Mercredi 15 juillet
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Les dossiers de Rochon sont comme des billets d’avion, pense Chloé en feuilletant une fois de plus l’épaisse liasse de papiers jaunis qui trône sur son bureau : on a beau les connaître par cœur, on les vérifie dix fois au cas où on se serait trompé de jour, de mois, d’année, de destination ou de compagnie aérienne.
Dr S. Marchessaut
Pratique à la polyclinique médicale du
boulevard Paquin. Confirme que M. T. était sa
patiente et qu'elle l'a reçue en consultation le
22 décembre 1975. M. T. lui a demandé de
renouveler son ordonnance d'anovulants. Elle
semblait par ailleurs en excellente santé.
Aucun signe de dépression.
Les caractères ont toujours l’air de sautiller sur leur ligne, mais les accents ne sont pas rouges cette fois-ci. Peut-être que Rochon avait enfin compris comment ajuster son ruban, ou alors qu’il s’en était procuré un entièrement noir. Les E sont d’ailleurs plus nets, et on ne voit plus d’ombrages dans le ventre des O et des D. Pour le reste, c’est du pareil au même : les E et les I semblent traverser la feuille, alors que les A sont plus pâles. Les Sherlock Holmes de l’époque tiraient sans doute des trésors d’informations de l’étude des lettres tapées à la machine : le suspect a utilisé une Remington portative 1954 et l’usure anormale de la cédille nous indique qu’il était gaucher et de forte corpulence… Seraient-ils aussi perspicaces si on leur offrait un texte provenant d’une imprimante moderne ? Peut-être, mais il y a fort à parier qu’ils abandonneraient aussitôt leur enquête en cours pour s’intéresser plutôt, toutes affaires cessantes, au racket des fabricants de cartouches d’encre.
Chloé se secoue la tête pour se mettre sur un mode plus productif, et quelques clics de souris lui suffisent pour confirmer ce dont elle se doutait : la polyclinique du boulevard Paquin existe toujours, mais le docteur Marchessaut a cessé d’y pratiquer. Inutile de se rendre à cette clinique pour demander à consulter le dossier de Marie-Thérèse, qui doit avoir été détruit depuis longtemps. Peut-être serait-il possible de retrouver ce médecin, si du moins elle est encore vivante, mais à quoi bon ? Vous avez reçu Marie-Thérèse Laganière en consultation le 22 décembre 1975. Pouvez-vous me confirmer que son hymen était intact ?
Ce qui est certain, c’est que Marie-Thérèse s’est fait prescrire des pilules anticonceptionnelles et que Rochon a considéré l’information comme suffisamment importante pour la noter dans son rapport. Cela implique-t-il qu’elle avait des relations sexuelles ? Pas nécessairement. Elle a pu demander une ordonnance au cas où. On peut même imaginer qu’elle voulait régulariser son cycle : bien des jeunes filles ont déjà recouru à cet argument, et bien des mères ont fait semblant de les croire. Depuis quand utilisait-elle ces pilules ? Impossible de le savoir : Rochon n’a pas cru bon de noter cette information, si du moins il l’a déjà eue en sa possession. Mais pourquoi aurait-il voulu creuser le sujet, à bien y penser ? Il lui suffisait après tout de savoir que la boîte de pilules trouvée sur la table de chevet de Marie-Thérèse était bien la sienne.
— Déjà au poste ? demande Nelson en s’installant à son bureau, une tasse de café à la main. Chantal m’a dit que tu étais arrivée avant elle…
— Je n’arrivais pas à dormir, répond Chloé en détachant difficilement les yeux de l’écran de son ordinateur, alors je suis venue vérifier deux ou trois petites choses avant de me présenter chez Luc. Il m’attend chez lui ce matin, mais je me voyais mal frapper à sa porte à cinq heures.
— Il paraît qu’il n’est pas très bavard.
— Je sais, oui. J’ai été prévenue deux fois plutôt qu’une, et même trois fois si je tiens compte de ce que Rochon a écrit à son sujet. On comprend à demi-mot qu’il ne lui a pas été d’un grand secours.
— Qu’attends-tu de lui ?
— Rochon lui a posé des questions à propos de Marie-Thérèse, mais il ne lui a sûrement jamais parlé de Denis. Je veux aller à la pêche de ce côté-là. J’aimerais aussi comprendre sa réaction : pourquoi n’a-t-il pas semblé plus affecté qu’il ne le faut par la disparition de sa sœur ? Pourquoi n’a-t-il pas participé aux recherches ? Quand ce sera fait, j’irai poser quelques questions à M. Lapierre.
— Difficile de trouver un plus grand contraste : autant Luc est fermé comme une huître, autant Laurent a de l’entregent. Tu n’auras pas de mal à le faire parler. Quel est ton plan de match avec lui ?
— Rochon devait juger qu’il disposait d’informations importantes puisqu’il est allé le voir cinq fois. Il a aussi noté qu’il semblait très troublé par la disparition de Marie-Thérèse. J’aimerais bien savoir pourquoi.
— Je peux te le dire, moi. Laurent se remettait à peine d’un divorce. Son mariage était à l’eau, sa femme était partie à Montréal en emmenant sa fille avec elle, et voilà que Marie-Thérèse, la fille de son meilleur ami, était portée disparue… Il aurait fallu être un beau sans-cœur pour ne pas être troublé. Qu’est-ce que tu sais de lui, au fait ?
— Rien d’autre que ce que j’ai lu dans les rapports de Rochon et ce que j’ai pu glaner sur le Net : il a été votre député, si j’ai bien compris ? À moins que ce soit un autre Laurent Lapierre ?
— C’est le même homme. As-tu déjà entendu parler de l’usine-école ?
— Vaguement.
— Laisse-moi te raconter l’histoire, ça en vaut la peine. Laurent a commencé à travailler à la polyvalente comme conseiller en orientation. Il se désespérait de voir les garçons abandonner les études aussitôt qu’ils avaient leur permis de conduire, alors il a eu l’idée de faire construire un petit bâtiment à côté du gymnase et d’y faire travailler ses kids, comme il disait. Il s’était entendu avec des entreprises de la région pour obtenir des contrats en sous-traitance, et il garantissait à ses jeunes un véritable emploi pendant quatre heures par jour – de quoi payer l’essence de leur précieuse automobile. Les jeunes travaillaient à l’usine le matin et ils allaient à l’école l’après-midi. S’ils manquaient une seule heure de français ou de mathématiques sans justification, ils n’avaient pas le droit de se présenter au travail le lendemain matin, et perdaient leur salaire. Ceux qui réussissaient avaient droit à une lettre de recommandation qui avait une certaine valeur dans la région. Peu importait aux patrons qu’ils aient appris la géographie ou l’histoire, au fond : ce que ce bout de papier leur disait, c’est que son détenteur avait fait preuve de ténacité. Imagine un peu le gain pour la société : l’usine-école de M. Lapierre transformait de futurs assistés sociaux – et peut-être de futurs criminels – en travailleurs qui payaient des impôts. On venait de partout au Canada pour visiter son usine, et même des États-Unis. On a fait des reportages là-dessus à la télévision. Il faut croire que c’était trop beau pour durer.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Peux-tu imaginer le nombre de personnes qu’il a fallu bousculer pour en arriver là ? Le ministère de l’Éducation, la direction de la polyvalente, les syndicats… Même la Chambre de commerce a voulu lui mettre des bâtons dans les roues : tout le monde était d’accord pour faire travailler les jeunes, mais personne ne voulait subir la concurrence d’une usine subventionnée.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquaient ?
