Parler de l’amour est trop facile, ou bien trop difficile. Comment ne pas verser soit dans l’exaltation, soit dans les platitudes émotionnelles ? Une manière de se frayer la voie entre ces deux extrêmes est de prendre pour guide d’une pensée méditante la dialectique entre amour et justice. Par dialectique, j’entends ici, d’une part, la reconnaissance de la disproportion initiale entre les deux termes et, d’autre part, la recherche des médiations pratiques entre les deux extrêmes, – médiations, disons-le tout de suite, toujours fragiles et provisoires.
La richesse de pensée promise par cette approche dialectique me paraît masquée par une méthode d’analyse conceptuelle qui s’emploierait à extraire d’une sélection de textes de moralistes ou de théologiens parlant de l’amour les thèmes les plus systématiquement récurrents. C’est l’approche de plusieurs de nos collègues, philosophes ou théologiens formés par la discipline de la philosophie analytique. Je n’ai retenu pour cette conférence que le remarquable ouvrage de Gene Outka, Agapê, dont le sous-titre indique l’orientation : An Ethical Analysis. Il s’agit pour cet auteur d’isoler les « contenus normatifs de base » que l’amour chrétien ou l’agapê « a été dit posséder sans égards pour les circonstances ». En suivant quelle méthode ? La réponse proposée est celle que mon approche veut mettre en question : « Une telle enquête est formellement similaire à celles que les philosophes ont menées dans leurs discussions par exemple de l’utilitarisme en tant que modèles (standard) normatifs ultimes, que critères ou principes pour des jugements de valeur et des obligations. » Toute la question est bien là : l’amour a-t-il, dans notre discours éthique, un statut normatif comparable à celui de l’utilitarisme ou même de l’impératif kantien1 ?
J’aimerais placer la première partie de mon étude, consacrée à la disproportion entre amour et justice, sous le signe d’une citation de Pascal : « Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. – De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel2. » Je ne cache pas que le jugement abrupt de Pascal rendra ultérieurement plus difficile la recherche des médiations que requiert le jugement moral en situation, provoqué par la question : que dois-je faire ici et maintenant ? Nous retrouverons cette difficulté plus loin. Pour le moment la question est celle-ci : si nous donnons d’abord le pas à la disproportion, comment ne pas retomber dans l’un ou l’autre des dangers évoqués en commençant : l’exaltation ou la platitude ; autrement dit : la sentimentalité qui ne pense pas ?
Il m’a paru qu’une voie s’offrait qui consistait à recenser les formes de discours – parfois très élaborées – qui résistent à l’aplatissement à quoi condamne la sorte d’analyse conceptuelle des analytiques. Car l’amour parle, mais dans une autre sorte de langage que la justice, comme je le dirai à la fin de cette première partie.
J’ai retenu trois traits qui marquent ce que j’appellerai l’étrangeté, ou la bizarrerie (the oddities), du discours de l’amour.
J’ai retenu d’abord le lien entre amour et louange. Le discours de l’amour est d’abord un discours de louange. Dans la louange, l’homme se réjouit à la vue de son objet régnant au-dessus de tous les autres objets de son souci. Dans cette formule abrégée, les trois composantes – se réjouir, voir, placer au plus haut – sont également importantes. Évaluer comme étant le plus haut, dans une sorte de vue plutôt que de volonté, voilà qui remplit de joie. Ce disant, retombons-nous dans l’analyse conceptuelle, ou versons-nous dans la sentimentalité ? Nullement, si nous sommes attentifs aux traits originaux de la louange, pour lesquels des formes verbales aussi admirables que l’hymne sont particulièrement appropriées. Ainsi, la glorification de l’amour par Paul, dans 1 Corinthiens 13, est parente des « chants de louange », selon le titre même des Psaumes en hébreu « tehillim ». De l’hymne, il faudrait en outre rapprocher le discours de bénédiction : « Heureux est l’homme, celui-là qui ne va pas au conseil des impies… Il est comme un arbre planté près du cours des eaux… » (Psaume 1,1.3). Et encore : « Yahwé Sabaot, heureux qui se confie en toi » (Psaume 84,13).
On aura reconnu là la forme littéraire des macarismes, familière aux lecteurs des Béatitudes : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux » (Matthieu 5,1). Hymne, bénédiction, macarismes, voilà tout un faisceau d’expressions littéraires qu’on peut grouper autour de la louange. À son tour, la louange ressortit au domaine plus général, bien délimité de la poésie biblique dont Robert Alter, dans The Art of Biblical Poetry, rappelle le fonctionnement discordant par rapport aux règles d’un discours qui chercherait l’univocité au niveau des principes : en poésie les mots-clés subissent des amplifications de sens, des assimilations inattendues, des interconnexions inédites3.
Telle est la première résistance que l’amour oppose à l’« analyse éthique », au sens fort de l’analyse, c’est-à-dire la clarification conceptuelle.
La seconde étrangeté du discours de l’amour concerne l’emploi troublant de la forme impérative dans des expressions bien connues telles que : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… et tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Si on prend l’impératif au sens usuel d’obligation, si fortement argumenté par la morale kantienne, il y a quelque scandale à commander l’amour, c’est-à-dire un sentiment4.
En ce point de notre réflexion, la difficulté ne concerne pas le statut de l’amour dans l’empire des affects (j’en parlerai un peu plus loin), mais bien le statut du commandement, s’agissant du commandement d’aimer. A-t-il, au plan des actes de discours, la même force illocutoire que, disons, les commandements ordinaires faisant appel à l’obéissance ? Et, au plan éthique, est-il comparable aux principes moraux, c’est-à-dire à des propositions premières gouvernant des maximes subordonnées, comme peuvent l’être le principe utilitariste ou l’impératif kantien ?
