Jeudi 16 juillet
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Chloé se lève difficilement, s’étire, puis se dirige comme une zombie vers la cuisine, où elle se sert un jus d’orange et un croissant aux amandes.
— Hé ! lance-t-elle à Roxanne quand celle-ci sort de la salle de bains.
— Hé ! répond l’autre avec enthousiasme. Comment fais-tu pour manger tout ça avant d’aller courir ? Tout ce que je peux avaler, moi, c’est un comprimé de vitamines, et encore…
— J’ai besoin de sucre, répond Chloé en réussissant à peine à se décoller les paupières. Le ciel me semble bien gris. Que dit la météo ?
— Tu ne veux pas vraiment le savoir.
Chloé a beau être encore endormie, elle décode vite le message : la pluie leur tombera sur la tête au beau milieu de la course.
Si Roxanne adore courir sous la pluie – pas besoin de mettre de crème solaire ni de partager la piste avec les adeptes du patin à roues alignées, qui semblent incapables de se déplacer sans occuper tout l’espace avec leurs grands bras de babouins –, Chloé prendrait volontiers congé ces jours-là. Ce n’est pas tant la pluie qui la dérange que les flaques d’eau qui s’accumulent sur le sentier. Chaque fois, elle a peur de glisser et de se faire une entorse. Mais inutile d’en discuter : Roxanne est déjà prête à partir.
Les deux filles marchent d’un pas rapide jusqu’au parc Albert et ne reçoivent au début que des gouttelettes dispersées, mais aussitôt qu’elles arrivent à la hauteur du monument aux anciens combattants, les vannes du ciel s’ouvrent sur elles. Après avoir expédié leurs exercices de réchauffement, elles s’élancent dans le sentier boueux et atteignent enfin la piste elle-même, qui suit la rivière un bon moment avant de s’enfoncer dans la forêt pour aller ensuite jusqu’à la frontière américaine, à plus de dix kilomètres de là. C’est plus qu’il n’en faut pour s’aérer l’esprit, surtout qu’il n’y a pas âme qui vive ni corps qui court.
Chloé allume son iPod, et la cage de son cerveau s’ouvre : toutes les idées, tous les soucis qui y étaient enfermés s’envolent alors comme des oiseaux et vont se poser où bon leur semble. Libre à eux de rentrer au bercail à la fin de la course, et tant mieux s’ils ne retrouvent pas la place qu’ils occupaient au départ.
Les images se succèdent, sans rime ni raison. Une maison qu’elle aperçoit au loin évoque celle d’Anne Shirley, la petite orpheline de l’Île-du-Prince-Édouard, sur laquelle l’image de Marie-Thérèse vient bientôt se superposer. Marie-Thérèse n’a plus les cheveux noirs, mais des tresses rousses, et elle regarde son père discuter politique avec Laurent Lapierre, du haut de son pignon vert. Le père de Chloé adore discuter de politique, lui aussi, mais ne trouve jamais d’oreille dans sa famille : son épouse bâille d’ennui aussitôt qu’il aborde le sujet, et Chloé prend la poudre d’escampette. Les hommes de cette génération semblent tous être tombés dans la même marmite quand ils étaient petits : ils buvaient de la politique et en mangeaient dans leurs céréales, comme s’ils pouvaient trouver, à force d’en parler, une formule magique qui libérerait à jamais l’humanité – ou du moins leur pays – de tous les problèmes. Marie-Thérèse voulait sans doute réinventer la vie, elle aussi, à sa manière. Pourquoi désirait-elle aller rejoindre les hippies de Squatec, qui construisaient des maisons rondes, sinon parce qu’elle était curieuse de cette nouvelle expérience ? Drôle d’idée que ces maisons rondes. Chloé imagine les hippies y tourner en rond toute la nuit, prononçant des phrases qui tournaient en rond tout en écoutant les Byrds chanter Turn, Turn, Turn…
Anne Shirley rentre chez elle et redevient Marie-Thérèse, qui s’enferme dans sa chambre et cherche à reproduire les accords de Turn, Turn, Turn… Tu tournes en rond, Chloé, mais tu reviens toujours dans cette chambre d’adolescente, rue des Mélèzes. Rochon y revenait souvent lui aussi, ce qui explique qu’il ait interrogé si longuement monsieur Lapierre, le plus proche voisin. Mais les voisins font-ils de bons témoins ? Savent-ils vraiment ce qui se passe de l’autre côté de la clôture ? Ceux qu’on voit à la télévision à la suite d’un drame n’ont la plupart du temps rien vu venir, rien soupçonné, rien entendu. Ils répètent au journaliste, l’air encore ahuri, que leurs voisins étaient des gens tranquilles, qu’ils ne dérangeaient personne jusqu’à ce qu’ils se fassent exploser à la dynamite. Quand elle était petite, Chloé connaissait tous les voisins qui avaient des enfants de son âge. Les autres étaient de purs étrangers. Ils auraient fait des messes sataniques ou pratiqué le cannibalisme qu’elle n’en aurait jamais rien su.