— Un peu de tout : des corbeilles en métal, des meubles de bureau, des jouets en plastique, des cabanons à outils, des balais à neige… Laurent voulait que ses kids touchent à tous les matériaux, qu’ils expérimentent divers types de travaux. Les jeunes étaient fiers de travailler à l’usine, et Laurent était fier de leur réussite. Une fois son école bien implantée, il s’est lancé en politique. Il s’est fait élire avec l’équipe de René Lévesque.
— En novembre 1976 ?
— … Comment sais-tu ça, toi ? Tu n’étais même pas née !
— Je l’ai appris dans mon cours d’histoire.
— Je ne sais pas ce qui me surprend le plus dans ta réponse : que tu l’aies appris dans un cours d’histoire, ou que tu l’aies retenu… Laurent – ici, tout le monde l’appelle Laurent – a été élu avec une forte majorité, mais son séjour en politique a été difficile. Le gouvernement est une grosse machine qui ne se change pas du jour au lendemain, et il n’était pas doué pour les intrigues. Il s’est ensuite lancé à fond de train dans la campagne référendaire, qu’il a évidemment perdue… Il est sorti de là déprimé. Il n’a pas voulu se représenter aux élections suivantes, même s’il aurait facilement été réélu. S’il avait persisté, il serait sûrement devenu ministre. D’autres l’ont été qui avaient beaucoup moins d’envergure.
— A-t-il repris son poste à l’école ?
— Non. Il avait perdu le feu sacré. Son successeur avait peu à peu cédé aux pressions corporatistes, et le bateau prenait de l’eau par tous les côtés…
— L’usine-école existe encore, non ?
— Bien sûr, oui, mais ça n’a plus rien à voir. L’ingrédient essentiel, c’était la fierté, et elle a disparu avec son fondateur. Son école est devenue une voie de garage pour les mauvais élèves, comme tant d’autres écoles techniques. Laurent a rebondi dans l’immobilier, à la surprise générale : il n’avait aucune expérience en construction, mais il a su mobiliser des investisseurs, des constructeurs, des conseillers municipaux, des ministres… Le projet des Halles, c’est lui. Le nouveau poste de police, c’est lui aussi. C’est vraiment quelqu’un de très important pour notre petite ville. Handle with care…
— C’est compris… Y a-t-il autre chose que je devrais savoir à son sujet ?
— Je pourrais te parler longtemps de ses performances sportives, mais j’ai l’impression que ça t’ennuierait… Tu n’es pas supposée aller chez Luc, toi ?
— J’ai rendez-vous à neuf heures…
— Il est moins dix.
— Je sais, oui.
— Essaierais-tu inconsciemment de te défiler en prolongeant la conversation, par hasard ?
— Pas du tout, non. C’est très conscient, au contraire.
— Luc n’est pas aussi terrible qu’on le dit, tu vas voir. Compte-toi chanceuse de sortir d’ici, fille. Sais-tu ce que je dois me taper, moi, pendant ce temps-là ? Il faut que je m’approprie un plan d’action visant à cerner les objectifs prioritaires de notre mission communautaire et les arrimer aux caractéristiques sociologiques de notre ville. C’est à croire que les fonctionnaires du ministère de l’Éducation se sont emparés du pouvoir. Juste pour comprendre le titre, j’en ai pour l’avant-midi. Le plus drôle, c’est que ça s’appelle un plan d’action…
— Je suis déjà partie !
*****
La maison de Luc Laganière est située dans un quartier résidentiel érigé dans les années soixante-dix, à une époque où les constructeurs semblaient avoir d’importants surplus de bardeaux d’asphalte, ce qui explique qu’ils se soient ingéniés à faire descendre les toitures jusqu’aux fondations, ou presque. Le reste du revêtement est constitué de panneaux d’aluminium jaune qui s’harmonisent aussi mal que possible avec les bardeaux bruns.
Chloé referme la portière de la Malibu un peu plus fort qu’elle le devrait pour se donner du courage, et parcourt d’un pas décidé l’allée qui mène à la maison de Luc Laganière.
Elle sonne à la porte et observe distraitement le parterre en attendant qu’on vienne lui ouvrir. La pelouse est verte, sans la moindre mauvaise herbe. Peut-être le système d’arrosage automatique est-il programmé pour envoyer, en même temps que l’eau, la quantité exacte de produits chimiques nécessaire pour donner au gazon cette couleur plastique ? N’est-ce pas le comble de l’absurde que de produire des gazons naturels qui imitent les pelouses artificielles ?
La porte finit par s’entrebâiller sur un petit bout de femme dans la cinquantaine, dont Chloé ne voit que la moitié du visage.
— Bonjour, je suis le sergent-détective Chloé Perreault. J’ai rendez-vous avec monsieur Luc Laganière (et je n’ai pas l’intention de vous passer les menottes, vous n’avez pas besoin de vous dissimuler ainsi derrière votre porte en acier).
— Il vous attend au sous-sol, répond la femme d’une voix à peine audible avant de disparaître dans la cuisine.
Chloé emprunte un escalier qui débouche sur une vaste salle de jeu. La pièce est presque entièrement occupée par une table sur laquelle repose un canton de la Suisse qui aurait rétréci au lavage : des dizaines de montagnes sont traversées par un réseau de chemin de fer comprenant des gares de triage, des tunnels, des ponts et des passages à niveau. Sur un flanc de colline, Chloé remarque un troupeau de vaches mesurant à peine plus de un centimètre, mais qui ont pourtant chacune leur individualité propre : celle-ci broute tranquillement tandis que celle-là semble battre de la queue pour se débarrasser de mouches invisibles. Si chaque vache est si minutieusement réalisée, Chloé n’ose pas penser au degré de précision que doivent avoir les locomotives. Luc a-t-il fabriqué tout cela lui-même, ou se l’est-il procuré dans un magasin ? Dans un cas comme dans l’autre, il a certainement dû y consacrer des milliers d’heures et une bonne partie de son salaire. Comportement typiquement masculin, avait dit Lysiane. Sans doute. On n’imagine pas une femme dépenser autant de temps et d’énergie pour un train électrique, mais on en connaît qui dépensent au moins autant pour leur garde-robe…
Chloé doit se secouer pour se rappeler qu’elle n’est pas dans un magasin de jouets à l’approche de Noël, mais dans la maison d’un témoin qu’elle doit interroger. Où donc se cache-t-il ?