J’ai trouvé un secours inattendu dans L’Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig5. On se rappelle que cet ouvrage, lui-même hors du commun, est divisé en trois sections, correspondant respectivement à l’idée de Création – ou de l’éternel avant –, à celle de Révélation – ou de l’éternel présent de la rencontre, – enfin à celle de Rédemption – ou de l’éternel pas encore de l’attente messianique. Ouvrant la seconde section – Révélation –, nous sommes prêts à être enseignés au sujet de la torah. En un sens, c’est le cas ; mais la torah, à ce stade de la méditation de Rosenzweig, n’est pas encore un ensemble de règles ; ou plutôt, elle peut devenir telle, parce qu’elle est précédée par l’acte solennel d’ouverture du tout de l’expérience humaine au langage paradigmatique de l’Écriture. Et quel est le symbole le plus approché de cette imposition du langage primordial à la sphère humaine de communication ? C’est le commandement d’amour. Mais, contrairement à notre attente, la formule n’en est pas celle de l’Exode, du Lévitique ou de Deutéronome, mais celle du Cantique des Cantiques, dont la lecture est faite, selon le rituel juif, à chaque fête de Pâque : « L’amour, dit le Cantique, est aussi fort que la mort. » Pourquoi le Cantique des Cantiques est-il évoqué à cette place ? Et avec quelle connotation impérative ? Au début de la section Révélation, Rosenzweig ne considère encore que le colloque intime entre Dieu et une âme seule, avant que n’entre en scène le « tiers » dans la section Rédemption6.
L’idée proprement géniale est alors de montrer le commandement d’aimer jaillissant de ce lien d’amour entre Dieu et une âme solitaire. Le commandement qui précède toute loi est la parole que l’amant adresse à l’aimée : Aime-moi ! Cette distinction inattendue entre commandement et loi n’a de sens que si l’on admet que le commandement d’aimer est l’amour lui-même, se recommandant lui-même, comme si le génitif contenu dans le commandement d’aimer était à la fois génitif objectif et génitif subjectif ; l’amour est objet et sujet du commandement ; ou, en d’autres termes, c’est un commandement qui contient les conditions de sa propre obéissance par la tendresse de son objurgation : Aime-moi !
À qui mettrait en doute la validité de la distinction si subtile chez Rosenzweig entre commandement et loi, je répondrais qu’il faut mettre en rapport l’usage déviant de l’impératif avec les formes de discours évoquées plus haut : louange, hymne, bénédiction, macarisme, et ainsi oser parler d’un usage poétique de l’impératif ; cet usage a lui aussi ses connotations dans le vaste éventail des expressions s’étendant de l’invitation amoureuse, en passant par la supplication pressante, l’appel, jusqu’au commandement brutal accompagné de la menace de punition7. C’est en vertu de la parenté entre le commandement : Aime-moi ! et le chant de louange que le commandement d’amour se révèle irréductible, dans sa teneur éthique, à l’impératif moral, légitimement égalé par Kant à l’obligation, au devoir, par référence à la récalcitrance des inclinations humaines.
C’est de cet écart entre ce que je viens d’appeler l’usage poétique du commandement et le commandement, au sens proprement moral du terme, que partira notre tentative dialectique centrée dans la seconde partie sur le thème de l’économie du don.
Mais avant d’affronter cette dialectique, je voudrais ajouter un troisième trait à notre recensement des expressions étranges, bizarres, de l’amour. Ce sont celles qui ont rapport à l’amour en tant que sentiment. J’ai repoussé jusqu’à maintenant ces considérations, afin de ne pas céder aux sirènes de la sentimentalité. C’est sous le signe de la poétique de l’hymne et de la poétique du commandement que nous pouvons placer ce troisième trait que je résumerai d’un terme : la puissance de métaphorisation qui s’attache aux expressions de l’amour. On peut rejoindre ce nouveau thème à partir du précédent : l’appel pressant – Aime-moi ! – que l’amant adresse à l’aimée confère à l’amour le dynamisme grâce auquel il devient capable de mobiliser une variété d’affects que nous désignons par leurs états terminaux : plaisir vs. douleur, satisfaction vs. mécontentement, réjouissance vs. détresse, béatitude vs. mélancolie… L’amour ne se borne pas à déployer autour de lui toute cette variété d’affects à la façon d’un vaste champ de gravitation, mais il crée entre eux une spirale ascendante et descendante qu’il parcourt dans les deux sens.
Ce que nous venons de décrire en termes psychologiques de dynamisme a sa contrepartie linguistique dans la production d’un vaste champ d’analogies entre toutes les modalités affectives de l’amour, grâce à quoi elles peuvent se signifier mutuellement. Ce jeu d’analogies entre affects n’exclut pas leurs différences et en un sens les présuppose. À cet égard on ne saurait oublier la contribution de Max Scheler Pour une phénoménologie des sentiments de sympathie, d’amour et de haine (1913)8. À l’image d’un champ de gravitation, d’une spirale ascendante et descendante, répond ainsi au plan du langage ce qui vient d’être désigné plus haut comme procès de métaphorisation. C’est grâce à lui que l’amour érotique est rendu capable de signifier plus que lui-même et de viser indirectement d’autres qualités de l’amour. C’est cette analogie entre affects, et le processus métaphorique qui l’exprime, que Nygren a sous-estimé, suivi par tous ceux qui ont construit sur la dichotomie entre êros et agapê9. L’analogie au plan des affects et la métaphorisation au plan des expressions linguistiques sont un seul et même phénomène. Cela implique que la métaphore soit ici plus qu’un trope, je veux dire un ornement rhétorique. Ou, si l’on préfère, le trope exprime ce qu’on pourrait appeler la tropologie substantive de l’amour, c’est-à-dire à la fois l’analogie réelle entre affects et le pouvoir de l’êros de signifier et de dire l’agapê.