Dans les vieilles histoires villageoises, il y avait toujours des commères qui passaient leur temps à la fenêtre, savaient tout de ce qui se passait aux alentours et prenaient un malin plaisir à inventer ce qu’elles ne savaient pas. Ces commères ont maintenant disparu, ou alors elles regardent la télévision et se précipitent sur le téléphone quand vient le moment d’éliminer Natacha ou Steve ou Kathleen (un dollar par appel). S’il reste encore des personnes aux fenêtres – des écornifleux, comme dirait la grand-mère de Chloé –, ce sont plutôt des hommes avec des jumelles, avides de voir des femmes sortir du bain… Mais ce genre de voyeur existe-t-il encore, à bien y penser ? Pourquoi se donner tant de mal alors qu’il suffit d’un clic de souris pour suivre en direct un cours complet de gynécologie ?
Imaginons un homme avec des jumelles, qui aurait observé secrètement la maison de la rue des Mélèzes. Un voyeur qui serait devenu un suiveur, derrière la Renault 5… Parlant de voyeur, Lysiane n’était-elle pas un peu voyeuse elle aussi, quand elle regardait Marie-Thérèse se faire sauter par des motards ? Pourquoi d’ailleurs regardait-elle précisément par là, ces soirs-là ? A-t-elle d’ailleurs vraiment vu ces scènes ? Serait-elle un peu fabulatrice, aurait-elle projeté ses propres fantasmes ? Ce serait bien commode : Marie-Thérèse serait alors plus cohérente, plus pure. Plus virginale, pour tout dire.
Ce qu’il me faudrait, songe Chloé, c’est un supervoyeur surgi du passé, quelqu’un qui se serait promené en ballon au-dessus de la maison de la rue des Mélèzes et qui aurait regardé au travers du toit, et jusque dans les âmes. Un supervoyeur superpsychiatre doté d’une supermémoire capable de livrer un supertémoignage supercrédible…
Pourquoi tous ces superpouvoirs, tout à coup ? À cause de Donovan qui chante Sunshine Superman sur le iPod… Un drôle de numéro, ce gars-là. Pourquoi se faisait-il appeler Mellow Yellow, au juste, et qu’est-ce qu’il pouvait bien faire avec son electrical banana ? I’m just mad about fourteen, and she’s just mad about me. Ai-je bien compris ? Aurait-il été un peu pédophile sur les bords, le gentil Donovan ? On imagine souvent les pédophiles comme de vieux losers incapables d’entretenir des relations normales avec des adultes, mais ils peuvent tout aussi bien être des rois de la musique pop, ou cinéastes, sans oublier cet ancêtre du rock and roll qui avait épousé sa cousine de treize ans, comment s’appelait-il, déjà ? Ces hommes-là ne sont pas des losers, au contraire, ce sont des super vedettes qui n’auraient qu’à lever le petit doigt pour avoir les femmes qu’ils veulent… Laurent Lapierre était lui aussi une vedette, à sa manière. Mais on ne pourrait pas parler de pédophilie dans ce cas : Marie-Thérèse avait seize ans, l’âge du consentement, comme Chloé l’avait si maladroitement dit à son ex-voisin. Et il semble bien que ce soit elle qui ait fait les premiers pas. Mais que s’est-il passé par la suite ? Était-il du genre à lui chanter qu’il suffirait de presque rien, peut-être dix années de moins… ?
— À quoi penses-tu, Chloé ? demande Roxanne en tentant de reprendre son souffle. Tu courais comme une démone, aujourd’hui…
— Je pensais à un des profs de techniques d’enquête, à Nicolet, qui nous disait toujours qu’à chaque problème complexe existait une solution simple, qui se révélait la plupart du temps fausse. C’est pourtant le même homme qui nous répétait que dans les histoires de meurtres, il ne faut jamais chercher midi à quatorze heures. La plupart du temps, le coupable se trouve là, sous votre nez. C’est plutôt difficile à suivre, non ?
— C’est plutôt toi qui es difficile à suivre, Chloé : tu n’étais pas supposée essayer de te changer les idées, ce matin ?
— Je n’y arrive pas. J’ai l’impression que la solution est là, sous mes yeux, et que je suis incapable de la voir. Je me sens tarte.
— Et tu as peur que tout le monde finisse par s’en rendre compte, c’est ça ? À commencer par Nelson, bien sûr, qui songe sûrement à te retirer l’enquête. Peut-être même qu’il pense à te congédier, tant qu’à faire : il doit sûrement être TRÈS déçu que tu n’aies pas résolu en moins d’une semaine un mystère que personne n’a pu élucider en trente-trois ans. Que disait ton prof de psycho à propos du syndrome de l’imposteur, déjà ?