Elle se dirige vers le fond de la pièce, où une porte est ouverte. Elle entre dans un atelier où elle aperçoit un homme, dos tourné, occupé à bricoler sur un établi. Autant la grande salle était méticuleusement rangée, autant ce local ressemble à un capharnaüm : tous les murs sont recouverts de tablettes débordant de boîtes, de segments de rails, de wagons miniatures et de transformateurs. Luc ne semble pas avoir senti la présence de Chloé, ou du moins il ne le laisse pas paraître. Trapu, la tête renfoncée dans les épaules, il paraît absorbé par un minuscule fil vert qu’il dénude en partie à l’aide d’une pince.
— Monsieur Laganière ? Je suis Chloé Perreault, de la Sûreté du Québec. Je suis désolée de vous déranger, mais nous avions convenu de ce rendez-vous.
Il ne réagit pas. Peut-être la tâche qui l’occupe est-elle extrêmement délicate et qu’il vaut mieux la lui laisser finir ? Elle aperçoit une chaise, tout près de l’établi. À condition de la libérer des objets qui s’y entassent, elle pourrait s’y asseoir.
— Est-ce que je peux utiliser cette chaise ? demande-t-elle.
Toujours pas de réponse.
Je ne sais pas à quoi il joue, se dit Chloé, mais s’il croit pouvoir se débarrasser de moi aussi facilement, il se trompe. J’ai déjà interrogé des adolescents boudeurs, je sais être patiente.
Elle dépose par terre les rails qui encombrent le siège et s’assoit. Luc ne fait toujours pas mine de s’être aperçu de sa présence. Il dénude maintenant un autre fil vert qui est relié à un feu de signalisation miniature. Essayons de le rejoindre sur son terrain, songe Chloé.
— J’ai vu votre train électrique dans la pièce d’à côté. C’est magnifique. J’avais un oncle qui collectionnait les soldats de plomb. J’adorais aller chez lui, quand j’étais petite. Il les avait mis derrière une vitrine, et…
— Vous voulez me parler de Marie-Thérèse ?
Il n’a pas quitté son bricolage des yeux en disant ces mots, mais au moins il a parlé. Le ton est sec, sans être hostile toutefois. Marchons sur la pointe des pieds…
— Je crois savoir que Lysiane vous a joint pour vous apprendre la nouvelle : nous avons découvert les restes de Marie-Thérèse au lac Abénakis, tout près d’ici. Nous enquêtons sur ce qui pourrait être un assassinat, et nous avons besoin de votre collaboration.
Luc essaie maintenant d’entortiller ensemble les deux fils dénudés, ce qui semble exiger toute sa concentration. Je veux bien attendre qu’il ait fini, concède Chloé, mais s’il continue à se montrer aussi peu coopératif, je le menace de tordre un de ses rails.
— Il ne faut pas m’en vouloir pour mon comportement, reprend Luc quand il a enfin réuni ses fils. Je préfère m’occuper les mains quand je parle. Il paraît que ce n’est pas poli, mais ça m’aide à me concentrer. Je suis socialement incompétent. On a déjà dû vous le dire.
Sans attendre la réponse, il entreprend de dénuder un autre fil, relié celui-là à une maquette de maison.
— Qu’entendez-vous par socialement incompétent ?
— Comprenez-vous le langage Cobol ?
— … Je crois savoir qu’il s’agit d’un langage informatique, mais c’est à peu près tout ce que je peux vous dire.
— Vous êtes informatiquement incompétente. Moi, ce sont les humains que je ne comprends pas. Je préfère les choses. Quand un circuit se brise, on le répare et il fonctionne. Quand les gens parlent, on ne sait jamais ce qu’ils veulent dire exactement. Je me demande souvent s’ils le savent eux-mêmes.
Pour quelqu’un de socialement incompétent, il se révèle bien plus bavard que je l’aurais cru, s’étonne Chloé. Et assez pertinent, ma foi.
— Vous avez raison, c’est parfois très compliqué.
— Pour moi, c’est toujours compliqué.
— … Est-ce que je peux vous poser quelques questions à propos de Marie-Thérèse ?
— Je suppose que je n’ai pas le choix.
— Vous n’avez pas semblé avoir été affecté par la disparition de votre sœur.
— J’étais persuadé qu’elle avait choisi de disparaître et qu’il n’y avait rien à faire pour la retrouver.
— Pourquoi aurait-elle fait ça ?
— Elle a toujours fait ce qu’elle voulait.
— … Quand les années ont passé sans qu’elle donne signe de vie, vous ne vous êtes pas posé plus de questions ?
— Oui. Mais Marie-Thérèse ne s’était jamais intéressée à moi. Pourquoi me serais-je intéressé à elle ?
— C’était votre sœur…
Il hausse les épaules.
— Je partage 98, 2 pour cent de mon bagage génétique avec les orangs-outangs et 98, 8 pour cent avec les chimpanzés. Je ne me sens pas obligé de les aimer pour autant. Je n’intéressais pas mes sœurs, et elles ne m’intéressaient pas.
— Vous n’avez ressenti aucune émotion quand Lysiane vous a appelé pour vous annoncer qu’on avait retrouvé ses ossements ?
— J’espère que vous allez retrouver le meurtrier et qu’il va payer pour son crime. Si je savais qui c’est, je vous le dirais, mais je ne le sais pas. Vous perdez votre temps avec moi.
— Peut-être que vous avez vu ou entendu quelque chose qui pourrait nous aider, et dont vous ne soupçonnez pas l’importance… Connaissiez-vous Denis Dostaler ?
— Oui. Il s’enfermait souvent dans le salon avec Marie-Thérèse. Ils s’embrassaient. C’était en 1971.
— L’avez-vous revu depuis ce temps ?
— Non.
— À votre avis, Marie-Thérèse était-elle amoureuse de lui ?
— Je sais qu’ils s’embrassaient parce que je les ai vus, répond-il sur un ton agacé, mais je ne peux pas savoir si elle était amoureuse. Comment voulez-vous que je connaisse ses sentiments ?
— Avez-vous déjà vu votre sœur embrasser quelqu’un d’autre ?
Il arrête de tortiller ses fils pendant quelques secondes et semble mettre la pause à profit pour réfléchir très intensivement, si on se fie du moins aux rides qui se creusent sur son front.
— Oui, finit-il par dire.
Loquace, le bonhomme… Il faut vraiment lui tirer les vers du nez, comme le veut le cliché que Chloé a toujours trouvé dégueulasse : qu’est-ce qu’ils font là, ces vers ?
— L’avez-vous déjà vue embrasser des motards ?
— Non, répond-il d’un air surpris. Il cesse encore une fois de tordre ses fils pour réfléchir, ce qui paraît une tâche très ardue.
— J’ai déjà vu ma sœur embrasser des automobilistes, des piétons et des cyclistes, reprend-il. Denis avait une bicyclette. Une CCM Targa blanche à dix vitesses. Elle a aussi embrassé M. Lapierre, une fois. Elle venait d’avoir seize ans. C’était le 7 juin 1973. Il voulait l’embrasser sur les joues, mais leurs lèvres se sont touchées. J’ai trouvé ça indécent.
— … M. Lapierre ? Votre voisin ?
Il hoche la tête.
— … Vous pensez que c’était un vrai baiser ?
— Je ne savais pas qu’il y en avait des faux.
