’arrive jamais à retomber sur ses pieds. On recommence le même cycle, encore et encore, pendant des années… Il se passe parfois une semaine ou deux sans qu’on y pense, et c’est à ce moment-là qu’on croit voir le visage de la disparue dans la rue, ou à la télévision, ou dans un magasin. On réussit à l’oublier encore une fois pendant une semaine ou deux, mais notre cœur s’affole quand le téléphone sonne : et si c’était elle ? On décroche, le cœur battant, pour tomber sur un courtier d’assurances, ou une maison de sondage, ou un mauvais numéro… Et je ne vous parle pas de toutes ces fois où l’on se réveille en sueur, au milieu de la nuit, en proie à un rêve trop réel…
Madame Laganière se tait un moment et ouvre grands les yeux, comme si un de ces rêves s’était enfui de sa nuit pour venir la hanter. Elle doit se secouer la tête avant de poursuivre.
— Avez-vous déjà entendu parler des douleurs fantômes que ressentent les amputés ? reprend-elle.
— … Bien sûr, répond Chloé.
— C’est difficile à comprendre, n’est-ce pas ? Et sans doute encore plus difficile à accepter : comme si ce n’était pas assez d’avoir perdu un bras, voilà qu’il vous fait souffrir ! Mais imaginez qu’on vous a amputé d’un bras, qu’il continue à vous faire mal, et qu’en plus vous savez que ce bras disparu existe encore, quelque part dans le monde, qu’il est encore vivant, qu’il suffirait de le retrouver pour se le greffer et reprendre sa vie normale… Imaginez que vous y rêviez chaque nuit… Il y a de quoi devenir fou, non ? Voilà ce qu’on vit quand un proche disparaît sans laisser de trace : on se rend fou à force de mélanger les rêves aux souvenirs. Et si jamais on arrive à oublier son malheur, pour quelques heures, quelques jours – si on se donne le droit de vivre –, on est rongé par la culpabilité. Je pense souvent à ces pauvres parents qui perdent un de leurs enfants : comment font-ils pour survivre ?
Lysiane contemple une fois de plus sans le voir le jardin d’eau, puis elle se redresse et fixe Chloé droit dans les yeux.
— Je veux que vous remettiez très bientôt les ossements à la famille. Je veux que ma sœur soit enterrée ici, à Milton, avec une cérémonie et une vraie sépulture.
— Je ferai tout ce que je peux pour que vous puissiez procéder le plus rapidement possible, faites-moi confiance.
— Merci. Est-ce que je peux téléphoner à mon frère pour lui apprendre la nouvelle, ou voulez-vous vous en charger ?
Chloé hésite un instant : elle devrait sans doute annoncer elle-même la nouvelle à Luc pour observer ses réactions à chaud, mais de quel droit retiendrait-elle une information qui appartient maintenant à la famille ? Ils avaient attendu assez longtemps, après tout. Sans compter que ce Luc n’a pas été d’un grand secours lors de la première enquête, s’il faut en croire les rapports de Rochon.
— Vous pouvez le lui dire. Vous pouvez aussi l’avertir que j’irai bientôt lui poser quelques questions.
— J’aime autant vous prévenir que vous n’en tirerez pas grand-chose. Luc n’est pas très expressif, si vous me permettez la litote. Oui, non, peut-être, c’est à peu près tout ce qui sort de sa bouche quand il se sent en verve. La plupart du temps, il se contente de hocher la tête. Mon frère n’a jamais su ce que c’était qu’une conversation.
— Était-il proche de Marie-Thérèse ?
— Il est difficile d’imaginer deux personnalités plus dissemblables. Marie-Thérèse aimait s’entourer d’une foule de gens, mais Luc n’a jamais été proche de qui que ce soit. Il n’a jamais aimé autre chose que les trains.
— … Les trains ?
— Quand il était petit, il s’assoyait à côté de la voie ferrée pendant des heures pour les regarder passer. Il comptait les wagons et prenait en note les numéros des locomotives. Quand on allait en vacances aux États-Unis, mon père devait lui promettre de visiter des musées ferroviaires ou des gares de triage. C’était une véritable fixation. C’est très masculin, ce genre de comportement. Pouvez-vous imaginer une femme s’exciter à la vue d’un moteur diesel ?