— Il disait que le mot n’avait pas de féminin, et que c’était l’une des pires absurdités de la langue française
— Il n’avait pas tort.
Il n’y a pas seulement le jogging qui fait du bien, se dit Chloé en faisant à ses étirements d’après-course. L’amitié aussi.
*****
— J’espère que tu as bien aéré tes neurones, dit Nelson avant même que Chloé ait eu le temps de s’asseoir à son bureau. Tu vas en avoir besoin. Ça déboule. As-tu lu le journal ?
Le journal en question est ouvert sur la table qui se trouve au centre de la pièce, mais Nelson n’en a que pour l’écran de son ordinateur. À lui voir aller les yeux, Chloé devine qu’il lit des messages dans sa boîte de courriels et qu’il en élimine la plupart d’un clic de souris. S’il répond, c’est toujours en tapant trop fort sur le clavier, comme le font souvent les hommes de son âge.
— C’est aussi pourri que d’habitude ? demande Chloé en s’approchant du journal.
— C’est pire.
— Marie-Curly ?
— Marie-Curly, répond Nelson en poussant un long soupir d’exaspération. J’en ai pour la journée à répondre aux braves citoyens qui veulent rétablir les faits, comme ils disent. S’il y a une erreur dans l’article qu’ils viennent de lire, elle provient nécessairement de la police, et c’est à nous qu’ils font la leçon… Il n’y en a pas un sur cent qui met en doute les compétences de la journaliste. Jettes-y un œil pendant que je continue le ménage des courriels. Notre Dumby s’est surpassée.
Chloé parcourt rapidement l’article signé Marie-Josée Dunn, la journaliste chargée des faits divers et des affaires judiciaires dans L’Express de Milton. Chloé a toujours trouvé incongru le nom de ce journal hebdomadaire : pour peu qu’un événement ait lieu le vendredi, il faut attendre au jeudi suivant pour en lire le récit. On a déjà vu plus rapide. La population de Milton et des environs est pourtant très attachée à son journal. À son arrivée dans la région, Chloé s’en est étonnée : qui donc pouvait se passionner pour les débats du conseil municipal au sujet de l’implantation de nouveaux lampadaires sur le boulevard Paquin ? Nelson lui a alors expliqué qu’il était à peu près impossible pour un citoyen normal de ne pas y trouver chaque semaine un sujet qui le concernait directement, voire nommément pour peu qu’il soit membre d’un club de bridge, de bowling ou de mini-putt. S’il se passait quelques semaines sans qu’on parle de lui et que l’anonymat lui pesait, notre citoyen lambda pouvait toujours se rabattre sur le courrier du lecteur, qui lui permettait de dénoncer l’absence de synchronisation des feux de circulation du boulevard Paquin, cause d’un important gaspillage de pétrole.
Nelson est sûrement le lecteur le plus assidu de ce journal : à la seule exception des pages féminines, vraiment trop nulles, il lit absolument tout. Il commence par les petites annonces, mine d’or pour qui veut suivre l’évolution du marché des salons de massage et des escortes, puis s’attarde aux pages sportives et prend parfois le temps de téléphoner à un jeune joueur de hockey pour le féliciter de sa performance (« ça ne coûte pas cher, dit-il, et ça nous fera peut-être un délinquant de moins »), et termine enfin sa lecture avec les pages de politique municipale, qui le passionne. Le médecin lui a toutefois recommandé de ne lire les articles de Marie-Josée Dunn que s’il y est absolument obligé. C’est mauvais pour sa tension.
Suivant son exemple, Chloé a pris l’habitude de parcourir le journal, elle aussi, et y a trouvé peu à peu de l’intérêt. La section Vie et culture propose un intéressant choix de nouveautés en DVD, les mots croisés et le sudoku y sont de bon niveau, et on peut s’amuser franchement en lisant la chronique de la sexologue, qui suggère chaque semaine de nouveaux moyens de stimuler les libidos défaillantes. Sa chronique se retrouve régulièrement affichée sur le babillard de la salle des patrouilleurs et a un effet bénéfique sur leurs zygomatiques. Le courrier des lecteurs lui a aussi permis d’identifier les principaux paranoïaques de la région, et les articles de Marie-Josée Dunn – que Nelson préfére appeler Marie-Curly Dumb, ou Dumby – ont contribué à entretenir chez elle un sain scepticisme à l’égard du journalisme.