— Vous savez ce que je veux dire… Est-ce que ça ressemblait à un baiser amoureux ?
— Je ne peux pas le savoir, dit-il en haussant les épaules, mais je crois qu’elle a manœuvré pour que ça arrive.
— … Les avez-vous vus s’embrasser par la suite ? — Non.
Il y a des avantages à interroger des personnes socialement incompétentes, songe Chloé : on a l’impression de les soumettre à la torture, mais leurs réponses sont courtes et elles s’en tiennent aux faits.
— Je voudrais vous poser une dernière question, annonce Chloé. Prenez le temps d’y réfléchir.
— Je vous écoute.
Luc prend une grande respiration, mais il ne quitte pas son établi des yeux. Jamais, pendant toute leur conversation, il n’a regardé son interlocutrice. Il n’a même pas reluqué ses seins à la dérobée, comme le font pourtant la plupart des hommes en tentant maladroitement que rien n’y paraisse. Ce n’est pas un adulte que j’interroge, pense Chloé, ni un adolescent qui se mure dans son silence, mais un enfant de dix ans, un petit garçon que les femmes intimident.
— Vous avez raison de dire que personne ne connaît vraiment les sentiments d’autrui, reprend Chloé, mais les gens donnent parfois, bien malgré eux, des indices de ce qui les intéresse. On voit leurs pupilles s’agrandir quand ils parlent de quelqu’un, on les sent plus excités… Ce sont des réalités objectives. Avez-vous déjà vu ce genre de signes chez Marie-Thérèse ?
— Je vois ce que vous voulez dire. Laissez-moi réfléchir.
Il penche la tête comme s’il voulait lire une inscription sur un bouton de sa chemise, puis il appuie son front sur ses mains jointes et reste immobile pendant un long moment. Quelqu’un qui serait entré à ce moment-là aurait été persuadé qu’il priait le dieu des chemins de fer, représenté par une locomotive géante qui tirerait l’univers.
— Laurent, finit-il par dire. Elle était excitée quand elle le voyait. Cela lui arrivait aussi quand elle écoutait des disques de Donovan. Elle l’écoutait pendant des heures même si elle connaissait les paroles par cœur. Est-ce le genre de comportement irrationnel dont vous voulez que je me souvienne ?
— … Exactement, oui.
— Dans ce cas, je suis bien placé pour vous en parler : ma chambre était juste à côté de la sienne. Parmi les chanteurs, j’installerais Donovan au sommet de la pyramide, sans hésiter, mais suivi de près par Leonard Cohen. Un peu plus bas, il y aurait Barbara, Serge Reggiani et Jacques Brel. Je ne peux pas vraiment faire de classement fiable à cent pour cent pour ceux qui suivent. Voulez-vous que j’essaie quand même ?
— … Ça pourrait me rendre service, oui. S’il y a d’autres critères qui vous passent par la tête, que ce soit pour les chanteurs ou qui que ce soit d’autre, n’hésitez pas à m’en faire part.
— Est-ce que je peux vous demander un service à mon tour ?
— Je vous en prie…
— La prochaine fois que vous aurez des questions à me poser, ne prenez pas la peine de vous déplacer. Utilisez plutôt Internet, c’est plus poli. Je prends mes messages à la demie de chaque heure.
— Entendu. N’hésitez pas à en faire autant : si jamais vous vous souvenez de quoi que ce soit qui pourrait nous aider, envoyez-moi un courriel. Voici ma carte.
Luc fait un signe de tête en guise d’assentiment, mais ne regarde même pas la carte professionnelle qu’elle dépose sur sa table de travail. Chloé hésite quelques instants avant de se lever, mais finit par conclure que l’entretien est terminé et qu’elle ne doit sans doute pas s’attendre à ce qu’il la raccompagne.
Elle traverse à nouveau la grande salle, jette un œil à la fois perplexe et admiratif à la maquette de chemin de fer, monte à l’étage et balaie du regard le salon et la cuisine au cas où elle pourrait saluer l’épouse de Luc, mais ne la voit nulle part. Ce n’est qu’en sortant qu’elle finit par l’apercevoir, tout au fond de la cour, où elle fait semblant d’enlever les mauvaises herbes. Aurait-elle voulu trouver un endroit plus éloigné de la porte d’entrée qu’elle n’aurait pas pu.
Chloé hausse les épaules, puis regagne la Malibu. En ouvrant la portière, elle prête attention à la série de gestes qu’on fait machinalement en s’installant au volant d’une automobile : attacher la ceinture, insérer la clé dans le démarreur, vérifier l’angle des rétroviseurs, désengager le frein à main, jeter un œil aux cadrans… Ce sont de simples réflexes qui ne sont pas reliés à des émotions, positives ou négatives. Pourquoi certaines personnes ont-elles tant de mal à adopter de tels réflexes avec les humains ? Est-ce si difficile de dire bonjour et de serrer la main de son interlocuteur en le regardant dans les yeux, de lui souhaiter la bienvenue et de l’inviter à entrer ? Personne n’est obligé d’être sincère en pareilles circonstances, et personne ne s’attend à ce qu’on le soit. Seules comptent les apparences. Il faut croire qu’il en va autrement lorsqu’on est socialement incompétent – bel euphémisme pour parler de l’autisme, ou du syndrome d’Asperger, quelque chose dans ce genre-là. Luc a-t-il été diagnostiqué, ou s’agit-il d’un cas limite ? Comment les médecins font-ils pour établir ce diagnostic ? Est-ce une affaire de biologie, un virus qui fait que les atomes crochus deviennent lisses ?
Quel drôle de monde que celui de Luc. Comment a-t-il pu rencontrer sa compagne, comment se passe leur vie ? Chloé imagine Luc bricoler toute la journée dans son atelier pendant que son épouse soigne ses plates-bandes, puis ils mangent ensuite en silence et regardent enfin la télévision avant de se mettre au lit. Cela ressemble à la vie de bien des couples, quand on y pense… Mais pourquoi regarderaient-ils la télévision ? On n’y voit après tout que des êtres humains, ces créatures si difficiles à décoder. Y a-t-il des chaînes spécialisées dans les locomotives et les chemins de fer ? Et que se passe-t-il quand ils se mettent au lit ? Luc a-t-il encore dix ans, à ce moment-là ? Peut-être qu’ils n’ont pas de vie sexuelle. Peut-être aussi qu’ils se comprennent mieux que beaucoup de couples de bavards, comment savoir ?
Chloé finit par démarrer en se disant que si Luc semble avoir du mal à comprendre les sentiments de ses semblables, ça ne signifie pas pour autant qu’il soit coupé des siens : l’indifférence de ses sœurs l’a blessé et il s’en souvient encore, des décennies plus tard. Peut-être a-t-il choisi d’avoir dix ans le plus souvent possible. Ce serait son état de confort psychologique optimal.