— Qu’est-ce qu’il fait aujourd’hui ? s’informe Chloé en ignorant la dernière question.
— Il travaille en informatique, mais ne me demandez pas ce qu’il fabrique exactement. Je n’en ai aucune idée. Quand vous irez le voir, demandez-lui de vous montrer son train électrique, au sous-sol. C’est à peu près le seul sujet sur lequel il peut se montrer un peu volubile. Vous pourrez peut-être en tirer quelque chose, à condition de ne pas le regarder dans les yeux. Sa femme est très… particulière, elle aussi. Ils se complètent vraiment bien.
— Je suppose qu’elle parle pour deux ?
— Pas du tout, non. C’est la timidité incarnée. Si vous voulez la mettre au supplice, invitez-la à prendre position sur n’importe quel sujet. Elle aura tellement peur de vous contredire ou de vous froisser qu’elle disparaîtra sous le tapis… Voulez-vous voir la photo de Denis ? Je peux vous montrer la chambre de Marie-Thérèse, par la même occasion. Elle est absolument intacte.
— … Vous voulez-dire que…
— Je sais ce que vous pensez. Bien des gens éprouvent un malaise quand je leur fais visiter la chambre de ma sœur. Ils ont l’impression que je me complais dans la nostalgie, que je suis victime d’une sorte de maladie morbide, que je devrais me débarrasser de tout ça et recommencer une nouvelle vie, mais il n’y a pas de nouvelle vie possible. Il n’y en a qu’une seule, et elle tourne en rond. Il m’est arrivé au moins trois fois de mettre toutes les possessions de Marie-Thérèse dans des boîtes et d’aller les déposer dans la cave. Je voulais repeindre les murs et transformer sa chambre en boudoir, en salle de couture, n’importe quoi… J’ai tout mis dans des cartons, tout descendu à la cave, mais je n’ai jamais été capable de dormir. Le lendemain matin, je remontais les boîtes et je remettais ses affaires en place.
— Vous avez toujours habité ici ?
— Oui. Quand mon père est mort, ma mère a voulu vendre la maison, mais je m’y suis opposée. Il a été encore une fois question de la vendre à la mort de ma mère, mais j’ai racheté la part de mon frère. J’ai toujours espéré que Marie-Thérèse allait rentrer, vous comprenez ? J’imaginais qu’elle avait reçu un choc sur la tête il y a trente-trois ans, comme dans les mauvais romans, et qu’un autre choc lui ferait recouvrer ses esprits… Dans mes rêves, elle avait toujours vingt ans… Voulez-vous visiter sa chambre tout de suite ?
— Pourquoi pas ?
Ce n’est pas seulement la chambre qui est restée intacte, pense Chloé en traversant la cuisine et la salle à manger pour se diriger vers l’escalier, c’est toute la maison : il y a un harmonium dans le salon, des napperons de dentelle sur les guéridons, des canards de bois et de vieux livres reliés en cuir dans des bibliothèques vitrées…
— Mon père s’est toujours défini comme un progressiste, explique la directrice, mais pour tout ce qui touchait à sa maison, il était ultraconservateur. Il n’a jamais été question d’utiliser d’autres matériaux que du bois pour remplacer les fenêtres et il n’a même pas voulu faire cristalliser les planchers. Ils sont encore cirés et polis à la main. C’est toute une affaire de trouver de la bonne cire… Quand j’étais jeune, je le trouvais vieux jeu, mais aujourd’hui, je pense qu’il a fait le bon choix. C’était plutôt contradictoire, vous ne trouvez pas, ces révolutionnaires qui décapaient de vieilles commodes coloniales ?
— Je croyais que c’était plutôt les gens de votre génération qui avaient décapé leurs meubles. Mes parents m’ont raconté qu’ils avaient passé beaucoup de temps à décaper des boiseries, eux aussi.
La directrice s’arrête au milieu de l’escalier et se retourne vers Chloé, comme si elle avait eu une révélation.
— Quel âge ont vos parents, dites-moi ?
— Mon père vient d’avoir cinquante ans. Ma mère les aura bientôt…
— Vous me donnez un coup de vieux, mademoiselle : vos parents sont plus jeunes que moi ! Je suppose que je ne peux pas vous le reprocher. On ne peut quand même pas exiger de tout le monde qu’ils soient nés la même année… Mais vous avez raison : mon père a toujours été en avance sur son temps, même pour reculer dans le passé.