« Mystère résolu ! » titre le journal. « Selon M. Nelson Robichaux, porte-parole des enquêteurs de la Sûreté du Québec de notre cité, la disparition de Marie-Thérèse Laganière et de son fiancé, Denis Dextradeur, qui avait provoqué une véritable commotion dans la population au tournant des années quatre-vingt, s’expliquerait par un pacte de suicide. Les aînés se souviendront sans doute que… »
— Tu n’es pas obligée de le lire jusqu’à la fin, dit Nelson, les yeux toujours rivés sur son écran d’ordinateur. À moins que tu aies envie de jouer au jeu des huit erreurs, évidemment. J’en ai compté cinq rien que dans la première phrase. Le pire, c’est qu’elle avait un magnétophone… Au cas où tu te poserais la question, je lui ai dit que l’hypothèse du suicide était écartée. Il semble que Dumby ignore le sens du mot écarter, aussi surprenant que ça puisse paraître. On aurait pourtant pu croire que ça avait joué un rôle dans son embauche… Est-ce que je t’ai déjà raconté l’histoire de la grande courbe ?
— Je ne crois pas, non…
— Quand le train qui arrive des États-Unis traverse la ville, il franchit le pont, puis s’engage dans une grande courbe qui s’enfonce dans une pinède. C’est à cet endroit qu’il commence à prendre de la vitesse. Si quelque chose se trouve sur la voie, le mécanicien de la locomotive n’a pas le temps de s’arrêter. Nous avons eu un suicide à cet endroit il y a quelques années. J’ai supplié Dumby de ne pas donner de détails dans le journal, ce qu’elle s’est évidemment empressée de faire. Elle a même fait preuve de précision, pour une fois. C’est tout juste si elle n’a pas publié une carte à l’échelle, avec l’horaire des trains. Le résultat, c’est qu’on a eu un autre suicide au même endroit, quelques semaines plus tard, et un autre encore l’année suivante. Montréal a son métro, Milton a son train.
Chloé poursuit tout de même sa lecture jusqu’à ce qu’elle apprenne que l’enquête a été confiée à une certaine Chloey Perro, de Montréal…
— Tu as sûrement appris à l’école qu’il fallait parfois répandre de fausses informations pour faire progresser une enquête, reprend Nelson tout en continuant à éliminer des courriels. Pas besoin de se donner tant de mal avec elle : il suffit de lui dire la vérité, et elle se charge de la déformer pour nous. Si tu veux un conseil, oublie le plus vite possible ce que tu viens de lire. C’est comme un mot mal orthographié : ça te pollue la tête, et tu ne sais plus comment l’écrire par la suite. Il ne faut pas trop s’en faire avec cet article, de toute façon : le téléphone arabe a dû faire son œuvre bien avant que Dumby ne sévisse, et il n’y a sûrement plus personne à Milton qui ignore la nouvelle. Les ragots recommencent à courir, les vieilles émotions se réveillent, et nos braves citoyens se précipitent sur leurs claviers pour nous éclairer de leurs lumières. Il y a beaucoup de déchets dans les courriels, mais j’en ai retenu un qui te fera plaisir. Il provient de Dereck, notre ami de Kelowna qui voulait practicer son française avec toi. Il le practice assez bien, je trouve : il nous dit qu’il a téléphoné le Toyota dealer mais il n’a pas de forme aussi âgée.
— De forme âgée ?
— J’ai mis quelques secondes à comprendre, moi aussi, mais je suppose qu’il voulait parler de vieilles factures. Il n’y a donc plus de traces de la transaction de la Toyota que Denis Dostaler a achetée pour traverser le pays, ce qui n’a rien d’étonnant, et ça ne change pas grand-chose : je ne vois pas à quoi ça nous aurait avancés de connaître la liste des accessoires qu’il avait choisis. Dereck n’a pas trouvé non plus de trace du passage de Denis dans les vignobles de la région – ils n’ont pas de formes aussi âgées, eux non plus –, mais il a réussi à repérer son nom dans de vieux annuaires téléphoniques. Il a ainsi appris que Denis a vécu trois ans à Kelowna, plus précisément à Westbank – c’est juste de l’autre côté du pont, tout près d’une réserve indienne, tu peux regarder sur Google map. Il habitait un logement qui a été démoli depuis, et personne ne se souvient plus de lui. Ça aurait été vraiment surprenant, après tout ce temps. Notre Dereck a quand même fait du bon travail.
— J’ignorais que Denis avait passé tant de temps là-bas. J’imaginais plutôt qu’il n’y était resté que quelques mois pour faire un peu d’argent avant d’aller à Vancouver. On ne peut donc pas parler d’un petit boulot temporaire en attendant de trouver mieux. Il était bel et bien installé dans la région, ce qui rend sa présence à Milton encore plus mystérieuse.
— Veux-tu que je demande autre chose à Dereck ?
— Je ne vois pas ce qu’il pourrait nous apprendre de plus. Remerciez-le de ma part, et félicitez-le pour son français.