Aurait-il pu se transformer en assassin ? Oui, sans doute, comme chacun de nous en certaines circonstances. Mais pourquoi aurait-il voulu tuer Marie-Thérèse ? Parce qu’elle se moquait de sa passion pour les trains ? Si les taquineries et les rivalités entre frères et sœurs étaient vraiment des motifs de meurtre, les prisons déborderaient de criminels. Et puis il aurait fallu qu’il ait la rancune tenace, notre Luc : au moment de la disparition de Marie-Thérèse, il était déjà marié et avait quitté la maison depuis deux ans. Pourquoi donc aurait-il manigancé un scénario tordu pour se venger d’elle ? Et qu’avait-il besoin de tuer Denis Dostaler ?
Chloé hausse les épaules puis essaie de se concentrer sur Laurent Lapierre, ex-directeur d’une usine-école innovatrice, ex-député, ex-voisin, ex-ami de la famille qui aurait embrassé Marie-Thérèse sur les lèvres quand celle-ci avait seize ans. Faut-il prêter foi à ce témoignage ? Sûrement : Luc n’est pas du genre à inventer une telle scène. Mais encore faut-il l’interpréter correctement.
Par où commencer avec monsieur Lapierre ? Par n’importe où, au fond, à condition de ne jamais perdre l’objectif de vue : pourquoi Rochon est-il allé l’interroger si souvent, et pourquoi a-t-il noté qu’il était « troublé ++ » ?
Chloé stationne la Malibu à sa place habituelle, derrière le poste de police, traverse à pied les Halles et doit faire attention de ne pas prendre le chemin de sa maison, par la force de l’habitude : monsieur Lapierre habite l’immeuble qui se trouve tout juste à côté du sien. Il y a longtemps qu’elle rêve de visiter ce bâtiment qui abritait autrefois la centrale électrique de l’usine, et dont on a conservé la gigantesque roue hydraulique.
En appuyant sur la sonnette, elle note que l’immeuble, pourtant vaste, n’abrite que cinq logements : deux au rez-de-chaussée, deux au premier, et un seul au deuxième. S’il a vraiment été l’âme de ce projet, comme le lui a appris Nelson, on peut comprendre que Laurent se soit réservé le meilleur espace disponible. Quel plaisir ça avait dû être pour lui de le faire aménager à sa convenance : déplacez-moi cette poutre, percez-moi une fenêtre ici, tassez-moi ce mur, installez-moi une salle de bains là-bas… Rien que d’y penser, Chloé se sent envahie par un tel sentiment de puissance qu’elle se demande si elle n’est pas en train de s’injecter une dose de testostérone.
L’effet se dissipe toutefois rapidement lorsqu’elle emprunte l’ascenseur, et il n’en reste plus rien quand monsieur Lapierre lui ouvre la porte. C’est un géant de plus de six pieds, aux épaules larges et carrées, et qui arbore une abondante chevelure d’un blanc bleuté. Il a beau avoir passé le cap de la soixantaine, il se tient droit et bouge avec souplesse. Il se dégage de lui quelque chose de si rassurant que Chloé songe qu’elle aurait sûrement voté pour lui si elle avait habité dans son comté, peu importe le parti qu’il aurait représenté : elle lui aurait laissé le soin de cerner ses problèmes, y compris ceux qu’elle ne soupçonnait pas elle-même, et lui aurait donné carte blanche pour les résoudre à sa manière. Elle lui aurait aussi confié toutes ses économies, un coup parti : un homme avec des rides si bien dessinées est nécessairement compétent en matière de finances.
Plus elle le regarde, plus elle éprouve un sentiment de déjà vu. D’où cela peut-il venir ? Certainement pas de la photo du jeune député qu’elle a trouvée sur Internet. L’homme a beaucoup changé depuis…
— Chloé Perreault, de la Sûreté du Québec. Nous avons pris… nous avons rendez-vous ce matin… bafouille-t-elle.
Soudain, ça lui revient : elle l’a croisé quelquefois aux Halles, et chaque fois elle s’est demandé s’il ne s’agissait pas d’un comédien qu’elle avait déjà vu dans un film. Il n’avait évidemment pas une tête de jeune premier, mais on aurait facilement pu l’imaginer présider le conseil d’administration d’une multinationale, ou alors en avocat célèbre, ou même en pasteur…
M. Lapierre lui ouvre grand sa porte, puis recule d’un pas et l’invite à entrer d’un ample geste du bras tout en inclinant le torse à la manière d’un majordome stylé.
— Entrez, je vous en prie.
Il est difficile d’imaginer deux personnalités plus contrastées que Luc et monsieur Lapierre, comme l’a souligné Nelson : le premier n’en fait pas assez et l’autre en fait juste un peu trop, mais ce juste un peu trop est loin d’être désagréable. Chloé fait quelques pas et mobilise tous ses sens afin de capter le plus d’informations possible. L’appartement dans lequel elle pénètre est un immense loft qui a été aménagé en récupérant un maximum d’éléments de l’ancienne centrale électrique : de gigantesques engrenages décorent les murs de briques, des poutres d’acier parcourent le plafond, et on aperçoit à travers les fenêtres la partie supérieure de la roue à aubes qui fournissait l’énergie à l’usine. Les fauteuils de cuir vert disposés en cercle au centre de la pièce semblent minuscules tellement le plafond est haut. Quelques marches mènent à une mezzanine, où on devine une chambre à coucher. Chloé respire profondément, pour apprécier les odeurs : les notes dominantes sont certainement masculines, cuir et bois, mais on devine aussi quelques accents floraux… Laurent Lapierre vit-il seul ? Il faudrait aller dans la salle de bains pour le savoir, ou alors jeter un œil dans la chambre à coucher. Chose certaine, il n’a jamais dû avoir trop de mal à convaincre les femmes d’y monter.
— Vous avez une très belle maison, ne peut-elle s’empêcher de dire en se dirigeant vers la fenêtre pour mieux voir cette roue à aubes si originale.
— Merci. Ça m’a coûté une fortune pour récupérer la roue, mais je ne le regrette pas. C’était la source du pouvoir, comme on disait dans le temps. Ça l’est encore, d’une certaine manière… Saviez-vous que le nom officiel de la ville est Milton Mills ? C’est un peu redondant, non ? Si on avait voulu le franciser, on aurait pu proposer Deux Moulins… J’ai investi beaucoup dans la décoration de ce loft, mais savez-vous quoi ? Il m’arrive de m’ennuyer de ma maison de la rue des Mélèzes. Je suppose que vous l’avez remarquée quand vous êtes allée chez Lysiane. J’habitais juste à côté. Ces vieilles maisons de bois avaient tellement de charme que la meilleure stratégie était de ne toucher à rien. Lysiane l’a bien compris.
— Toutes les maisons de ce quartier sont très belles, répond négligemment Chloé, à moitié distraite par le luxe qui l’entoure.