Elle grimpe à nouveau les marches en secouant la tête, comme pour chasser quelque idée désagréable, et s’arrête sur un vaste palier que Chloé appellerait un boudoir. (Comment nommer autrement ce genre de petit salon meublé d’antiquités et de fauteuils décoratifs que personne n’utilise jamais ? À quoi peut servir une telle pièce sinon à bouder ?)
Trois portes donnent sur ce palier. Madame Laganière ouvre celle qui se trouve à gauche, et s’écarte pour laisser entrer Chloé.
Intimidée, celle-ci fait deux pas et s’arrête sur le seuil de la chambre. Elle regarde le lit couvert d’une courtepointe et la vieille commode surmontée d’un miroir, sur laquelle se trouvent une brosse à cheveux, un coffre à bijoux et une étoile de mer.
— Entrez, je vous en prie. Ne restez pas là…
Chloé s’avance en direction du secrétaire, placé sous la fenêtre. Un bouquet de crayons dans une vieille tasse ébréchée. Un aiguisoir. Des pinceaux. Un calepin noir qui pourrait bien être un carnet d’adresses, et qui attire aussitôt le regard de Chloé.
— Vous n’y trouverez pas grand-chose de nouveau, dit madame Laganière comme si elle lisait dans ses pensées. Le sergent Rochon a tout examiné…
— Je sais, oui. J’ai vu les photocopies du carnet d’adresses de Marie-Thérèse dans le dossier.
— Les garde-robes ont été vidées, j’aime autant vous prévenir. J’ai réussi à me débarrasser de ses vêtements il y a quelques années. Il aurait été ridicule de les conserver.
Les yeux de Chloé se posent sur un étui à guitare, à moitié dissimulé derrière un fauteuil de lecture.
— Marie-Thérèse en jouait ?
— Non seulement elle en jouait, mais elle composait des chansons. Elle avait tous les talents.
— En a-t-elle déjà enregistré ?
— Non, malheureusement, et il n’y a aucun moyen de recréer ces chansons : elle notait les paroles et les accords, mais pas les mélodies. Elle avait de l’oreille, mais ne voulait pas perdre son temps à étudier le solfège. Ça vous donne une idée de son tempérament. Marie-Thérèse était du genre à se lancer à corps perdu dans toutes sortes d’expériences artistiques – la guitare, la peinture, la poésie, le théâtre, la photographie –, mais à tout abandonner pour se lancer dans un autre projet. Le pire, c’est qu’elle avait du talent et qu’elle aurait pu réussir dans tout ce qu’elle entreprenait. Je ne dis pas qu’elle serait devenue une grande vedette, mais elle aurait certainement pu faire sa marque.
Chloé continue à examiner chaque pouce carré de la pièce, comme pour s’imbiber de chaque détail, et elle s’intéresse bientôt à une série de photos en noir et blanc protégées par des enveloppes de plastique et punaisées sur un grand morceau de liège. Chloé, qui n’avait vu jusqu’à maintenant qu’une seule photo de Marie-Thérèse – celle que Johnson avait fait circuler dans tous les commerces de Rivière-du-Loup –, n’a aucun mal à la reconnaître : quel que soit le contexte et le nombre de personnes qui l’entourent, on ne voit que ses yeux noirs, si intenses qu’ils sont presque effrayants.
Une de ces images représente une scène de famille – on y voit une toute jeune Marie-Thérèse accompagnée d’adultes qui pourraient être ses parents –, mais toutes les autres photos semblent avoir été prises sur une scène de théâtre. Marie-Thérèse y apparaît en princesse grecque, en servante, en ménagère typique des années cinquante, portant robe de chambre et bigoudis, et même en homme des tavernes affublé d’une fausse barbe ridicule. Même ainsi, elle reste belle : on oublie vite le maquillage et les déguisements pour se laisser hypnotiser par ses grands yeux.
— Quel âge avait-elle sur cette photo ?