— C’est déjà fait. Il m’a répondu en m’envoyant ses meilleurs regards. J’espère que ce n’était pas une allusion à mes vieilles formes… On a aussi notre lot de crack pots habituels : une baptiste récemment convertie qui va prier pour éclairer nos recherches, un péquiste qui est persuadé que l’enlèvement et le meurtre de Marie-Thérèse faisaient partie d’un vaste complot fédéral pour nuire rétrospectivement à la campagne électorale de Laurent Lapierre, un brave citoyen qui nous traite de chiens parce que personne ne fait rien contre son voisin qui arrose sa pelouse pendant les périodes interdites… Plus sérieusement, Lysiane a téléphoné pour nous avertir que le service funéraire de Marie-Thérèse aura lieu samedi prochain, à dix heures. Tu peux me parler pendant que je poursuis le tri. Vas-y, je t’écoute.
— Puisqu’il est question de Lysiane… D’après vous, est-il possible qu’elle soit un peu… fabulatrice, disons ?
— Lysiane ? …
Nelson se tortille les sourcils pendant un bon moment tout en continuant à effacer des messages, de plus en plus lentement, et il doit s’arracher les yeux de son écran pour lui répondre.
— Ça m’étonnerait. Elle a la réputation d’être une personne plutôt rigide… Je peux toujours donner quelques coups de fil discrets pour vérifier, si tu crois que c’est important.
— Ça me serait utile, oui. J’aimerais aussi que vous me parliez de la première épouse de Laurent Lapierre. Tout ce que je sais, c’est qu’elle s’appelle Hélène. Rochon ne dit presque rien à son sujet dans ses rapports. On dirait qu’elle n’a jamais existé.
— C’était une femme discrète, et même secrète. Elle laissait toujours le monopole de la conversation à son mari, qui ne se faisait jamais prier pour prendre toute la place. Je suppose que Rochon a dû lui poser quelques questions, mais qu’elle ne lui a rien appris de nouveau. Il n’était pas obligé de tout noter.
— Que savez-vous à son sujet ?
— Pas grand-chose. C’était une femme d’intérieur, qui s’occupait de sa maison et de son jardin…
— Elle ne travaillait pas ?
— Il me semble avoir entendu dire qu’elle n’en avait pas besoin : ses parents lui avaient laissé un héritage intéressant. Les meubles Germain, ça te dit quelque chose ?
— Rien du tout.
— Elle faisait parfois du bénévolat à l’hôpital, mais pour le reste, elle ne vivait que pour son mari et pour sa fille. C’était une belle femme. Grande, élégante… Certains la trouvaient hautaine, mais elle était peut-être simplement timide.
Ceux qui prétendent que les hommes ne peuvent pas faire deux choses en même temps ne connaissent sûrement pas Nelson, songe Chloé en observant son patron, qui a recommencé à lire les courriels tout en répondant à ses questions, procédant selon une méthode qui semble immuable : il fronce les sourcils tandis qu’il parcourt le texte, réfléchit pendant trois secondes, puis les expédie d’un clic de souris dans la mémoire ou dans la corbeille en poussant parfois un soupir d’exaspération.
— … Leur mariage n’a pas survécu à la politique, poursuit-il. Hélène est retournée vivre à Montréal, ce qui n’a surpris personne : elle n’avait aucune attache dans la région. Laurent, lui, était vraiment un gars de la place.
— J’irai sûrement lui poser quelques questions.
— Qu’espères-tu apprendre d’elle ?
— Elle peut avoir été témoin de faits qui semblaient anodins à l’époque, mais qui pourraient se révéler importants à la lumière de ce qu’on sait maintenant. J’aimerais aussi poser quelques questions à Maryse, tant qu’à faire. Elle n’était qu’une enfant en 1976, ce qui explique que Rochon ne lui ait pas fait subir d’interrogatoire. Mais on voit et on sent beaucoup de choses, à cet âge-là.
— Si c’est ce que suggère ton instinct, vas-y.
— Est-ce que je peux regarder les courriels, maintenant ?
— Attends que j’aie terminé le premier tri. De mon temps, c’était le travail d’un homme de sortir les poubelles. Ce n’est pas tant le contenu de ces messages qui me choque, mais le fait que leurs expéditeurs nous prennent pour des imbéciles : imaginent-ils vraiment qu’on ne peut pas les retrouver ? Laisse-moi au moins en éliminer un autre… Celui-là aussi, à bien y penser…
Il efface encore quatre messages avant de hausser les épaules et de céder enfin sa place à Chloé, qui s’installe aussitôt devant l’écran de l’ordinateur. Un premier regard à la messagerie lui apprend qu’il reste encore une vingtaine de courriels à traiter – à condition qu’il n’y en ait pas de nouveaux qui s’ajoutent.
« Je ne suit pas raciste mais j’ai toujours dis et je le
dirai toujours, tant qu’on laissera des étrangé entré
chez nous ils volerons nos jobs et nos femmes c’est
pas de leur faute ils ont été élever comme ça… » Supprimer.