Je soulignerai maintenant, dans ma seconde partie, les traits du discours de la justice qui s’opposent le plus clairement à ceux du discours de l’amour. Je prendrai successivement la justice au niveau de la pratique sociale, où elle s’identifie avec l’appareil judiciaire d’une société et caractérise un État de droit, puis au niveau des principes de justice qui régissent notre emploi du prédicat « juste » appliqué à des institutions. Abordant la justice comme pratique sociale, je rappellerai sommairement ce que sont les circonstances ou occasions de la justice, ses canaux, enfin ses arguments. Quant aux circonstances de la justice, entendue comme pratique judiciaire, nous nous souvenons que cette dernière est une partie de l’activité communicationnelle : nous avons affaire à la justice lorsqu’il est demandé à une instance supérieure de trancher entre des revendications (claims) de partis porteurs d’intérêts ou de droits opposés ; quant aux canaux de la justice, il s’agit de l’appareil judiciaire lui-même comprenant plusieurs choses : un corps de lois écrites, des tribunaux ou des cours de justice, investis de la fonction de dire le droit, des juges, c’est-à-dire des individus comme nous, réputés indépendants, et chargés de prononcer la sentence juste dans une circonstance particulière ; à quoi il ne faut pas oublier d’ajouter le monopole de la coercition, à savoir le pouvoir d’imposer une décision de justice par l’emploi de la force publique. On le voit, ni les circonstances de la justice ni ses canaux ne sont ceux de l’amour. Encore moins les arguments de la justice sont-ils ceux de l’amour. À vrai dire, l’amour n’argumente pas, si l’on prend pour modèle l’hymne de 1 Corinthiens 13. La justice argumente, et d’une façon très particulière, en confrontant des raisons pour ou contre, supposées plausibles, communicables, dignes d’être discutées par l’autre partie. Dire, comme je l’ai suggéré plus haut, que la justice est une partie de l’activité communicationnelle prend ici tout son sens : la confrontation entre arguments devant un tribunal est un exemple remarquable d’emploi dialogique du langage. Cette pratique de la communication a même son éthique : audi alteram partem10. Un trait de la structure argumentative de la justice ne doit pas être perdu de vue dans la perspective de la comparaison entre justice et amour : l’assaut d’arguments est en un sens infini, dans la mesure où il y a toujours un « mais… », par exemple des recours et des voies d’appel à des instances supérieurs ; en un autre sens, fini, dans la mesure où le conflit d’arguments s’achève dans une décision. Ainsi l’exercice de la justice n’est pas simplement un cas d’arguments, mais de prise de décision. C’est ici la lourde responsabilité du juge, dernier anneau de la chaîne de procédures, à quelque degré que ce soit. Quand ce dernier mot du juge est un mot de condamnation, le juge se rappelle à nous comme porteur non seulement de la balance mais du glaive.
Prises ensemble, toutes ces caractéristiques de la pratique judiciaire permettent de définir une première fois le formalisme de la justice, non point comme un défaut, mais au contraire comme une marque de force.
Je ne voudrais pas m’être donné la tâche trop facile en réduisant la justice à l’appareil judiciaire qui en fait une partie de la pratique sociale. Nous devons prendre en outre en considération l’idée ou l’idéal de la justice, dont la frontière avec l’amour est moins aisée à tracer. Néanmoins, même prise à ce niveau en quelque sorte réflexif de la pratique sociale, la justice s’oppose à l’amour par des traits bien marqués qui vont nous conduire au seuil de notre deuxième partie consacrée à la dialectique de l’amour et de la justice.
Ces traits distinctifs résultent de l’identification presque complète de la justice avec la justice distributive. C’est le cas depuis Aristote dans l’Éthique à Nicomaque jusqu’à John Rawls dans Théorie de la justice11. C’est sur le sens de cette identification qu’il nous faut maintenant réfléchir. Elle suppose que l’on donne à l’idée de distribution une ampleur qui dépasse le domaine de l’économie ; c’est la société entière, vue sous l’angle de la justice, qui apparaît comme une répartition de rôles, de tâches, de droits et de devoirs, d’avantages et de désavantages, de bénéfices et de charges. La force de cette représentation de la société comme un système de distribution est qu’elle évite le double écueil du holisme, qui fait de la société une entité distincte des membres qui la composent, et de l’individualisme, qui fait de la société une somme d’individus et de leurs interactions. Dans une conception distributive, la société n’existe pas sans les individus entre lesquels les parts sont distribuées et qui ainsi prennent part à l’ensemble ; mais les individus n’auraient pas non plus d’existence sociale sans la règle de distribution qui leur confère une place dans l’ensemble. C’est ici qu’intervient la justice comme vertu des institutions présidant à toutes les opérations de partage. Rendre à chacun son dû – suum cuique tribuere –, telle est, dans une situation quelconque de distribution, la formule la plus générale de la justice. Maintenant, en quoi est-ce là une vertu ? Avec cette question est posée celle du statut du prédicat « juste » dans tout notre discours moral. Or, depuis Aristote, les moralistes cherchent la réponse dans le lien qui unit le juste à l’égal. Au plan judiciaire déjà, cette équation est facile à justifier : traiter de façon semblable les cas semblables, c’est le principe même de l’égalité de tous devant la loi.