— Seize ans. C’était sa période théâtre. En cinquième secondaire, elle était de la distribution de toutes les pièces qui étaient montées à son école. Elle était aussi du genre à faire la mise en scène, à dessiner les costumes et les affiches, à grimper dans un escabeau pour régler les éclairages. La fausse barbe, c’était pour une pièce féministe qu’elle avait écrite elle-même. Il n’y avait que des rôles d’hommes dans cette pièce, mais ils étaient tous joués par des femmes. La caricature était si cruelle qu’on ne pouvait pas s’empêcher de rire pour dissimuler son malaise. Quand je regarde les platitudes qu’on nous montre à la télévision ces temps-ci, je me dis qu’elle aurait fait des malheurs si elle était devenue auteure de téléromans, ou scénariste…
Chloé se dirige maintenant vers une bibliothèque sommaire, formée de longues planches soutenues par des briques émaillées. Quelques dizaines de vinyles sont posés sur la première planche, adossés contre le mur. Les immenses pochettes de carton sont soigneusement classées par ordre alphabétique : Aznavour, Bach, Barbara, Beatles, Brel, Byrds, Cohen, Donovan, Dylan, Ferland, Léveillée, Lussier, Cat Stevens, et ainsi de suite jusqu’à Led Zeppelin et Zappa.
On dirait la discothèque de mes parents, pense Chloé, qui note en même temps qu’il n’y a pas un grain de poussière sur la bibliothèque, pas même derrière les disques. La chambre de Marie-Thérèse est un musée soigneusement entretenu.
Sur la tablette du bas, rangés eux aussi par ordre alphabétique, des livres, tous genres confondus : Guillaume Apollinaire, Charles Baudelaire, Simone de Beauvoir, Lewis Carroll, Réjean Ducharme, Dostoïevski, Che Guevara… Chloé a l’impression, une fois de plus, de fouiller dans la bibliothèque de ses parents. Elle laisse glisser son doigt jusqu’à Stefan Zweig, revient en passant par-dessus Zola pour retirer enfin le livre qu’elle cherchait : L’écume des jours. Elle retire le livre avec délicatesse, regarde la couverture, l’ouvre tout doucement…
— Vous aimez Boris Vian ? demande la directrice.
— Pas vraiment, non. J’ai essayé plusieurs fois, mais ce n’est pas mon genre. C’est dommage, parce que c’est le livre culte de mon père. C’est d’ailleurs de là que je tiens mon prénom. Un des personnages s’appelle Chloé…
— C’est un joli prénom.
— Merci.
— Voulez-vous voir la photo de Denis ?
— Bien sûr, répond Chloé en replaçant délicatement le livre dans la bibliothèque.
— Je crois que c’est Marie-Thérèse elle-même qui l’avait prise et qui l’avait développée dans sa chambre noire. Vous pourrez apprécier ses talents de photographe par la même occasion.
Chloé se penche sur l’album, prend la photo et reste saisie. Denis est un beau jeune homme aux joues émaciées et aux grands yeux tristes, qu’on ne peut pas regarder sans avoir le goût de le serrer dans nos bras pour le consoler. Si c’est le genre d’homme que Lysiane appelle un deux de pique, donnez-m’en un jeu complet !
— N’oubliez pas que la photo a été prise par une artiste, précise son interlocutrice, comme si elle avait capté un éclair révélateur dans les yeux de Chloé. Le modèle ne rendait pas justice à sa photo, si je puis dire. En vrai, Denis était loin d’être séduisant. Et il était tout petit. Cinq pieds quatre, tout au plus.
La qualité de la photo est en effet exceptionnelle, pense Chloé, et l’impression en noir et blanc sur du papier mat accentue le côté dramatique du personnage. Il faut sans doute donner crédit à la photographe, mais Marie-Thérèse aurait-elle pu tirer un tel portrait de quelqu’un qui n’aurait eu aucun attrait ?
Si Marie-Thérèse était une artiste capable de transformer des crapauds en princes, songe Chloé, Lysiane ne pourrait-elle pas être une tout aussi grande artiste pour procéder à l’opération inverse ? Pourquoi cherche-t-elle toujours à dénigrer Denis Dostaler ? Que disait ce professeur de techniques policières, déjà ? Il faut toujours accorder la plus grande importance à ce que disent les témoins et encore plus à leur façon de le dire, mais ne jamais les croire sur parole.