« Marie-Thérèse Laganière a eu ce qu’elle méritait.
C’était une agace. » Conserver.
« Toute cette violence me dégouttent, où sont les
vraies valeur ? » Supprimer.
« À mon avis on devrait interdire ces image de
femmes provoquante dans la publicité. QUE FAIT LA
POLICE ? » Supprimer.
« Luc est un fou. Je l’ai toujours dit. Ça ne me surprendrais
pas qu’il soit pédophyle en plus. Ouvrez-vous
les yeux ! » Conserver.
« Je veux vous signalé qu’il y a un stop au coin de ma
rue et bien ça ne paraîs pas ! » Supprimer.
« Chloé Perreault est une gouine. » Supprimer.
« Monsieur Robichaud je vous le dit ce que vous avez
raconter à la journaliste est truffer d’erreures mais je
suppose que vous allé chialer parce que vous êtes
mal citer, comme dhabitude, moi je vous dit commencé
donc par vous regardé dans le miroir et épelé
votre nom comme il faut : Robichaud sa s’écrit c-o-ch-o-n ! » Supprimer.
« Si jamais vous avez du gazon à brouter dans les
parages, confiez-le au sergent Perreault. Ha ha ha ! » Supprimer.
« Les résultats suivants sont basés sur le principe
de la transitivité, qu’on ne saurait cependant extrapoler
d’un système à l’autre. Ce sont des résultats cumulatifs,
qui ne sauraient refléter les préférences de
Marie-Thérèse à aucun moment particulier de sa vie.
Ces classements n’ont donc aucune valeur scientifique.
Ils sont basés sur ma mémoire, qui est
subjective et faillible.
Donovan>Cohen>Reggiani>Brel>Barbara>Dylan=
Beatles>Rolling Stones>Pink Floyd>Françoise Hardy>
Byrds.
George>John>Paul>Ringo.
Laurent>Denis>. . . . . . . . tous les autres (loin derrière).
Luc. »
Le message a été envoyé il y a moins de dix minutes. Peut-être Luc est-il encore devant son écran ? Envoyons-lui vite un message :
« Je suis très intéressée par vos classements, mais
je ne suis pas certaine de bien les comprendre.
Pouvez-vous expliquer davantage SVP ? »
Chloé vide la messagerie de quelques autres ordures en attendant la réponse de Luc, mais elle s’aperçoit bientôt qu’elle a du mal à se concentrer tant elle est intriguée par ce Laurent>Denis>autres. Se pourrait-il qu’il y ait eu plus qu’un baiser, qu’elle ait vraiment été amoureuse de Laurent, au-delà de la toquade d’adolescente ?
La réponse ne tarde pas à arriver :
« La transitivité est le principe mathématique élémentaire selon lequel si vous préférez a à b et b à c, vous préférerez aussi a à c. Vous auriez pu le vérifier dans Wikipedia. Cette propriété ne tient pas quand on passe d’une catégorie à une autre. J’ai peut-être tort de croire qu’il s’applique à nos préférences, mais il faut qu’il y ait de la rationalité quelque part. L’ordre des lignes est aléatoire. La première a été la plus difficile à établir à cause du nombre élevé de variables et des fluctuations temporelles. Je crois tout de même que les données cumulatives ont un sens. Les autres lignes ont été plus faciles à établir. N’importe quel observateur superficiel aurait pu arriver aux mêmes résultats. »
Chloé aurait le goût de sauter sur le téléphone pour lui poser trois millions de questions, mais elle s’en retient. Utilisez Internet, avait-il dit. C’est plus poli. Il a raison, mais ça peut être immensément frustrant d’attendre une réponse pendant des heures… Allons droit au but le plus vite possible, avant qu’il ne quitte son poste :
« Que signifie Laurent>Denis>autres ? »
La réponse met moins de deux minutes à arriver :
« Denis Dostaler est venu souvent à la maison. Marie-Thérèse l’emmenait dans le salon et ils s’embrassaient pendant des heures. Ma sœur a peut-être embrassé d’autres hommes, mais on ne les revoyait jamais. Donc Denis> les autres. Marie-Thérèse espionnait Laurent Lapierre par la fenêtre de sa chambre avec mes jumelles. Elle a même changé de chambre pour se rapprocher de lui quand je suis parti de la maison. Elle ne s’est jamais intéressée autant à un homme sur une aussi longue période. Donc Laurent>Denis et Denis>les autres, d’où Laurent>Denis> et les autres loin derrière, par transitivité. Je répète que ces classements n’ont aucune valeur scientifique et ne sauraient refléter les préférences de Marie-Thérèse à un moment particulier de sa vie. Ce sont des données cumulatives qui sont basées sur ma mémoire, qui est subjective et faillible, et ne couvrent pas la période 1973-1976. »
Chloé a à peine le temps de commencer à digérer ces informations que Chantal dépose une pile de papiers sur son bureau. Le premier message attire immédiatement son attention : rappeler Madame Lysiane Laganière.