Qu’aurait-elle choisi, si elle en avait eu les moyens ? La jolie maison blanche de la rue des Mélèzes, ou celle-ci ? La première est certainement plus romantique, mais elle opterait tout de même pour ce loft qui permet de voir le monde de haut. Elle s’y sentirait comme un aigle dans son nid. Un nid qu’on peut d’ailleurs quitter à tout moment, sans avoir à se préoccuper de la pelouse…
— Écoutez, vous avez sûrement plusieurs questions à me poser, et je suis disposé à faire tout ce que je peux pour vous aider. Nous pourrions nous installer à la table de la salle à manger, si cela vous convient. Voulez-vous du café, du thé, de la tisane…
— Juste un peu d’eau, merci…
Chloé choisit la chaise qui tourne le dos à la fenêtre, de façon à ne pas se laisser distraire par la vue, puis dépose son bloc-notes sur la table, tout en ne quittant pas des yeux monsieur Lapierre, qui se dirige vers le comptoir. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit si grand, ni à ce qu’une telle impression de calme et de sérénité se dégage de lui. Dans son esprit, un entrepreneur en construction était nécessairement un homme survolté, à la manière de ces énergumènes qu’on voit faire des simagrées sur le parquet de la Bourse. Achète-moi ceci, vends-moi cela, démolis-moi cet édifice pendant que j’appelle mon banquier sur mon cellulaire, on trouvera bien quelque chose à construire pendant ce temps-là… Il lui est tout aussi difficile d’imaginer monsieur Lapierre en politicien en train d’invectiver ses adversaires au Parlement, mais elle l’imaginerait très bien dans un bureau de ministre, par contre : il ne déparerait certainement pas son fauteuil en cuir, ses vieux livres et ses murs ornés de lambris.
Monsieur Lapierre verse de l’eau dans un carafon, y met des glaçons, sort deux grands verres d’une armoire et les examine d’un œil expert avant de les déposer sur un plateau. Luc aurait décidément avantage à suivre un stage de savoir-vivre donné par cet homme, songe Chloé : il semble à l’aise partout, y compris dans une cuisine. La mère de Chloé l’adorerait.
— Nous avons tout notre temps, dit-il en déposant le plateau sur la table. Avant de commencer, je veux que vous sachiez que je suis au courant de ce que vous avez trouvé au lac Abénakis. Lysiane m’a téléphoné. Ce n’était sûrement pas volontaire de votre part, mais vous ne pouviez pas trouver meilleur relais pour diffuser l’information dans toute la ville. Tout le monde est sûrement au courant des moindres détails, maintenant… Je suppose que vous devez reprendre l’enquête depuis le début ?
Ça va trop vite, songe Chloé. Qu’essaie-t-il de me dire à propos de Lysiane, exactement, et pourquoi cherche-t-il à prendre les commandes de la conversation ? Ce n’est peut-être qu’une question d’habitude. L’homme est un décideur, un meneur, habitué à prendre le taureau par les cornes. Essayons de reprendre le contrôle.
— Nous n’avons pas le choix. Il ne s’agit plus d’une disparition, mais de ce qui pourrait bien être un double meurtre.
— Il me semble que vous sautez vite aux conclusions…
— Il y a d’autres possibilités, mais c’est l’hypothèse la plus probable. Connaissiez-vous Denis Dostaler ?
— Je sais qu’il a été le petit ami de Marie-Thérèse quand elle avait quinze ans, et c’est à peu près tout. Je ne le connaissais pas.
— Pourriez-vous me parler de la vie amoureuse de Marie-Thérèse ? Que savez-vous de ses fréquentations ?
— Je suis sans doute le pire informateur que vous puissiez trouver sur ce sujet. Les jeunes femmes font habituellement leurs confidences à des amies de leur âge, mais certainement pas à l’ami de leur père…
— Comment avez-vous connu M. Laganière ?
— Vous a-t-on déjà parlé de l’usine-école ?
Il marque une pause pour observer Chloé et voyant qu’elle acquiesce d’un imperceptible hochement de tête, il poursuit ses explications. Voilà comment on agit quand on est socialement compétent, songe Chloé, qui ne peut décidément pas s’empêcher de penser à Luc.
— Je me suis cogné le nez sur de nombreuses portes avant de mettre ce projet sur pied. Les syndicalistes, en particulier, me mettaient des bâtons dans les roues. Ils m’accusaient de mettre l’école au service du capital, ce genre de discours était à la mode, à l’époque… Bernard Laganière était très actif dans la région et il avait beaucoup d’ascendant sur les syndiqués, même chez ceux qui ne faisaient pas partie de sa centrale. J’ai pris rendez-vous avec lui et je lui ai expliqué mon projet : je ne voulais pas exploiter les jeunes, au contraire, mais leur donner du travail. Plus encore que du travail, je voulais leur offrir des motifs de fierté, et je ne voyais vraiment pas ce que ça pouvait avoir de réactionnaire. Les familles de ces jeunes ne voulaient pas ou ne pouvaient pas jouer leur rôle ? C’était à nous de le faire. Plusieurs de ces jeunes-là n’avaient pas de père ? On ne pourrait sans doute jamais les remplacer, mais on pouvait au moins leur donner une chance de se construire une colonne vertébrale, de marcher la tête haute. Bernard a compris ce que je voulais faire et il m’a donné son appui. Nous avons tout de suite été sur la même longueur d’onde. Bernard était un homme intelligent, capable de penser par lui-même. Il voulait changer le monde – qui ne le voudrait pas ? –, mais c’était un homme d’action, pragmatique et dynamique…
Chloé aurait voté pour lui, pas d’erreur : on le sent encore vibrer quand il parle de son projet et ses yeux brillent, comme si les mots les allumaient. Aussitôt qu’il quitte les ornières de ses discours pour parler de Bernard, cependant, un voile de tristesse les recouvre.
— … Bernard est vite devenu mon meilleur ami, poursuit monsieur Lapierre. Je ne peux pas compter le nombre de soirées que nous avons passées ensemble, chez moi ou chez lui, à discuter de politique jusque tard dans la nuit. C’est la politique qui a fini par nous séparer, malheureusement. J’étais un souverainiste convaincu, mais Bernard se méfiait du nationalisme, qu’il associait aux vieux curés du style Lionel Groulx. Nous nous sommes perdus de vue quand j’ai été élu député. Certaines ruptures d’amitiés font aussi mal qu’une rupture amoureuse, vous savez… Avec le recul, je me dis cependant que la politique n’était sans doute qu’un prétexte. La disparition de Marie-Thérèse a sûrement joué un rôle bien plus important.
— Que voulez-vous dire ?
— Bernard était fou de douleur quand sa fille a disparu. Il aurait voulu que le monde arrête de tourner et qu’on ratisse la province au grand complet pour la retrouver. Je voulais bien l’aider, mais je vivais des moments difficiles à ce moment-là. Je venais tout juste de divorcer, et j’ai été choisi comme candidat du Parti québécois à la dernière minute… J’ai l’impression que Bernard m’en a toujours voulu de ne pas avoir été à ses côtés pour chercher sa fille. Je m’en suis voulu moi aussi, croyez-moi, mais qu’est-ce que je pouvais faire ? J’avais mes propres problèmes à régler, j’avais des responsabilités envers mon parti…
— Pouvez-vous me parler de Marie-Thérèse ? Comment était-elle ?