Mais qu’en est-il des distributions notoirement inégales en matière de revenus et de propriétés, d’autorité et de responsabilité, enfin d’honneurs ? Aristote est le premier à s’être confronté à cette difficulté, en distinguant l’égalité proportionnelle de l’égalité arithmétique. Un partage est juste s’il est proportionnel à l’apport social des parties. À l’autre bout de l’histoire du problème nous retrouvons la même tentative chez John Rawls pour sauver l’équation entre justice et égalité dans les partages inégaux, en demandant que l’augmentation de l’avantage du plus favorisé soit compensée par la diminution du désavantage du plus défavorisé. Tel est le second principe de justice selon Rawls qui complète le principe d’égalité devant la loi12. Maximiser la part minimale : telle est la version moderne du concept de justice proportionnelle reçu d’Aristote. Par là nous avons caractérisé une deuxième fois le formalisme légitime de la justice, non plus seulement comme pratique judiciaire, mais comme idéal d’un partage équitable de droits et de bénéfices à l’avantage de chacun.
Qu’en résulte-t-il pour notre problème ? Arrêtons-nous aux deux concepts de distribution et d’égalité qui sont les piliers de l’idée de justice. Le concept de distribution, pris dans sa plus grande extension, confère une base morale à la pratique sociale de la justice, telle que nous l’avons caractérisée plus haut, comme régulation des conflits ; la société y est en effet vue comme un lieu de confrontation entre partenaires rivaux ; l’idée de justice distributive couvre toutes les opérations de l’appareil judiciaire, en leur donnant pour finalité de maintenir les prétentions de chacun dans des limites telles que la liberté de l’un n’empiète pas sur celle de l’autre. Quant à l’égalité, égalité arithmétique de droits, égalité proportionnelle d’avantages et de charges dans un partage inégal, elle marque à la fois la force et les limites de l’idée même la plus haute de justice. En effet, l’égalité des droits, complétée par l’égalité des chances, est certainement source de cohésion sociale ; Rawls attend de ses principes de justice qu’ils renforcent la coopération sociale. Mais, quelle sorte de lien est-il ainsi institué entre les partenaires sociaux ? Ma suggestion est ici que le point le plus haut auquel puisse viser l’idéal de justice est celui d’une société où le sentiment de dépendance mutuelle – voire même de mutuel endettement – reste subordonné à celui de mutuel désintéressement. On remarquera à cet égard la formule frappante de Rawls d’intérêt désintéressé, par laquelle il caractérise l’attitude de base des contractants dans la situation hypothétique du contrat originel. L’idée de mutualité n’est certes pas absente de cette formule, mais la juxtaposition des intérêts empêche l’idée de justice de s’élever au niveau d’une reconnaissance véritable et d’une solidarité telle que chacun se sente débiteur de chacun. Nous allons montrer dans la dernière partie de cet essai que ces idées de reconnaissance, de solidarité, de mutuel endettement peuvent seulement être aperçues comme un point d’équilibre instable à l’horizon de la dialectique de l’amour et de la justice.
Dans la dernière partie de ma conférence, je me propose de jeter un pont entre la poétique de l’amour et la prose de la justice, entre l’hymne et la règle formelle. Cette confrontation ne peut être évitée, dès lors que l’une et l’autre élèvent une prétention concernant la praxis individuelle ou sociale. Dans l’hymne, le rapport à la praxis n’était pas considéré : l’amour était simplement loué pour lui-même, pour sa hauteur et sa beauté morale. Dans la règle de justice, nulle référence explicite n’était faite à l’amour, celui-ci étant renvoyé au domaine des mobiles. Et pourtant c’est à l’action qu’amour et justice s’adressent chacun à sa façon, c’est l’action que l’un et l’autre revendiquent. La dialectique doit maintenant faire suite à l’examen séparé des titres de l’amour et de la justice.
Il m’a paru qu’entre la confusion et la dichotomie pure et simple, une troisième voie, difficile, était à explorer, où la tension, maintenue entre les deux revendications distinctes et parfois opposées, pourrait être l’occasion de l’invention de comportements responsables. Où trouver le paradigme d’une telle tension vivante ? Il m’a paru qu’il pouvait être cherché dans le fragment du Sermon sur la Montagne chez Matthieu et du Sermon sur la Plaine chez Luc, où, dans un seul et même contexte, le commandement nouveau, celui d’aimer les ennemis, et la Règle d’Or se trouvent juxtaposés. C’est en Luc 6 que les deux commandements sont énoncés dans la plus grande proximité textuelle : « Mais je vous le dis, à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent » (Luc 6,27). Et un peu plus loin : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le semblablement pour eux » (id. 6,31). Avant de rendre raison de cette étrange contiguïté, posons-nous deux questions préalables : Comment, d’une part, le commandement d’aimer ses ennemis se rattache-t-il à l’hymne de l’amour ? De quelle façon, d’autre part, la Règle d’Or annonce-t-elle la Règle de Justice ?