Chloé a du mal à s’arracher les yeux de l’écran, mais elle compose son numéro.
— Madame Laganière ? Ici Chloé Perreault…
— Luc est venu chez moi, hier soir. Il m’a demandé d’aller dans la chambre de Marie-Thérèse pour vérifier un truc. Je lui ai demandé ce qu’il voulait savoir, mais il n’a rien répondu. Il est monté dans la chambre, il est allé tout droit à la fenêtre, il a regardé dehors avec des jumelles et il a eu l’air satisfait. Tout ce que j’ai pu en tirer c’est qu’il voulait vous aider dans votre enquête. Voulez-vous bien me dire ce que vous lui avez mis dans la tête ?
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? songe Chloé, qui a encore les yeux rivés sur son écran. Luc est allé chez sa sœur hier soir et il a rédigé son courriel ce matin. C’est donc qu’il voulait vérifier quelque chose qui lui a servi pour établir ses étranges classements.
— Êtes-vous encore là ? demande madame Laganière…
— Je… Oui, excusez-moi… Est-ce que… Est-ce que je peux aller vous voir ? J’aimerais en parler plus longuement avec vous. J’ai aussi quelques questions à vous poser.
— J’ai rendez-vous chez le médecin ce matin, mais je devrais être de retour vers onze heures.
— Parfait. J’irai vous rejoindre chez vous.
C’est même plus que parfait, se dit Chloé en raccrochant le téléphone : ça me donne du temps pour faire le ménage dans les courriels et les appels. Mais d’abord, un message pour Luc : « Merci pour vos informations. Pourquoi avez-vous écrit que Marie-Thérèse avait changé de chambre pour se rapprocher de lui ? »
Chloé attend la réponse, mais rien n’apparaît dans la messagerie.
Les yeux encore rivés sur l’écran, Chloé est incapable de poursuivre le ménage des courriels. Il y a trop d’engrenages qui tournent à vide dans son cerveau, trop de nouvelles informations étranges à classer. Marie-Thérèse aurait pu avoir été secrètement amoureuse de son voisin, et rien ne dit que cet amour ait été à sens unique. Peut-être y a-t-il eu une véritable affaire entre eux, comme aurait dit notre ami de Kelowna. Marie-Thérèse l’épiait-elle vraiment avec des jumelles ? Lysiane empruntait-elle les jumelles de Luc, elle aussi, pour espionner sa sœur ? Je te regarde, tu me regardes, je t’espionne, tu m’épies… Trente-trois ans plus tard, Luc va se poster à son tour à la fenêtre et il semble satisfait de ce qu’il a vu. Ça fait décidément beaucoup de monde qui regarde dans la même direction. Beaucoup de voyeurs et de voyeuses (pourquoi ce mot paraît-il incongru au féminin ?). Quelque chose s’est passé là, dans cette cour, entre ces deux maisons, quelque chose qu’on pouvait voir par la fenêtre de la chambre de Marie-Thérèse…
Chloé se sent comme si elle avait quatorze ans et qu’elle butait sur une question, dans un examen d’histoire : elle a le sentiment de connaître la réponse, de l’avoir lue le matin même dans son manuel, elle se souvient même du numéro de la page où apparaît le nom de cet archimachin autrichien qui s’est fait assassiner en 1914, il était écrit là, à gauche de la page, juste sous la vignette, pourquoi n’arrive-t-elle pas à s’en souvenir ? Tout bon étudiant sait ce qu’il doit faire en pareilles circonstances : rien ne sert de s’obstiner, il faut vite passer à une autre question. On coche des vrais ou faux et des choix multiples, on fait semblant de penser à autre chose, sachant que le cerveau continue à chercher sur le disque dur pendant ce temps-là et que la réponse apparaîtra quand on s’y attendra le moins – avant la fin de l’examen si on a de la chance, ou tout de suite après avoir remis sa copie si on en a moins. Le cerveau est prude, il exige qu’on éteigne les lumières avant de se déshabiller. On n’a pas d’autre choix que d’accepter, mais bon Dieu que c’est frustrant… Ferdinand ! Il s’appelait François-Ferdinand, il était archiduc d’Autriche, et il a été assassiné par un étudiant bosniaque. Oui, bon, nous voilà bien avancés…
Toujours pas de message de Luc, pendant ce temps-là. Est-il parti travailler ? Ai-je mal formulé la question ? Boudet-il ? Peut-être a-t-il dépassé le temps qu’il s’était accordé pour répondre à ses courriels, tout simplement, et qu’il reviendra à la demie de chaque heure, tel que promis.