— C’était une jeune fille très sérieuse, très responsable. Elle avait quatorze ans quand elle a commencé à venir garder ma fille à la maison, mais ma femme et moi savions que nous pouvions lui faire totalement confiance. On aurait dit que Marie-Thérèse avait toujours été adulte, si vous voyez ce que je veux dire. Elle nous parlait d’ailleurs d’égal à égal. Maryse l’adorait. Tout le monde l’adorait.
— … Maryse ?
— C’est ma fille.
— Quel âge avait-elle quand Marie-Thérèse a disparu ?
— Sept ans.
— Comment a-t-elle réagi ?
— Je ne peux malheureusement pas vous en parler. J’avais divorcé l’année précédente, et mon ex-épouse était partie à Montréal. J’ai été coupé de ma fille pendant de longues années. Nous nous voyons plus souvent aujourd’hui, mais nous évitons de parler de Marie-Thérèse.
— Que fait-elle maintenant ?
— Elle est biologiste. Elle travaille dans un laboratoire, dans la région de Montréal.
Pourquoi semble-t-il agacé par ces questions ?
— Pouvez-vous me donner ses coordonnées ?
— Évidemment, mais j’espère que vous ne vous attendez pas à des révélations de sa part : Maryse avait à peine six ans quand elle a vu Marie-Thérèse pour la dernière fois. Je ne vois pas…
— J’essaie simplement d’amasser le plus d’informations possible, pour le moment. Maryse a peut-être vu ou entendu quelque chose qui pourrait être important, même si elle n’en a pas conscience elle-même. Il me faudrait aussi les coordonnées de sa mère, bien sûr.
— Je vous les fournirai, c’est entendu.
— Marie-Thérèse a eu deux longues conversations téléphoniques avant de partir pour Rivière-du-Loup. La première avec Dominique Duval, sa meilleure amie. La deuxième avec vous. Pourquoi ?
— J’ai déjà expliqué tout ça au sergent Rochon. Marie-Thérèse venait de passer une année à Montréal, où elle avait étudié la pédagogie. Elle avait détesté son expérience et voulait changer d’orientation. Elle pouvait difficilement trouver meilleur conseiller que moi, sans vouloir me vanter : j’ai commencé ma carrière à la polyvalente comme orienteur. J’ai même rédigé le manuel du cours d’Initiation au choix de carrière qui était utilisé dans toutes les écoles du Québec, à l’époque. Je connaissais bien le marché du travail, et je connaissais encore mieux les talents de Marie-Thérèse, qui étaient exceptionnels. J’en avais souvent discuté avec elle, quand elle venait à la maison. Je lui suggérais de choisir un métier ouvert, comme le journalisme, plutôt qu’un métier fermé, comme l’enseignement. Vous connaissez sans doute le vieil adage selon lequel le journalisme mène à tout à condition d’en sortir ? C’est une autre façon de dire que c’est un métier qui permet de multiplier les expériences et les rencontres. Marie-Thérèse était une personne extraordinaire, et je croyais que… Pardonnez-moi, je ne sais pas ce qui…
— Ce n’est rien, répond Chloé, qui ne s’attendait pas à ce que Laurent soit submergé par une telle bouffée d’émotion au beau milieu d’une phrase. Lui non plus ne s’y attendait pas, de toute évidence. Une larme mouille sa joue, qu’il n’essaie même pas d’essuyer.
— Prenez un peu d’eau…
— Pardonnez-moi, répète-t-il. Je n’aurais jamais cru que son souvenir viendrait me remuer de cette façon, trente ans plus tard…
Deux grosses larmes coulent maintenant sur ses joues, qu’il laisse glisser sans pudeur. C’est à peine s’il détourne le regard.
— Accordez-moi une minute, finit-il par dire…
— Je vous en prie.
M. Lapierre se lève et se dirige vers la salle de bains, et Chloé ne sait comment réagir. Il est toujours étonnant de voir un homme d’une telle prestance donner ainsi libre cours à sa sensibilité – n’attendons-nous pas d’un politicien qu’il contrôle ses émotions, et même qu’il nous manipule ? Et comment se fait-il que ce soit lui qui verse une larme, ce que n’ont fait ni son frère, ni sa sœur, ni sa meilleure amie ?
Lorsqu’il revient enfin, quelques instants plus tard, il semble avoir recouvré ses esprits.
— Pardonnez-moi encore une fois, dit-il. Je ne m’attendais pas à une telle réaction, après tout ce temps…
— C’est normal : Marie-Thérèse a disparu depuis longtemps, mais la nouvelle de sa mort est récente.
— Vous avez raison. Je la considérais comme ma fille, vous comprenez… Comme je vous le disais, nous avons discuté de son avenir, cette fois-là. Je l’ai fait parler de ce qu’elle aimait, de ce qu’elle était, de ce qu’elle voulait devenir, afin qu’elle trouve sa voie par elle-même. Je ne pourrais évidemment pas me rappeler tous les détails de cette conversation, mais dans mon souvenir, je ne faisais que lui poser des questions, comme l’aurait fait un psychologue. C’est à ce moment-là qu’elle a abordé le sujet de ces jeunes de Squatec qui essayaient de couper les ponts avec la société, et sur lesquels elle avait eu l’idée d’écrire un reportage. Je l’ai encouragée à se lancer dans cette aventure, et j’ai passé des années à me sentir coupable par la suite : pourquoi l’avais-je appuyée dans son projet d’aller là-bas ?
— Elle avait vingt ans. C’est elle qui a pris la décision.
— Vous avez raison, bien sûr, mais quand on se sent coupable, la raison ne peut pas grand-chose. Je me disais que j’aurais dû lui recommander d’aller étudier à l’Université Laval – ils étaient réputés pour former d’excellents journalistes, à cette époque. Mais ça n’aurait rien changé, bien sûr : quand Marie-Thérèse avait quelque chose en tête, rien ne pouvait l’en détourner. Elle voulait devenir journaliste là, maintenant, tout de suite. Je dis ces mots, et je croirais l’entendre : là, maintenant, tout de suite… C’est de cela que nous avons parlé, ce jour-là. De son avenir.
— Elle n’a rien dit à propos de sa vie amoureuse ?
— Pas que je me souvienne.
— Pourquoi le sergent Rochon est-il revenu vous voir si souvent ?
— … C’est un peu délicat… Il… Il croyait que quelque chose ne tournait pas rond dans la famille Laganière, et qu’elle aurait peut-être voulu faire une fugue. Il pensait que je pouvais lui donner un point de vue objectif, pour autant qu’une telle chose soit possible. Il ne me l’a jamais dit aussi clairement, mais j’ai pensé un moment qu’il soupçonnait une affaire d’inceste : Marie-Thérèse aurait pu vouloir fuir sans laisser de trace, changer de vie… C’était une idée ridicule, bien sûr…
— Pourquoi ?
— Bernard était un homme équilibré, un bon père, et Marie-Thérèse l’adorait. Louise, sa mère, était une féministe militante. Jamais elle n’aurait laissé son mari abuser de sa fille sous son toit. J’admets que les policiers doivent explorer toutes les possibilités, mais celle-là était vraiment la plus absurde de toutes. Si elle avait voulu fuguer, aurait-elle laissé toutes ces traces derrière elle ?