La première question équivaut à se demander comment la qualité poétique de l’hymne se convertit en obligation. Ce que nous avons dit plus haut du commandement : Aime-moi ! chez Rosenzweig nous met sur la voie de la réponse. Le commandement d’aimer ses ennemis ne se suffit pas à lui-même : il est l’expression supra-éthique d’une vaste économie du don, qui a bien d’autres modes d’expression que cette revendication de l’homme pour l’action. L’économie du don déborde de toutes parts l’éthique. Tout un éventail de significations confère une articulation spécifique à cette économie du don. À une extrémité de cet éventail, nous trouvons le symbolisme, lui-même très complexe, de la création, au sens le plus fondamental de donation originaire de l’existence ; appartient à ce symbolisme le premier usage du prédicat « bon » appliqué en Genèse 1 au tout des choses créées : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, cela était très bon » (1,31). Il importe de souligner la dimension supra-éthique de ce prédicat « bon » étendu à toute créature. Il en résulte que c’est en tant que créature que l’homme s’y trouve interpellé : le sens d’une dépendance radicale, dans la mesure où il se rattache au symbolisme de la création, ne laisse pas l’homme face à face avec Dieu, mais le situe au milieu d’une nature considérée elle-même non comme une carrière à exploiter, mais comme un objet de sollicitude, de respect et d’admiration, comme on l’entend chanter dans le Canto del Sole de saint François d’Assise. L’amour du prochain, sous sa forme extrême d’amour des ennemis, trouve dans le sentiment supra-éthique de la dépendance de l’homme-créature son premier lien avec l’économie du don. C’est de la même économie que relève le rapport de l’homme à la loi et à la justification : ces deux rapports constituent le centre du dispositif de l’économie du don. D’un côté, la loi est don, en tant que liée à l’histoire d’une libération, comme il est rappelé dans Exode 20,2 : « C’est moi Yahwé, ton Dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. » La justification, de l’autre côté, est aussi un don, en tant que pardon gratuit. À l’autre extrémité de l’éventail des significations qui articulent l’économie du don, nous trouvons le symbolisme, symétrique de celui de la création, et non moins complexe que lui, des fins dernières, où Dieu apparaît comme la source de possibilités inconnues. Ainsi le Dieu de l’espérance et celui de la création sont-ils le même aux deux extrémités de l’économie du don. En même temps, le rapport à la loi et le rapport au salut reçoivent le signe de leur appartenance respective à cette économie d’être placés « entre » création et eschatologie.
C’est de sa référence à cette même économie du don que le commandement « nouveau » tire la signification que nous avons dite supra-éthique. Pourquoi supra-éthique ? Éthique, en raison de la forme impérative, parente de celle que nous avons considérée dans la première partie, dans le commandement : Aime-moi ! Mais le commandement se fait ici plus déterminé, dans la mesure où il rencontre une structure de la praxis, la distinction entre amis et ennemis, dont le commandement nouveau prononce la nullité. Éthique, donc, – et pourtant supra-éthique est le commandement nouveau, en ce qu’il constitue en quelque sorte la projection éthique la plus approchée de ce qui transcende l’éthique, à savoir l’économie du don. Une approximation éthique de l’économie du don est ainsi proposée qui pourrait se résumer dans l’expression : puisqu’il t’a été donné, donne à ton tour. Selon cette formule – et par la force du « puisque » –, le don s’avère être source d’obligation.
Mais cette approximation ne va pas sans paradoxe : en entrant dans le champ pratique, l’économie du don développe une logique de surabondance qui, dans un premier temps au moins, s’oppose polairement à la logique d’équivalence qui gouverne l’éthique quotidienne13.
Considérant maintenant l’autre pôle de l’opposition, il apparaît que c’est de la logique d’équivalence, à laquelle nous venons d’opposer la logique de surabondance du commandement « nouveau », que relève la Règle d’Or, cette règle que le Sermon sur la Montagne et, plus encore, le Sermon dans la Plaine juxtaposent dans une grande proximité contextuelle au commandement d’aimer ses ennemis. Que la Règle d’Or relève d’une logique d’équivalence, cela est marqué par la réciprocité, ou la réversibilité, que cette règle instaure entre ce que l’un fait, et ce qui est fait à l’autre, entre agir et subir, et par implication entre l’agent et le patient, lesquels, bien qu’irremplaçables, sont proclamés substituables. La conciliation entre la logique d’équivalence, illustrée par la Règle d’Or, et la logique de surabondance, incarnée par le commandement nouveau, est rendue presque impossible si, à la suite de certains exégètes comme Albrecht Dihle dans Die Goldene Regel, on rapproche la Règle d’Or de la loi du talion (Jus talionis), qui est l’expression la plus rudimentaire de la logique d’équivalence et de son corollaire, la règle de réciprocité. Cette incompatibilité entre deux logiques paraît sanctionnée par la déclaration de Jésus qui, en Luc 6,32-34, fait curieusement suite à la reprise de la Règle d’Or : « Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs en font autant. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs pour recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. » La Règle d’Or n’est-elle pas désavouée par ces paroles dures ?
Cette apparente condamnation de la Règle d’Or ne peut manquer de nous troubler, dans la mesure où la règle de justice peut être tenue pour une reformulation en termes formels de la Règle d’Or14. Cette formalisation est visible dans la justice considérée comme pratique sociale, comme en témoigne le précepte : audi alteram partem, ou encore la règle : traitez de façon semblable les cas semblables. La formalisation est complète dans les principes de justice évoqués plus haut à la suite de John Rawls. Cette formalisation n’empêche pas de reconnaître l’esprit de la Règle d’Or sous la forme quasi algébrique du deuxième principe de justice de Rawls : maximiser la part minimale. Cette formule équivaut en effet à égaliser les parts autant que le permettent les inégalités qu’impose l’efficacité économique et sociale. Il est donc légitime d’étendre à la pratique sociale de la justice et aux principes de justice eux-mêmes le soupçon qui vient de frapper la Règle d’Or au nom de la logique de surabondance sous-jacente au commandement supra-éthique d’aimer ses ennemis. La règle de justice, expression par excellence de la logique d’équivalence et de réciprocité, paraît suivre le destin de la Règle d’Or placée sous le jugement du commandement nouveau.