Classe donc tes propres courriels en attendant, Chloé. On ne sait jamais.
« Ce ne sont pas les féministes mal baisé qui vont
venir nous dire quoi faire ! » Vous avez raison,
monsieur. Il vaut mieux que vous le trouviez
par vous-même. À la poubelle.
« Marie-Thérèse était une agace. » Encore ? Les
mots sont les mêmes, mais l’expéditeur est différent.
Il semble qu’elle a agacé beaucoup de monde…
Conserver.
« J’aimerais parler au policier chargé de l’enquête au sujet de Marie-Thérèse Laganière. Pouvez-vous prendre contact avec moi… » L’absence de fautes d’orthographe a d’abord attiré l’attention de Chloé, mais c’est la signature qui l’intrigue : Maryse Germain. Se pourrait-il que…
Elle compose aussitôt le numéro, dans le code régional 450.
— Vous êtes bien aux laboratoires Dorion. Si vous connaissez le poste de la personne à qui vous désirez parler, composez-le maintenant.
Dieu soit loué, Maryse a laissé son numéro de poste, épargnant ainsi à Chloé de longs moments de frustration.
— Maryse Germain à l’appareil…
La voix semble ennuyée, peu amène
.
— Je m’appelle Chloé Perreault, sergent-détective à la Sûreté du Québec. Vous nous avez laissé un message.
— Oh, c’est vous ! Je… Laissez-moi un instant, je vous prie…
Chloé l’imagine refermer la porte de son bureau, ou quelque chose de ce genre.
— C’est vous qui… qui enquêtez sur la disparition… sur la mort de Marie-Thérèse ? demande-t-elle d’une voix si faible que Chloé a le réflexe d’examiner son téléphone au cas où il serait muni d’un contrôle du volume.
— C’est moi, oui.
— J’étais la voisine de Marie-Thérèse, elle m’a souvent gardée quand j’étais petite…
— Je sais qui vous êtes. Avez-vous des informations à nous communiquer ?
— Je ne sais pas si elles sont pertinentes, mais j’aimerais vous rencontrer pour en parler. J’aimerais beaucoup vous rencontrer.
— C’est sûrement possible. Je peux me déplacer, si vous croyez que c’est important. Vous habitez dans la région de Montréal ?
— J’habite et je travaille à Longueuil. Je finis de travailler à dix-sept heures…
— Donnez-moi votre adresse, j’irai vous rejoindre.
— Est-ce que je peux vous demander un service ?
— Je vous en prie…
— Je sais bien que je ne peux pas vous en empêcher, mais si vous pouviez… Je ne sais pas si c’était dans vos intentions, mais…
— Je vous écoute.
Ou bien cette Maryse est particulièrement timide, se dit Chloé, ou bien elle aime faire du mystère. Raison de plus pour la rencontrer en personne le plus vite possible : il n’y a rien de plus désagréable que le téléphone pour mener des interrogatoires – pour quoi que ce soit, en fait.
— Avez-vous déjà pris contact avec ma mère ? reprend enfin Maryse.
— Non.
— Pourriez-vous attendre de m’avoir parlé avant de le faire ?
— Je vous le promets, répond Chloé.
Chloé note l’adresse, raccroche et lance aussitôt une recherche qui lui permet d’apprendre ce que fabriquent les laboratoires Dorion : « De l’échantillonnage à l’analyse scientifique de votre sol, nos experts vous assurent des résultats rapides et efficaces… » Tout cela est très intéressant, mais n’a sans doute rien à voir avec l’enquête. Si Chloé a besoin de son expertise, ce n’est pas à titre de chimiste, mais d’enfant qui avait sans doute un point de vue différent de celui des adultes sur cette affaire, une enfant qui pouvait voir le monde par en dessous, contrairement à tous les autres qui s’observaient mutuellement du haut de leurs fenêtres.
Chloé a encore les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, mais elle a du mal à tenir en place tant elle se sent excitée.
— Tout va bien ? demande Nelson.
— Très bien… J’ai rendez-vous avec Lysiane ce matin, et je dois aller à Longueuil en fin d’après-midi. Je ne pense pas avoir le temps de passer par le bureau entre-temps, mais je vous appellerai sûrement au courant de la journée.
— Parfait. Tu peux compter sur moi pour faire le tri des courriels en attendant. Je ferai peut-être quelques téléphones, pour tâter le terrain. Y a-t-il quelque chose qui t’intéresse en particulier ?
— Oui : le sexe.
— … ?
— Je veux parler de la vie sexuelle de Marie-Thérèse, bien sûr. Il y a eu quelques courriels de gens qui la traitaient d’agace. J’aimerais bien savoir ce qu’ils ont à raconter.
— Je m’en charge. Tu n’oublies pas d’aller jouer dehors, Chloé ?
— Je ne fais que ça !