— Rochon vous a-t-il parlé de Luc ? Il aurait pu être soupçonné, lui aussi.
— L’idée a sûrement dû lui passer par la tête, mais je lui ai répété que je n’avais aucune preuve ni aucun indice qui puissent me faire croire que quoi que ce soit du genre ait pu se produire. Dans la mesure où je peux en juger, Marie-Thérèse a eu la chance de vivre dans une famille heureuse.
Chloé termine son verre d’eau tandis que les idées se bousculent dans sa tête. L’hypothèse de Marie-Thérèse fuyant une situation incestueuse est troublante, et elle comprend que Rochon ait voulu explorer cette piste. Cela aurait pu expliquer bien des choses : imaginons un homme qui suit Marie-Thérèse, sur la route de Rivière-du-Loup. Un homme qui pourrait être son père, ou son frère, ou n’importe qui d’autre. Un homme qui la suit, la tue, la fait disparaître pour l’empêcher de parler, et la ramène chez elle, ou presque. Non seulement tu ne parleras pas, mais tu ne partiras pas d’ici…
Monsieur Lapierre la regarde, s’attendant à ce qu’elle lui pose d’autres questions, mais elle ne peut s’empêcher de penser à ce fantôme qui suit la Renault 5 de Marie-Thérèse, qui la voit peut-être sortir du motel pour aller manger au restaurant et rentrer seule à sa chambre. Il attend son heure – la tombée de la nuit, sans doute – puis il frappe à la porte. Marie-Thérèse le connaît. Elle le laisse entrer, discute avec lui. Il la convainc de rentrer à la maison. Elle insiste pour prendre son automobile, mais s’aperçoit bientôt qu’elle est trop fatiguée pour conduire, ou trop troublée par ce que cet homme vient de lui apprendre. Elle abandonne donc la Renault derrière l’église, monte dans l’automobile du tueur… Il y a encore des trous dans cette histoire, mais cette idée des deux automobiles qui se suivent sur la route de Rivière-du-Loup vaut d’être retenue. En attendant, il faut redescendre sur terre, Chloé. Laurent te regarde d’un air perplexe, pose-lui une question, vite, n’importe laquelle…
— Marie-Thérèse vous a-t-elle déjà embrassé ?
Qu’est-ce qui t’a pris, Chloé ? Fais vite un sourire à ton hôte pour désamorcer ta question : il a l’air ahuri.
— Qu’est-ce qui… Pourquoi cette question ?
— C’est Luc qui m’a raconté l’anecdote. C’était le seizième anniversaire de Marie-Thérèse, et il y aurait eu quelque chose d’équivoque.
Décidément, tu n’en finis pas de te mettre les pieds dans les plats ! Qu’as-tu besoin de lui dire d’où te vient l’information ? Garde tes cartes pour toi, Chloé ! Tu n’apprendras donc jamais ?
— Il se souvient de ça ? Il se souvient de ce baiser, après tout ce temps ? Quel phénomène, celui-là ! Je n’en reviens pas !…
— Il avait raison ?
— Bon, écoutez… C’était un accident, évidemment : je visais sa joue droite en même temps qu’elle visait ma gauche, nos bouches se sont donc touchées pendant une fraction de seconde… Jamais je n’aurais cru que… Est-ce que je peux vous faire une confidence ?
— Bien sûr.
— Ce que je viens de vous raconter, c’est la version officielle. Marie-Thérèse a prétendu que c’était un accident et j’ai eu la délicatesse de faire semblant de la croire, mais je n’ai pas été dupe. Elle avait cherché à me provoquer, c’était clair. Je suppose qu’elle cherchait maladroitement à tester son pouvoir de séduction… Il y a eu un malaise, et il faut croire que je ne suis pas le seul à l’avoir senti. Ça ne m’étonne pas que Luc l’ait remarqué : il ne parlait pas, mais il était très sensible aux variations d’ambiances. Son père m’a déjà dit qu’il était doté d’un sismographe tellement précis qu’il pouvait détecter le passage des anges.
— Belle formule.
— En effet. Je n’en reviens pas encore : non seulement il a senti ce malaise, mais il s’en souvient encore, après tant d’années… Quoi qu’il en soit, il a raison. Il y a bel et bien eu un baiser. J’espère que vous ne m’arrêterez pas pour détournement de mineure ?
Pourquoi est-ce que j’arrêterais quelqu’un qui me fait un sourire aussi désarmant ? se dit Chloé.
— Je crois qu’il est inutile d’engager un avocat pour le moment : elle avait l’âge légal du consentement, et puis il y a sûrement prescription, depuis le temps… Bon, je crois que ce sera tout pour aujourd’hui, monsieur Lapierre. Merci pour vos informations.
Elle a voulu utiliser un ton léger, mais a-t-elle réussi ? Monsieur Lapierre semble s’être raidi.
— N’hésitez pas à me joindre si vous avez besoin de quoi que ce soit. Je sais que je ne fais pas partie de la famille, mais j’aimerais que vous me teniez au courant des résultats de votre enquête. J’ai toujours considéré Marie-Thérèse comme ma propre fille.
— C’est promis.
*****
Monsieur Lapierre habite vraiment la porte d’à côté, songe Chloé en rentrant à la maison. Il était quatre heures pile quand elle a quitté son loft, et il est quatre heures trois quand elle ouvre la porte de son appartement et désactive le système d’alarme. Elle est tellement surprise qu’elle garde longtemps les yeux rivés sur sa montre. Trois minutes. Trois petites minutes qu’elle n’a pas vues passer, perdue dans ses pensées.
Elle approche ensuite de la fenêtre de la cuisine pour voir si elle n’apercevrait pas la grande roue de bois du loft de monsieur Lapierre, sans succès.
Elle reste à la fenêtre un bon moment, et pense à ce baiser volé. Marie-Thérèse avait seize ans, il avait dépassé la trentaine, et elle a voulu le séduire. Elle avait du cran, cette fille-là. Et ses baisers semblaient faire de l’effet, puisque l’ex-voisin s’en souvient encore, trente-trois ans plus tard. Mais oublie-t-on jamais un premier baiser, même accidentel, surtout si la scène a provoqué un malaise ? Il serait intéressant de vérifier si Lysiane s’en souvient. Et pourquoi ne pas poser la question à Dominique Duval ? Il est possible qu’elle ait été présente au seizième anniversaire de Marie-Thérèse, ou que celle-ci lui ait parlé de son attirance pour son beau voisin… Et en quoi cela t’avancerait-il au juste de confirmer que leurs lèvres se sont touchées, Chloé ? Le principal témoin n’a pas cherché à nier son terrible crime… Réfléchis plutôt à ces deux automobiles qui se suivent sur l’autoroute. Imaginons Marie-Thérèse jetant un coup d’œil à son rétroviseur. Se sentait-elle suivie, ce jour-là ? Est-ce pour cela qu’elle s’est arrêtée deux fois pour prendre de l’essence ?
— Jeune fille à la fenêtre, dit Roxanne en rentrant du travail. Joli tableau… À quoi songes-tu ?
— Devine…