Mais faut-il en rester à ce constat d’incompatibilité ? Revenons à notre paradigme, le Sermon sur la Montagne (ou dans la Plaine). Si la différence entre les deux logiques était celle que l’on vient de dire, comment expliquer la présence dans le même contexte du commandement d’aimer les ennemis et de la Règle d’Or ? Une autre interprétation est possible, selon laquelle le commandement d’amour n’abolit pas la Règle d’Or, mais la réinterprète dans le sens de la générosité, et ainsi en fait un canal non seulement possible mais nécessaire d’un commandement qui, en raison de son statut supra-éthique, n’accède à la sphère éthique qu’au prix de comportements paradoxaux et extrêmes : ceux-là mêmes qui sont recommandés dans le sillage du commandement nouveau : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. À qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre ; à qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. Donne à quiconque te demande, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas » (Luc 6,27-30). Ce sont ces engagements singuliers extrêmes qu’ont assumés saint François, Gandhi, Martin Luther King. Et pourtant, quelle loi pénale et en général quelle règle de justice pourraient-elles être tirées d’une maxime d’action qui érigerait la non-équivalence en règle générale ? Quelle distribution de tâches, de rôles, d’avantages et de charges, pourrait-elle être instituée, dans l’esprit de la justice distributive, si la maxime de prêter sans rien attendre en retour était érigée en règle universelle ? Si le supra-moral ne doit pas virer au non-moral, voire à l’immoral – par exemple à la couardise –, il lui faut passer par le principe de la moralité, résumé dans la Règle d’Or et formalisé par la règle de justice.
Mais la réciproque n’est pas moins vraie : dans ce rapport de tension vivante entre la logique de surabondance et la logique d’équivalence, cette dernière reçoit de sa confrontation avec la première la capacité de s’élever au-dessus de ses interprétations perverses. Sans le correctif du commandement d’amour, en effet, la Règle d’Or serait sans cesse tirée dans le sens d’une maxime utilitaire dont la formule serait do ut des, je donne pour que tu donnes. La règle : donne parce qu’il t’a été donné, corrige le afin que de la maxime utilitaire et sauve la Règle d’Or d’une interprétation perverse toujours possible. C’est en ce sens qu’on peut interpréter la présence des dures paroles de Luc 6,32-34, juste après la réaffirmation de la Règle d’Or en 6,31 et juste avant la réaffirmation du commandement nouveau en 6,35 ; dans ces versets intermédiaires, la pointe critique de la logique de surabondance est dirigée, moins contre la logique d’équivalence de la Règle d’Or, que sur son interprétation perverse. La même règle paraît susceptible de deux lectures, de deux interprétations, l’une intéressée, l’autre désintéressée. Seul le commandement peut trancher en faveur de la seconde contre la première.
Cela dit, ne peut-on pas étendre à la règle de justice la même procédure de mise à l’épreuve et de réinterprétation critique ? On se souvient que nous avons évoqué une première fois dans notre deuxième partie l’ambiguïté dissimulée de la règle de justice. Nous avons vu la règle de justice osciller entre l’intérêt désintéressé de partenaires soucieux d’augmenter leur avantage aussi loin que la règle acceptée de partage le permet, et un sentiment véritable de coopération allant jusqu’à l’aveu d’être mutuellement débiteurs. De la même façon que la Règle d’Or, livrée à elle-même, s’abaisse au rang de maxime utilitaire, de la même manière la règle de justice, livrée à elle-même, tend à subordonner la coopération à la compétition, ou plutôt à attendre du seul équilibre des intérêts rivaux le simulacre de la coopération.
Si telle est la pente spontanée de notre sens de la justice, ne faut-il pas avouer que si celui-ci n’était pas touché et secrètement gardé par la poétique de l’amour, jusque dans sa formulation la plus abstraite, il redeviendrait une variété subtilement sublimée d’utilitarisme. Même le calcul rawlsien du maximin ne risque-t-il pas en dernier ressort d’apparaître comme la forme dissimulée d’un calcul utilitaire15 ? Ce qui sauve le deuxième principe de justice de Rawls de cette rechute à l’utilitarisme subtil, c’est finalement sa parenté secrète avec le commandement d’amour, en tant que celui-ci est dirigé contre le processus de victimisation que sanctionne précisément l’utilitarisme en ne proposant pour idéal que la maximisation de l’avantage moyen du plus grand nombre au prix du sacrifice d’un petit nombre à qui cette implication sinistre de l’utilitarisme doit rester dissimulée. Cette parenté entre le second principe de justice et le commandement d’amour est finalement une des présuppositions non dites du fameux équilibre réfléchi, dont la théorie rawlsienne de la justice s’autorise en dernier ressort, entre la théorie abstraite et nos « convictions les mieux pesées » (our well-considered convictions : Théorie de la justice, § 4).
La tension que nous venons de discerner, au lieu de l’antinomie initiale, n’équivaut pas à la suppression du contraste entre les deux logiques. Elle fait néanmoins de la justice le medium nécessaire de l’amour ; précisément parce que l’amour est supra-moral, il n’entre dans la sphère pratique et éthique que sous l’égide de la justice. Comme il a été dit quelquefois des paraboles qui réorientent en désorientant, cet effet n’est obtenu au plan éthique que par la conjugaison du commandement nouveau et de la Règle d’Or et, de façon plus générale, par l’action synergique de l’amour et de la justice. Désorienter sans réorienter c’est, en termes kierkegaardiens, suspendre l’éthique. En un sens, le commandement d’amour, en tant que supra-moral, est une manière de suspension de l’éthique. Celle-ci n’est réorientée qu’au prix de la reprise et de la rectification de la règle de justice, à l’encontre de sa pente utilitaire.
Permettez-moi de dire en conclusion que les formules que l’on lit chez les philosophes analytiques, soucieux comme Outka, de dégager le « contenu normatif » de l’amour, décrivent des figures de l’amour qui ont déjà été médiatisées par la justice, dans une culture marquée par les héritages juif, grec et chrétien. On retrouverait ainsi les trois définitions retenues par Outka : « equal regard », « self-sacrifice », « mutuality ».
C’est la tâche de la philosophie et de la théologie de discerner, sous l’équilibre réfléchi qui s’exprime dans ces formules de compromis, la secrète discordance entre la logique de surabondance et la logique d’équivalence. C’est aussi sa tâche de dire que c’est seulement dans le jugement moral en situation que cet équilibre instable peut être instauré et protégé. Alors nous pouvons affirmer de bonne foi et avec bonne conscience que l’entreprise d’exprimer cet équilibre dans la vie quotidienne, au plan individuel, juridique, social et politique, est parfaitement praticable. Je dirai même que l’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes – code pénal et code de justice sociale – constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable.
Je laisse provisoirement de côté les trois traits fondamentaux que Outka tient pour les plus systématiquement récurrents. Loin de les négliger, je les retrouverai dans la partie de mon étude consacrée aux médiations pratiques entre amour et justice liées à l’exercice du jugement moral en situation. Je me borne à les citer sans commentaire pour donner une idée du terme ultime de mon investigation. « Un égard égal (equal regard), c’est-à-dire un égard pour le prochain qui est fondamentalement indépendant et inaltérable », – « le sacrifice de soi, c’est-à-dire le trait en vertu duquel l’agapê ne fait pas de concession à l’intérêt propre », – enfin « la mutualité, caractéristique des actions qui établissent ou exaltent un échange de quelque sorte entre des parties développant ainsi un sens de communauté et peut-être d’amitié ». On ne peut reprocher à Outka de ne pas avoir aperçu les incohérences conceptuelles que cette sorte de typologie met à découvert. Chaque trait est construit aux dépens de variations, de désaccords et de confusions que l’auteur ne cesse de déplorer tout au long de son œuvre ; bien plus, le troisième trait, qui lui paraît le plus décisif, est fortement discordant avec le second. Ces déceptions rencontrées sur la voie d’une analyse éthique vouée au « contenu normatif de base » sont, à mon avis, l’indice que cette méthode directe est inappropriée et qu’il faut partir plutôt de ce qui, dans le topos de l’amour, résiste à ce traitement de l’amour comme « modèle normatif ultime, critère ou principe de valeur et d’obligation », selon les expressions citées plus haut.
Pensées, Éd. Brunschvicg, section 12.
À titre d’exemple, il faudrait faire une analyse détaillée des stratégies rhétoriques tour à tour mises en œuvre dans 1 Corinthiens 13. Ainsi, la première strophe exalte la hauteur de l’amour par une sorte d’hyperbole négative, prononçant l’anéantissement de tout ce qui n’est pas l’amour : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit, etc. » ; et à cinq ou six reprises revient la formule : « quand j’aurais… si je n’ai pas l’amour… je ne suis rien ». La deuxième strophe développe la vision de la hauteur sur le mode indicatif, comme si tout était déjà consommé : « La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se rengorge pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. » On aura noté le jeu d’alternance entre l’assertion et le déni et le jeu de synonyme qui rend parentes des vertus distinctes, à l’encontre donc de notre souci légitime d’isoler des significations. Enfin, dans la troisième strophe, l’emporte un mouvement de transcendance au-delà de toute limite : « La charité ne passe jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La science ? elle disparaîtra… », et le dernier passage à la limite : « Bref, la foi, l’espérance et la charité demeurent toutes les trois, mais la plus grande d’entre elles c’est la charité. »
Kant écarte la difficulté en distinguant l’amour « pratique », qui n’est rien d’autre que le respect des personnes comme fins en elles-mêmes, de l’amour « pathologique », qui n’a pas de place dans la sphère de la moralité. Freud s’indigne plus franchement : si le soi-disant amour spirituel n’est qu’un amour érotique sublimé, le commandement d’aimer ne peut être qu’une expression de la tyrannie du surmoi sur la sphère des affects.
Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, Paris, Éditions du Seuil, 1982, nouv. éd. 2007 (trad. fr. par A. Derczanski et J.-L. Schlegel).
À qui s’étonnerait de voir la référence au prochain rapportée à la troisième catégorie, celle de Rédemption, on peut répondre que les trois catégories sont contemporaines les unes des autres et que la troisième développe la deuxième : la dimension historique se déploie alors au-delà du colloque solitaire. Désormais il y a des lois et pas seulement le commandement : Aime-moi !, en même temps qu’il y a des tiers. Autrement dit, le deuxième grand commandement procède du premier, dans la mesure où le futur toujours imminent d’une histoire de Rédemption, avec toutes ses implications historiques et communautaires, procède de l’Aujourd’hui du commandement d’amour. Alors il n’y a plus seulement un amant et un aimé, mais un soi et un autre que soi : un prochain.
Il y a là un vaste champ sémantique dont l’ouverture et la flexibilité appellent la subtilité d’un second Austin ! (allusion à John L. Austin et Gilles Lane, Quand dire c’est faire, coll. « Points Essais », Seuil, 1991 – N.d.E.)
Il est important d’observer que cette œuvre était destinée à être la première d’une série de volumes consacrés à « die Sinngesetze des emotionalen Lebens » : honte, honneur, crainte, révérence,etc., dont n’a été publiée qu’une courte étude sur la honte et sur le sentiment de honte. Sous l’influence du concept husserlien d’intentionnalité, Max Scheler se proposait de donner à la « logique du cœur » de Hermann Lotze le soutien d’une phénoménologie du contenu « objectif » des actes et fonctions « émotionnels supérieurs », en tant que distincts des sensations émotionnelles ordinaires. Je rappelle trois thèmes qui joueront un certain rôle dans la seconde partie :
(6.1) L’amour n’est pas réductible à la sympathie même si la sympathie (Mitgefühl) ne se réduit pas elle-même à la fusion émotionnelle, à la perte de la distance intersubjective. La sympathie est réactive, au sens donné à ce terme par Nietzsche, tandis que l’amour est un acte spontané. Il n’aveugle pas, il rend voyant. Son regard pénètre à travers les écailles extérieures qui cachent le soi réel.
(6.2) L’amour a une dimension évaluative : concernant cette implication de la « valeur » dans la phénoménologie de l’amour – implication développée dans Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik. Écrit à la même époque (1913-1915), l’essai sur la sympathie et l’amour doit être rattaché à la théorie des valeurs, conçue en un sens quasi platonicien comme une hiérarchie d’entités : valeurs de plaisir, valeurs vitales, valeurs spirituelles ou culturelles, valeurs sacrées, valeurs de sainteté. En liant ainsi l’amour aux valeurs et aux porteurs de valeurs, Scheler peut réserver à l’amour un champ d’application plus vaste que le moi ou autrui, tandis que la sympathie est nécessairement liée à un contexte social.
(6.3) Le point essentiel est le suivant : L’amour est un acte positif en ce sens qu’il est « un mouvement passant d’une valeur inférieure à une valeur supérieure, par quoi la valeur supérieure de l’objet ou de la personne éclate soudain au-dessus de nous ; tandis que la haine se meut dans la direction opposée ». Ou encore : « L’amour est ce mouvement intentionnel grâce auquel, partant de la valeur donnée d’un objet, sa valeur plus haute est visualisée. » C’est de cette façon que l’amour n’est pas simplement une réaction à une valeur déjà éprouvée, mais une exaltation, un rehaussement de la valeur. Il crée, tandis que la haine détruit. L’amour augmente la valeur de ce qu’il saisit. L’amour aide son objet à devenir plus haut qu’il n’est en termes de valeur. Il « procure l’émergence continuelle de valeurs toujours plus élevées dans l’objet – exactement comme s’il rayonnait de l’objet de son propre accord sans aucune sorte de contrainte (même de souhait) de la part de l’amant ». L’expression adéquate est : « exaltation de valeurs ». Celle-ci n’exclut pas que l’amour s’adresse aux choses telles qu’elles sont. Car les choses ont à devenir ce qu’elles sont. L’amour accompagne ce devenir. Terminons par cette citation : « L’amour est ce mouvement où tout objet individuel concret qui possède de la valeur atteint la valeur la plus haute compatible avec sa nature et sa vocation idéale, où en elle il atteint l’état idéal de valeur intrinsèque à sa nature. » Corollaire important : « L’amour s’applique en général à l’éventail entier des objets dans le domaine de la valeur. » Ce corollaire nous rapproche de notre problème du lien analogique entre affects distincts.
Il doit être noté que l’opposition êros/agapê n’a aucune base exégétique. Si le mot êros est systématiquement évité dans la Septante, c’est pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’opposition entre ce que nous appelons amour érotique et amour spirituel ; inversement, le mot agapê est régulièrement employé pour désigner toutes les sortes d’amour. C’est lui qui s’impose dans le Cantique des Cantiques. Même si le rédacteur du Cantique des Cantiques n’a pas eu d’autre intention que d’écrire un poème à la gloire de l’amour sexuel, il suffit que ce texte ait été interprété par des générations de lecteurs, en particulier par les grands mystiques, comme une allégorie de l’amour spirituel. Cette lecture a fait du Cantique des Cantiques le paradigme de la métaphorisation de l’amour érotique. C’est ici le lieu de rappeler que la signification d’un texte est solidaire de l’histoire entière de sa réception. [Paul Ricœur fait allusion au célèbre ouvrage d’Anders Nygren, Êros et Agapê, Paris, Aubier-Montaigne, 1962. N.d.E.]
Dans le cas de la loi criminelle et du prononcé d’un jugement de condamnation que l’accusé n’accepte pas, la punition reste néanmoins une forme de langage communiqué ; comme un auteur le dit : « la punition traduit la mésestime de la société dans le système de valeur de l’individu récalcitrant » (J. R. Lucas, On Justice, Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 234).
Paris, Éditions du Seuil, 1990, et « Points Essais », 1997.
Je laisse entièrement de côté le cadre de l’argument de Rawls, à savoir sa version de la tradition contractualiste, sa fable du voile d’ignorance dans une société originelle définie comme fair parce que tous les contractants y sont rigoureusement égaux. L’essentiel, pour la suite de la discussion, est l’extension du prédicat fair de la situation originelle effectivement égalitaire à la distribution jugée la moins inégale au terme du calcul savant construit par Rawls et connu sous le nom d’argument du maximin : maximiser la part minimale.
Cette logique de surabondance trouve dans le Nouveau Testament une grande variété d’expressions. Elle régit la tournure extravagante de maintes paraboles de Jésus, comme il est clair dans les paraboles dites de croissance : une semence qui produit trente, soixante, cent grains ; une graine de moutarde qui devient un arbre où les oiseaux peuvent nicher, etc. Dans un contexte différent, Paul interprète toute l’histoire du salut selon la même loi de surabondance : « Si, en effet, par la faute d’un seul, la mort a régné du fait de ce seul homme, combien plus ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don de la justice règneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ » (Romains 5,17). L’extravagance dans les paraboles, l’hyperbole dans les paroles de renversement de sort, la logique de surabondance en éthique, autant d’expressions diverses et variées de la logique de surabondance.
À vrai dire, un certain formalisme apparaît dans la Règle d’Or : il n’est pas dit ce que l’on aimerait ou ce que l’on haïrait qu’il vous soit fait ; toutefois ce formalisme est imparfait dans la mesure même où il est encore fait appel à des sentiments, amour et haine, que Kant rangera du côté du désir « pathologique ».
Ce calcul serait le suivant : et si, une fois levé le voile d’ignorance, la plus mauvaise part m’était échue, ne vaut-il pas mieux choisir sous le voile d’ignorance la règle de partage qui, sans doute, me priverait des gains plus élevés que je pourrais attendre d’un partage moins équitable, mais qui me mettrait à l’abri de désavantages plus grands dans une autre forme de partage ?